Que peut-on bien dire (et dire bien) des gilets jaunes lorsque l’on fait partie, comme moi, de cette catégorie que la sociologie appelle les transfuges de classe ou transclasses ? Est-on seulement légitime à en parler, lorsque son quotidien est désormais à des lieues du leur ? Ou, pour le dire autrement, comment échapper au commentaire stérile ou sentimental sans sombrer dans le cynisme des commentateurs médiatiques aux propos souvent surplombants, sinon méprisants ?
Côtoyer la précarité sociale est une chose, la voir mise à nue par un flot de paroles et de témoignages en est une autre.
Mes parents faisaient partie de cette France qui compte à l’euro prêt et pour qui tout écart de l’ordinaire rime avec sacrifice. Chaque année des vacances estivales, mais au détriment des sorties tout le reste de l’année. Le confort d’un logement moderne, mais seulement un deux-pièces avec un cosy dans la chambre des adultes pour qu’y dorme aussi l’enfant. Une voiture d’entrée de gamme sans option, robuste et susceptible de résister aux années. Une réalité matérielle qui n’est plus la mienne depuis longtemps mais qui n’empêche que je suis toujours le fils du maçon et de la serveuse, pour paraphraser Strindberg. Ce qu’expriment les gilets jaunes, dans une forme d’évidence où certains se plaisent à ne voir que du manichéisme, c’est ce sentiment de réassignation permanente que produit l’absence d’argent et de perspective, le manque de considération et le mépris de classe qu’il sous-tend.
Et toutes les errances et les tentations extrémistes de certains d’entre eux/elles n’y pourront rien, je partage ce sentiment qui est aussi un constat de n’être jamais à la bonne place, celle que s’arrogent bourgeoisie et autres nantis, assis sur leurs certitudes et leur « bon droit ».
Et ce que je me dis, c’est que les gilets jaunes, du giratoire à la place de l’étoile, ont enfin trouvé cette place et qu’ils ne lâcheront pas la proie de leur légitimité à s’insurger pour l’ombre de concessions à contretemps. Et que la jaunisse désormais menace les détenteurs du pouvoir, politique ou financier, au propre comme au figuré.