Jean Sénac, Un cri que le soleil dévore, 1942-1973, Carnets, notes et réflexions, édition préfacée et établie par Guy Dugas, Editions Elkalima-Seuil, 824 p, 2023.
Jean Sénac, peu connu aujourd’hui en France et peut-être en Algérie également, est présenté comme un « inlassable médiateur culturel », un diariste qui notait la date sur tout document ou simple papier.
A l ‘occasion du cinquantenaire de sa disparition, le 30 août 1973, ,la vie de Jean Sénac aux multiples engagements s’arrête brutalement, sa vie et son parcours font l‘objet d’une co-édition, fruit du travail de recherche de Guy Dugas auprès de la Bibliothèque Nationale d‘Alger ( BNA) et la Bibliothèque de l‘Alcazar de Marseille.( BAM).
Au plan méthodologique, Guy Dugas s’est imposé le souci d‘exhaustivité , sans censure en respectant au pied de la lettre tout ce qui est ratures, barrements, ponctuation, orthographe et soulignements venant de l ‘auteur lui-même, dessins et photos. Il est aisé de penser que Jean Sénac envisageait sa postérité en laissant tous ces documents.
Un tel ouvrage est bien difficile à résumer, c’est une somme sur 30 ans de vie quasi journalière d’un homme qui n‘a cessé de vouloir exister par sa plume, ses engagements, ses déchirements, ses amours et ses rêves.
Guy Dugas et tous ceux et toutes celles qui ont contribué à cette prouesse qui devrait désormais figurer dans toutes les bibliothèques soucieuses d‘avoir dans leur fonds une photographie vivante de l‘Algérie coloniale et post coloniale, ses doutes, ses déchirements, ses dirigeants et ses enjeux, ses poètes aussi.
Qui est Jean Sénac est -on tenté de demander ?
(c) portrait fonds Jean Sénac BAM
C’est le fil biographique développé dans ce livre que nous suivons.
PASSAGE DE L’INCONNU de Jean Sénac.
Fuyez ! Ne laissez rien !
Pas une trace obscure
sur le roc ! La mer est passée.
Que la lumière joue,
la mémoire ne dure
que l'instant d'un baiser.
Ton visage… Était-il
mitoyen de l'aurore
ou crispé dans sa nuit ?
Cheveux fous ! De mon cœur
il ne reste qu'un cri
que le soleil dévore.
Né en 1926, à Béni-Saf non loin d’Oran en Algérie, il est né d’une mère espagnole et de père inconnu.Il écrit de la poésie, influencé par Nerval notamment, son premier poème à 14 ans Ode à Pétain ( comme une erreur de jeunesse ?) puis son premier recueil voit le jour en 1942, à la manière de celui de Kateb Yacine (1929-1989) qui voit le sien Soliloques en 1946 par un éditeur français Carvalan, basé à Bône ( Annaba).
Jean Sénac, devient poète à temps plein, s‘y consacre totalement avec Fédérico Llorca, René Char et Albert Camus comme champs d’influence et d’inspiration.
Albert Camus (1913-1960) et René Char (1907-1988), furent des rencontres essentielles dans la vie du jeune Sénac. Camus le prend bien vite sous son aile et l’accompagne dans le chemin de la création poétique et de l‘édition.Il édite en 1954, chez Gallimard au sein d’une collection qu‘il dirige son recueil « Poèmes », préfacé par René Char.
Pendant la guerre d’Algérie, Sénac devient la voix du peuple algérien, il n ‘est pas le seul.En France, Kateb Yacine se bat lui aussi pour les immigrés et pour l’Algérie en guerre. A l‘Indépendance du pays en 1962, il est secrétaire de l‘Union des écrivains algériens.Il édite plusieurs recueils qui le hissent parmi les poètes les plus connus et appréciés.Il fait des émissions de radio, crée des revues littéraires et artistiques, fonde une galerie d’art, lit et dit de la poésie en public.Il se lit d‘amitié avec Mohamed Dib et Kateb Yacine pour ne citer que ces deux écrivains algériens.
Il est partagé, déchiré entre deux terres, deux rives de la Méditerranée, l‘Espagne ou l‘Algérie, comment faire ? Oû suis je le mieux, à quel endroit rien ne pourrait me manquer ?
Jean Sénac entre dans la légende des poètes maudits : lui qui signait parfois Yahia el Ouahrani, est assassiné chez lui, le délit n’a pas été élucidé à ce jour.Pourquoi a -t-il été assassiné ?
Parce qu‘il est algérien, chrétien, libre, poète, pied-noir, ,homosexuel, politisé, homme de gauche, adhérent du FLN ? Comment savoir, peut-être à cause ou grâce à cela ?
Cela fait beaucoup pour un seul homme, pour celui qui ne vivait pas comme tout le monde, mettant la poésie et la révolution sur un même plan, sont une même et unique chose, comme le répétait et le vivait également Kateb Yacine aussi tout au long de sa vie.
Déçu par l ‘évolution du FLN, « il espérait jouer un rôle social dans l‘Algérie de Ben Bella » qui a été de très courte durée suite au coup d‘état du Général Boumediene, le poète se retire, change de braquet, reste toutefois admirateur d’Artaud et de Genêt.
Précédemment, il s’était libéré de Camus pour cause de divergence politique sur la question de la guerre d’indépendance de l’Algérie : « La rupture avec lui est consommée en 1956, « le fils s’est dépris du père » Jamel Eddine Bencheikh.
Ce dernier, devenu son ami, l’invite à la Sorbonne à Paris auprès de ses étudiants en 1971. Il intitulera le livre qu’il lui dédie « Une île contre la mort » signifiant sans doute que la poésie est une arme contre tout, un véritable rempart.
J.E.Bencheikh écriera un autre texte-poème « L’homme-Poème » en 1983. (Jean Sénac, Clandestin des deux rives. Séguier, « Les Colonnes d’Hercule »).
Jean Sénac nommera par un mot-valise ses nouveaux textes : les «Corpoèmes » désormais dédiés au corps dans ce qu’ il a de plus viril, description du désir le plus cru dans l‘acte sexuel.De ce fait, les textes sont assez difficiles à lire, sulfureux, proposés sans aucun voile possible.Rabah Belamri évoque de manière plus nuancée un Jean Sénac à l‘espoir incendiaire ».
Notons qu’à la fin de sa vie, Jean Sénac en 1972 s ‘était donné ou avait pris une apparence particulière: hirsute, barbe longue noire, front dégarni, regard intense comme mystique, posture immobile…un air à la Tolstoï qui dénotait un changement de vie radical, en rébellion. On peut y voir le signe que Jean Sénac a fini par vivre comme il le souhaitant, libéré des oripeaux qu’impose toute société, en un mot et comme pour tout un chacun, « il lui a fallut du temps pour oser être soi ».