Emna Belhaj Yahia, En pays assoiffé, roman, Editions des femmes, 2021, 252p.
Sur 70 ans d’histoire de la Tunisie, Emna Belhaj Yahia revient sur la trajectoire des femmes, leur servitude et leur émancipation, à travers cinq générations. Comme dans toutes les familles du monde arabe, elles vivent entre elles, les hommes les ont reléguées dans un territoire, la maison, édicté par le patriarcat ancestral. Elles bénéficient d’une forme de liberté dans leurs faits et gestes et même au regard d’un appareil législatif qui leur est favorable, inauguré par le président Bourguiba au sortir du protectorat français. Mais cela c’était avant.
Ici, il s’agit d’une famille bourgeoise, quinze principaux personnages cités dont neuf femmes autour de Nojoum (étoiles) personnage central, partie elle aussi comme l‘auteure faire des études supérieures à Paris. Ce point de détail est important, il est à l‘image de l‘arborescence d’étoiles sur la scène de cette maison. Yasmine sa petite-fille la visite régulièrement, aime à écouter son histoire. C’est l‘image d’Epinal de la transmission de la société arabe renouant sans doute avec celle des 1001 nuits que tous les enfants ont connu.
L’auteure et la narratrice se confondent, utilisent la métaphore de la soif, qu‘elle soit celle d’un tissu comme ces synthétiques, symboles du monde dit moderne « Tergal, nylon, élasthanne, acrylique, polyester aux fibres pas besoin d’être trempés, qui ne boivent ni ne rétrécissent » quittant« coton, serge, flanelle, bastiste, lin ou cretonne », d’un corps assoiffé parce qu’atteint de diabète, ou encore du désir d’apprendre comparé en arabe à une soif inextinguible, jusqu’au « séculaire rendez-vous manqué avec le théâtre », remarque visionnaire et revendicatrice d’une femme en avance sur son temps.
En Tunisie qui se pensait peut-être à l‘abri de l‘extrême violence de l‘islamisme qui a frappé ici comme ailleurs, laissant Nojoum bien que déjà aveugle, amputée, diminuée pareille à son pays amoindri. L’auteure laisse le mystère planer jusqu‘à ce que l‘on comprenne qu‘il s’agit de l‘attentat du Musée du Bardo en 2015, qui sera hélas suivi par d’autres de même nature.
L’écriture de Emna Belhaj Yahia est à l’image du tissu sur le métier à tisser même si cela peut paraître facile à préciser. En effet, son écriture est très serrée, dense, détaillée comme pour ne laisser aucun interstice à l‘oubli.
« (…)Aujourd’hui, le grand désenchantement par rapport aux promesses de la révolution est là, et les innombrables difficultés de la Tunisie demeurent. Il n’est pas évident qu’une nouvelle ère s’ouvre qui va les surmonter. Le monde nous regarde et nous juge. Nous ignorons quand cesseront nos peines, quand et comment nous sortirons de l’ornière, mais nous sommes face à nous-mêmes et nous subissons un test : saurons-nous éviter la violence et l’exclusion, inventer un chemin de paix, trouver un vivre-ensemble où ceux qui gèrent les affaires soient choisis en fonction de l’honnêteté, de la compétence et non de l’allégeance à qui que ce soit ? ».(Extrait de la tribune d’Emna Belhaj Yahia Le Monde du 9 août 2021).