Jokowi, le terroriste et le baiser qui choque l’Indonésie
Il y a des images qui collent à la rétine comme une mauvaise plaisanterie. Celle de Joko Widodo (Jokowi), ancien président de l’Indonésie, inclinant sa tête et portant à ses lèvres la main d’Abu Bakar Baasyir, n’est pas près de disparaître. Après des mois d’absence, Jokowi a choisi de réapparaître en public par une scène digne d’un théâtre absurde : un ex-chef d’État rendant hommage à l’idéologue d’un mouvement terroriste responsable de l’un des plus grands carnages de l’Indonésie moderne : les attentats de Bali en 2002.
La scène : Solo, midi trente, un vieil homme à la canne
Tout se passe devant la maison de Jokowi à Solo, ville où il a construit sa carrière politique. À 12h33 précises, Abu Bakar Baasyir, 86 ans, canne à la main, arrive pour une visite. Pour mémoire : Baasyir est l’ancien leader spirituel de Jemaah Islamiyah, organisation terroriste affiliée à Al-Qaïda, responsable des explosions qui ont tué plus de 200 personnes à Bali. Un nom qui, dans n’importe quel autre pays, renvoie à la terreur et à la honte.
Mais à Solo, l’accueil est tout autre. Jokowi sort de sa demeure, vêtu d’une sobre chemise batik, et s’incline devant le vieillard. Mieux encore : il lui baise la main, ce geste de respect réservé aux maîtres religieux. En une seconde, l’image est gravée.
Le prétexte : « un simple conseil religieux »
Officiellement, Baasyir est venu pour une raison noble : donner un « nasihat », un conseil. Le contenu ? Rien moins que la réaffirmation de son obsession : « appliquer correctement la loi islamique ». Baasyir, ex-détenu condamné pour terrorisme, n’a visiblement rien perdu de sa flamme. Il se permet même de dire qu’il espère voir Jokowi devenir « un défenseur fort de l’islam ».
Jokowi, lui, tente de minimiser l’affaire : il explique aux journalistes qu’il a été « très surpris » par cette visite impromptue, et que le message s’est résumé à « se consacrer à l’islam ». Traduction : rien de grave, circulez. Mais la photo est déjà partout.
Le symbole : un baiser empoisonné
Dans un pays où la mémoire des attentats de Bali reste vive, voir l’ancien président s’incliner devant l’idéologue de ces massacres a tout d’une gifle. C’est comme si George W. Bush avait embrassé la main d’Oussama ben Laden en guise de politesse diplomatique. Le contraste est si violent qu’il frise le grotesque.
Certains y verront un geste de pure courtoisie javanaise, d’autres une dangereuse normalisation. Car Baasyir, malgré son âge, n’est pas n’importe quel « kyai » : il reste un symbole vivant du radicalisme islamiste en Indonésie. Le simple fait qu’il puisse encore se présenter en conseiller moral d’un ex-chef d’État en dit long sur l’ambiguïté de la relation entre religion, politique et mémoire nationale.
Les victimes oubliées
Ce que l’image ne montre pas, ce sont les familles des 202 victimes des attentats de Bali. Pour elles, ce baiser n’est pas une marque de respect, mais une insulte. Comment expliquer qu’un président qui avait incarné la lutte contre l’extrémisme religieux se retrouve aujourd’hui à s’incliner devant son ancien propagandiste ?
La République, censée protéger la mémoire et la dignité des victimes, se retrouve piégée dans une scène de réconciliation improvisée, où le cynisme l’emporte sur la décence.
Une réapparition calculée ou un accident politique ?
Difficile de savoir si Jokowi a sciemment ouvert sa porte ou s’il s’est laissé piéger par la visite d’un vieillard encombrant. Mais le résultat est le même : une réapparition médiatique transformée en scandale national. Jokowi, qui aurait pu se contenter d’une vie discrète post-présidentielle, a choisi, volontairement ou non, de se replacer au cœur du débat.
En baisant la main de Baasyir, il a donné à ce dernier une victoire symbolique inespérée : l’image d’un ancien président venant chercher sa bénédiction.
La République et ses fantômes
Cette rencontre n’est pas un simple épisode folklorique. Elle révèle l’incapacité de l’Indonésie à trancher clairement avec son passé terroriste. Baasyir, loin d’être relégué aux marges de l’histoire, reste une figure qu’on visite, qu’on écoute, qu’on respecte. Et Jokowi, en choisissant la courtoisie au lieu de la rupture, s’est retrouvé complice d’une scène qui restera comme un moment de confusion nationale.
Un baiser, un geste, vingt minutes de conversation : voilà ce qu’il a fallu pour que l’Indonésie se souvienne que ses fantômes du terrorisme rôdent encore, et que même ses anciens présidents peuvent s’y brûler les lèvres.
Sources :
https://www.detik.com/bali/berita/d-8135776/dikunjungi-abu-bakar-baasyir-jokowi-cium-tangan-dapat-nasihat
https://www.detik.com/jabar/berita/d-8136938/isi-20-menit-pertemuan-jokowi-dan-abu-bakar-baasyir