Comme des centaines de milliers, je me transforme chaque jour en nomade urbain. Dans mon périple, l’A86 a toujours tenu lieu d’itinéraire de transhumance incontournable, entre périphérique et francilienne. Longtemps pour me rendre à Versailles et aujourd’hui pour rejoindre Bobigny. De ralentissement en embouteillage, les occasions n’ont pas manqué pour observer ce tronçon d’autoroute.
La route est à tout le monde
Sur l’A86 plus qu'ailleurs, l’automobiliste se conforme à des codes de conduite qui lui sont propres, à douter qu’il ne soit jamais passé par une auto-école. Il partage avec les motards et les routiers une notion très relative de la vitesse et de l’espace, où ce qui est autorisé et ce qui ne l’est pas relève de l'interprétation plus que de la règle. Doublé d'un réel talent pour passer de l’indignation de la victime à l’arrogance de l’agresseur. Et sachant que ces comportements ont tendance à se cristalliser à proportion du taux de saturation des voies.
En vrac, je pense à l’usage intensif des bandes d’arrêt d’urgence sans autre urgence que de passer devant les autres, aux déboitements soudain sans clignotants, aux oublis de redémarrage ou conduite au ralenti pour cause de lecture immersive de smartphone (et pour les plus audacieux rédaction de sms), de passage en force en bout de bretelle d’entrée, de parcours entier en plein phare ou au contraire d’excès de vitesse tout phare éteint sur l’intégralité d'un tunnel … liste non exhaustive.
L’anthropocène appliqué
L’A86 comme terrain d’observation vaut la peine de céder à la tentation de l’empirisme sur ce que peuvent nous suggérer, sur le passage d’une ère à une autre, les éléments mobiles et immobiles qui le constituent.
Ainsi, la vision des poids lourds évoluant en convois spontanés sans pratiquement aucune voiture intercalée fait douter même que l’idée même d’éco-responsabilité ait pu un jour se penser. Au jugé, au moins un sur deux de ces camions n’est rien de plus qu’un porte-container et, en les longeant, on se souvient qu’il n’y a pas si longtemps, le ferroutage était dans toutes les bouches, incontournable panacée dont seules les modalités restaient à négocier. Autres temps, autres mœurs. Le même de genre de pensées que celles suscitées par les portails de l’éco-taxes sur le périph, aussi inutiles qu’encore flambants neufs…
Autre interpellation, celle de l’immixtion du végétal dans le minéral. Entre asphalte et béton se développe une flore flamboyante bien loin de la mauvaise herbe de bas-côté. Arbres et arbustes y poussent avec vigueur et seul le passage des tronçonneuses en vient partiellement à bout. Des parcelles entières sont recouvertes d’essences qu’on ne penserait pas trouver là, tels des lauriers palmes, des rosiers, des pois de senteurs. En émane non un sentiment bucolique mais plutôt une poésie urbaine où formes et couleurs naturelles et artificielles se marient en une inquiétante harmonie.
250 000 véhicules par jour et moi et moi et moi
C’est connu, la multitude peut parfois créer de l’intimité. L’étirement du temps aidant, une fois médité sur les comportements humains et les métamorphoses du paysage, les esprits viennent à divaguer. Qui n’a pas connu cet état étrange où, tout en s’efforçant à maintenir une concentration extrême, circulation chaotique oblige, un flottement s’installe, une chanson revient en mémoire et, protégé par son habitacle et par l’invisibilité des autres automobilistes, proches et éloignés à la fois, on se surprend à la fredonner puis à la hurler à tue-tête?
De même du tuner déréglé de la voiture qui capte par lui-même « ici et maintenant » et vous plonge dans le monde parallèle de l’émission « santé et spiritualité » (indescriptible, il faut l’écouter pour le croire).
Peut-être est-ce cela, au fond, la vie sur l’A86, accepter plus qu’ailleurs de se placer sous le sceau de l’aléatoire…