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Billet de blog 18 janvier 2011

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La ballade de Margarita et Matéo

(Première partie)Margarita, 23 ans, lumineuse, intelligente, passionnée, étudie la biologie dans la très chic et sélective Université des Andes à Bogota. Elle envisage de se spécialiser en paléo-botanique après avoir effectué un stage en Patagonie où elle a travaillé sur des fossiles de conifères. Elle vient de soutenir, avec succès sa thèse, et doit obtenir son diplôme en septembre prochain.

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(Première partie)

Margarita, 23 ans, lumineuse, intelligente, passionnée, étudie la biologie dans la très chic et sélective Université des Andes à Bogota. Elle envisage de se spécialiser en paléo-botanique après avoir effectué un stage en Patagonie où elle a travaillé sur des fossiles de conifères. Elle vient de soutenir, avec succès sa thèse, et doit obtenir son diplôme en septembre prochain. Elle a été élevée par sa maman, n'ayant rien su de son père avant l'âge de six ans. Celui-ci est quand même rentré dans sa vie et l'aide financièrement à poursuivre ses études. Matéo, 26 ans et des poussières, est issu d'une famille très aisée de Bogota, racines espagnoles et libanaises. Grand, beau gosse, sportif, musicien, routard aussi, il fuit sa classe sociale et le milieu très friqué dans lequel vit sa famille. Bobo, babos, écolo ? Il essaye de vivre simplement, près de la nature dès qu'il le peut, se déplace dans Bogota en bus ou à vélo, par conviction. Côté études, il s'était orienté vers l'ingénierie environnementale... pas excitant, pas le bon sentier, il a basculé vers la biologie et doit aussi « boucler » en septembre.

Les deux oiseaux devaient se croiser depuis lurette mais se sont vraiment rencontrés il y a six mois. Foudre, amour fou et eau fraîche au programme.

Matéo doit effectuer un stage d'étude de quatre mois pour terminer son cursus universitaire et son projet dans le département de Cordoba (N/O de la Colombie, près du Panama) a été accepté. Il doit étudier un lamantin qui vit dans les estuaires, sur le littoral Atlantique.Après les fêtes de fin d'année passées en famille à Santa Fe de Antioquia et à Bogota, les deux amoureux filent donc pour une semaine sur le golfe de Morrosquillo, où le futur stagiaire compte s'installer pour effectuer son travail de recherche. San Bernardo del Viento, à l'embouchure du fleuve Sinu, sable fin et mangrove, la Caraïbe de tous les prospectus publicitaires, de toutes les cartes postales, un paradis terrestre. Les tourtereaux ont trouvé un havre accueillant, gite et couvert à bon marché, soleil, plage, farniente... la vie est belle, non ? Ils filment les oiseaux, la flore, enregistrent aussi les sons de la nature. Comme Margarita doit repartir bientôt sur Bogota, ils doivent sans doute beaucoup s'aimer, essayer d'oublier l'éloignement à venir.Et d'ailleurs, d'ailleurs c'est demain que Margarita doit rentrer, Matéo insiste pour l'accompagner à l'aéroport... elle ne veut pas, ils se bouffent un peu le nez, aussi têtus l'un que l'autre. On verra demain... Retour de la plage. Heureux, un peu de mélancolie, du blues peut-être ? La certitude c'est que, le 10 janvier, sur leur chemin, ils ont croisé un groupe d'Urabeños, une des deux bandes armées qui régentent le secteur. Ils se trouvent « au mauvais endroit, au mauvais moment », selon l'expression consacrée pour expliquer l'inexplicable. Ont-ils vu quelque chose qu'il ne fallait pas voir ? Sont-ils pris pour des espions avec leurs appareils photos, cameras, ordinateurs ? Ils n'ont pourtant pas la gueule de l'emploi... mais va discuter avec un AK 47 ! Leurs corps criblés ont été retrouvés en soirée, au bord du chemin. Les pêcheurs ont bien entendu quelques détonations, mais personne ne sait rien, personne ne dit rien. Dominique (d'après les articles et vidéos ci-dessous). http://www.semana.com/noticias-nacion/victimas-inocentes/150195.aspxhttp://www.elespectador.com/impreso/temadeldia/articulo-244648-mateo-y-margarita-un-adios-inmortalhttp://www.youtube.com/watch?v=Il1pJUt9_MU La ballade de Margarita et Matéo. (Deuxième partie) En Colombie, la mort des deux étudiants a causé une émotion énorme, sans doute identique à celle provoquée en France par le massacre des deux jeunes ch'tis au Sahel. Mêmes visages souriants, même générosité, même enthousiasme, même jeunesse, même douleur.Les médias se sont emparés de l'affaire, le gouvernement a mis sur la table une somme rondelette (et tout à fait inhabituelle) pour obtenir des informations sur les assassins, le pays est soulevé de colère et d'indignation, et pourtant... Et pourtant, l'an passé, dans le seul département de Cordoba, il y a eu 575 personnes abattues (539 en 2009 et 512 en 2008) avec un taux d'élucidation des crimes sans doute proche de zéro et les deux bandes issues des rangs des paramilitaires « démobilisés » (les Urabenos et les Paisas) sont parfaitement connues et sans doute infiltrées ou télécommandées. Et pourtant, quelque jours avant, le Procureur Général de la République venait de divulguer les chiffres obtenus, dans le cadre de la loi Justice et Paix, par les confessions des paramilitaires des AUC (Autodefensas Unidas de Colombia) démobilisés. Pour l'heure, et pour une période comprise entre 1997 et 2006, on comptabilise 173 183 homicides et 34 467 disparitions (je vous fais grâce des chiffres fournis par ce rapport concernant les viols, les mineurs enrôlés de force, les communautés indigènes chassées de leurs terres). Et pourtant, un peu partout dans le pays, tous les jours, des jeunes ou des moins jeunes, innocents assurément, meurent sous les balles, perdues ou pas, sans que cela ne provoque le moindre début de réaction... Lorsqu'ils viennent de milieux sociaux sans doute « inférieurs », le chagrin, la douleur, la colère des parents de victimes sont-ils moins utilisables par les medias pour rendre compte de cette terrible réalité toujours escamotée ? Et pourtant, même les parents des deux jeunes étudiants ne s'y sont pas trompés :« Ce ne sont pas des martyrs, ce sont des victimes de ce pays malade. Pourvu que leur mort serve et qu'enfin cesse tant de violence » a déclaré le père de Matéo. Quant à sa maman, en évoquant la mort des deux jeunes et de « tant de colombiens anonymes dont ne parlent ni les journaux, ni la télévision », elle pose LA question : « Qui sont les plus responsables ? Ceux qui tirent ou ceux qui laissent tirer ? ». Pas facile, pour les médias colombiens de faire leur autocritique. Depuis des années, toutes les horreurs, toutes les barbaries sont attribuées aux mouvements de guérillas qui porteraient seuls l'entière responsabilité de ce conflit armé puisque la création des paramilitaires n'aurait été qu'une réponse à leurs exactions envers les populations... Tous les autres aspects de la violence ont été niés, occultés, sous-estimés par la plupart des médias, qu'il s'agisse des déplacements de populations, des assassinats ciblés contre les syndicalistes, les leaders sociaux, les leaders indigènes ou encore des « disparitions », elles aussi ciblées. Souvent lorsque ces victimes ne peuvent être dissimulées, on laisse planer le doute, la suspicion, sur leurs éventuelles complicités ou sympathies envers les forces subversives pour tenter de justifier l'horreur, mais dans le cas des deux étudiants, ce coup-là était absolument injouable...Le « pays interne » (celui des citadins de Bogota) viendrait donc de découvrir brutalement, d'un coup d'un seul, par ce double assassinat, que des paramilitaires « démobilisés » depuis des années continuent à faire régner la terreur sur d'immenses territoires ou l'état n'assure pas ses fonctions régaliennes. Il découvre aussi, horrifié sans doute, que la fameuse Sécurité Démocratique, dogme publicitaire du Président Uribe, n'était qu'un cache-misère derrière lequel se pratiquaient les pires atrocités, commises aussi bien par l'armée colombienne et par la police que par leurs supplétifs paramilitaires.Pourtant, selon la communication gouvernementale reprise à longueur de journées sur les ondes et dans les colonnes de la presse, les FARC seraient exsangues, les zones touristiques totalement sécurisées et la Colombie sur le chemin de la Paix... Quand à nos médias nationaux, après s'être repus du feuilleton Betancourt (Ingrid, pas Lilianne), canonisée pendant des années, fêtée, courtisée, puis vouée aux gémonies, puis de nouveau sacralisée à la parution de ses mémoires d'enfer, ils se contrefichent bien de la Colombie et de ce qui s'y passe... Ils se fichent d'ailleurs de ce qui se passe dans beaucoup de pays, tant qu'aucun citoyen de la République n'est en danger et tant qu'aucun gros business, dans l'industrie « classique » ou dans l'industrie touristique, ne risque d'être perturbé.A moins que, dans le cas de la Colombie, l'industrie touristique, ne soit justement une des raisons du silence pesant observé par nos journaux. N'avez-vous pas remarqué, au fil de l'année passée, dans la Presse Quotidienne Régionale (PQR) comme dans les grands magazines d'infos ( Le Nouvel Obs entre autres) la floraison de « reportages » plus ou moins bidonnés sur les destinations de rêve offertes par la Caraïbe Colombienne, redevenue fréquentable ? Trêve de persifflage, il reste à espérer, avec les parents de Margarita et de Matéo, que cette abomination, au milieu de tant d'autres restées dans l'ombre, aura fait naitre un vrai sentiment de colère dans le cœur des colombiens jusque-là épargnés par la barbarie qui endeuille chaque jour davantage leur pays.Il reste à espérer que l'énorme déploiement policier dans la zone de San Bernardo saura apporter à sa population une réelle sécurité au-delà des quelques semaines à venir et que les sept ou huit lampistes arrêtés ces derniers jours ne « porteront pas seuls le chapeau ».Il reste à espérer, pour la Colombie, que la Paix ne soit pas seulement « un mot inventé par les guerriers pour ne pas devenir fous » (W. Ospina in « Ursúa »). Dominique BOUILLON

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