« Un jour, j'ai découvert que le Théâtre était la face cachée de l'Histoire. J'ai vu alors sur une scène étroite habitée par des mots et des corps, les siècles ... ».
Ainsi commence l‘émerveillement personnel du comédien, metteur en scène et désormais auteur dramatique confirmé Roger Assaf avec ce recueil de deux pièces dramatiques d’intensité fortement politique.
Le premier texte, « La porte de Fatima » est un texte puissant très puissant, qui s‘appuie sur une histoire vraie que l ‘auteur rappelle brièvement en avant-propos.Il est question d’un ancien passage entre le Liban et Israël.Une femme, la libanaise Fatima Mahbouba, blessée au cours des combats de 1971, a été transportée à l ‘hôpital israélien de Ramat Gan. Ce passage, fermé depuis le retrait israélien du Liban en mai 2000, a pris le prénom de cette femme.
La pièce est conçue pour un comédien et deux comédiennes qui se partagent pas moins de seize personnages et conteurs dont la mère libanaise, la mère israélienne, le présentateur, la jeune fille, Zeinab et Fatima sa mère, Google une tortue, le photographe, le professeur, la putain, il ne manquerait qu’un religieux pour faire écho à Jean Genet...
(c) X pour la Maison d’Europe et d’Orient
Huit parties aux titres significatifs la compose : Sésame ouvre-toi, La pluie d ‘été, La porte de l ‘extase, Le rire de l ‘hyène...des passages sont transcrits en lettres majuscules et en gras donnant une tonalité hurlante, rappelle les gros titres de la presse.
La langue utilisée varie selon les moments entre l‘arabe sur-titré en français ou directement traduit par les comédiens et l ‘anglais.
La pièce se déroule entre histoire d’amour contrarié, anecdotes, documents photos et vidéos, chants de lamentation, paix au moyen- orient, symbolisme, lutte contre l‘oppresseur, assassinats, incendies, mort et des morts partout, , résistance et la poésie de Mahmoud Darwich... soit des éléments qui caractérisent cette guerre qui ne veut pas finir dans cette région du monde et qui détruit tout sur son passage. D’ici, depuis notre confort européen comme l’a précisé Jean-Claude Fall dans la préface, nous ne saisissons pas totalement ce qui se joue au jour le jour sur le terrain.La mort des uns et des autres du côté arabe par le feu ou par les balles n ‘a plus la même importance, la mort est tellement présente, les yeux ne peuvent plus pleurer, des couches successives de malheurs ont bétonné les vies !
Serait -ce la répétition de « la banalisation du mal » de la mort, de l‘anéantissement programmé...? Comment peut-on vivre avec cela sur la conscience ?
Roger Assaf pousse un cri de colère, exprime sa révolte, une rage blanche sur cette mort lente qui altère tout et tout le monde y compris la diaspora palestinienne, libanaise, arabe en tous cas.Le ton de la souffrance a changé, il est porté sur scène par des femmes et des hommes qui refusent de se laisser faire, ni de « changer de costume » parce que « cela ne suffit pas », la guerre est devenue une image comme le furent celle de l ‘Irak et de la Syrie.Des images, de simples images filmées et déversées au compte-goutte pour nous mettre en perfusion mentale par les CNN de la planète.
Dans la seconde pièce au titre ironique « Nous allons bien, et vous ? » lancé depuis le théâtre, Roger Assaf a réalisé un travail de recherche d‘historien en citant des références importantes.En effet, il évoque articles, journaux télévisés, décisions, et attaques permanentes menées par Israël visant à rendre exsangue le Liban Sud.
« Nous allons bien, et vous ? » prend des allures de tribune, revient comme un leitmotiv, plusieurs fois au cours du texte, entre deux narrations de l ‘horreur vécue au Liban pris en étau entre Israël et les Palestiniens.
Ce qui surprend est l ‘état d’esprit de Roger Assaf dans ses propos. Son constat est plus froid que la mort, plus dur que les mots qui ont perdu leur signification, plus juste que la parole de sages, c’est tout ce qui reste après avoir tout essayé.Un pays en souffrance mortifère depuis plus de 50 ans comment est-ce possible ? Comment est-ce supportable ? Et pourtant, cette guerre nous concerne tous, la France membre du G8 n ‘est pas en reste en termes de reproches et de critiques.qui participe à la dévastation du monde, terres, airs, mers.
Le Liban s’inscrit sur la longue liste des grandes cités décimées d’hier, Rome, Carthage, ainsi que celles d’aujourd’hui, l ‘auteur en appelle à une autre éthique basée sur la volonté humaine pour « construire l‘avenir sur le meilleur d’elle même ».
Il termine ce texte par une phrase sublime d’inspiration darwichinienne :
« Je ne désire du bonheur que le chemin qui y mène ».
Comme une manière de maintenir une place à l ‘importance de la vie.
Avec ces deux textes, Roger Assaf entre par la grande porte dans la cour des grands metteurs en scène internationaux qui ont présenté thèmes et esthétiques de théâtre de haut vol.Sa sensibilité et son regard dépassent les frontières pour atteindre la poétique de l ‘universalité développée par Edouard Glissant.
En quatrième de couverture, la photo de Roger Assaf de nos jours, a tout du buste grec au regard droit, figé, un parallèle peut apparaitre avec
le film qu‘aurait pu créer Bob Wilson, sa colère a sculpté son visage aux stigmates des batailles passées et présentes.
C’est un grand comédien qui a initié le théâtre à Beyrouth et alentour avec un petit groupe d’amis.Il s’est formé en France au Théâtre National de Strasbourg.S’en est suivie la création de différences compagnies théâtrales professionnelles à Beyrouth.Il a été en compagnonnage de longue date avec l’auteur dramatique Gabriel Boustany, Roger Assaf jouait les premiers rôles d’un bon nombre de pièces. Depuis 2005, il dirige la compagnie du Tournesol la si bien nommée avec laquelle il a créé de nombreuses pièces et surtout une prise de position plus efficace sans doute que celle des politiciens.En effet, le théâtre du Tournesol est devenu un lieu de secours et de soins apportés aux réfugiés lors de l’intensification de la guerre au Liban du 12 juillet au 14 août 2006, appelée La pluie d ‘été.
Le théâtre dans la Cité prend ici toute sa place et sa raison d'être au service des citoyens.
Geste ultime de survie et de lucidité, mais aussi geste d’une fin annoncée, lancé comme une bouteille à la mer, dix lettres ont été envoyées dans le monde par la troupe pour faire entendre une voix différente que celle des armes, des politiques et des médias internationaux qui comme chacun sait sont du gavage de cerveaux.En somme un autre récit, un autre récit national que nul n ‘a pu ou su écrire, récit humaniste, criant, celui du coeur et des tripes d’hommes et de femmes restés debout malgré tout et malgré la destruction morale, la plus redoutable.De nombreuses réponses venues de partout y compris d‘Israël apportent soutiens, aides, compassions et solidarités concrètes.
Prix et reconnaissances lui ont été adressés lors des festivals de Carthage, du Caire , le Lion d’or à la Biennale de Venise pour l‘ensemble de sa carrière et il a également reçu la médaille française de l‘ordre des Arts et Lettres en 2013.
La version française de « La porte de Fatima » a fait l ‘objet d’une écriture collective et interprétée par Hanane Hajj Ali, Yasmina Toubia et Roger Assaf, assistant à la mise en scène Issam Bou Khaled, création visuelle Sarmad Louis, création sonore Jawad Naufal et Caroline Tabet, lumières Tarek Mourad, assisté d’Alexandra Kahwagi et costumes Bechara Atallah.
Une première lecture a vu le jour lors de l’invitation de Dominique Dolmieu, directeur de la Maison d’Europe et d ‘Orient à Paris, sur l’initiative Lundi en Coulisses, de Ghislaine Drahy, en 2022, au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon.
Le Cercle des Mécènes de la Maison d’Europe et d’ Orient a rendu possible l ‘édition de cette publication.
Roger Assaf vit actuellement à Montpellier, prochaines occasions de le voir sur les scènes françaises et de découvrir ses nouveaux textes dramatiques.
Djalila Dechache