Lettre à une lectrice à venir. Chère R.,
Nous étions, mercredi dernier, attablés à la terrasse du Bal, impasse de la Défense, à parler des romans de la rentrée et, parmi ceux achetés mais encore à lire, figurait le dernier Modiano. J’ai précisé qu’il venait tout juste de sortir, comme une excuse de n’avoir pas déjà achevé la lecture de l’écrivain dont je venais de me réclamer inconditionnel depuis l’adolescence. Et d’évoquer le souvenir du premier Modiano lu, pris par hasard sur un présentoir de l’hypermarché Mammuth de Sartrouville, unique exemplaire de son genre parmi les guides et les romans sentimentaux. Je me souvenais bien qu’il s’agissait d’ « Une Jeunesse » mais, vas savoir pourquoi, je l’ai situé en 1977-78 alors que, vérification faite, il est sorti en 1981. Je n’avais pas 15 ans comme je l’ai prétendu mais au moins 18 voire 19 ans, première torsion du temps modianesque qui transforme l’adolescent novice en presqu'adulte déjà plus averti. Tu m’as alors avoué n’avoir jamais lu Modiano et demandé par lequel de ses romans commencer.
En toute certitude, j’ai cité « Quartier perdu » en précisant qu’il était mon préféré et que son adaptation au cinéma avait permis à Patrice Leconte de réaliser un de ses rares beaux films, « le Parfum d’Yvonne », avec JP Marielle dans le rôle improbable d’une folle, médecin dans une ville thermale, nous offrant au passage le plus beau suicide filmé au cinéma (avec en bande-son « sa jeunesse » d’Aznavour en acmé spleenétique). Nous nous sommes quittés sur cette évocation un brin lyrique. Le lendemain, le ciel suédois est tombé sur la tête de l’auteur adoré et l’ouragan médiatique a semé à tous vents les noms de ses romans, associant à juste titre « le parfum d’Yvonne » à « Villa Triste » et non à « Quartier Perdu »! Nouvelle ironie mais somme toute, erreur plus prévisible qu’il n’y parait. Non, comme dit parfois, par effet de brouillage du même roman réécrit à l’infini, mais par le filtre puissant d’une mémoire propre à la lecture de Modiano où lieux et personnages se survivent et s’interpellent sans fin, passant de l’ombre à lumière, de la crudité du souvenir ressurgi à l’oubli temporaire.
Alors, chère R., sois consciente de la chance infinie que tu as de bientôt pouvoir te plonger dans ce que, depuis hier, personne n’arrive vraiment à décrire, mais que chacun évoque au fil d’hésitations et de raccords eux aussi très modianesques. Plus que les fantômes, les cafés disparus, les époques révolues, tu vas, te connaissant un peu, te laisser prendre par l’infinie liberté de ses personnages, leur solitude en mouvement où le doute n’est pas ce qui arrête mais ce qui fait avancer, l’insolence d’une jeunesse que l’âge estompe mais ne flétrit pas, un peu comme il en est pour lui d'ailleurs. De même, s’il est souvent question d’abandon, c’est avant tout celui d’un certain ordre des choses et des certitudes établis, plus qu’une déshérence.
Permets moi, avant de finir, un souvenir personnel qui éclaire l’homme sous un jour qu’on lui connait peu, celui d’un être attentif et bienveillant. Il y a dix ans, le premier roman d’un de mes amis écrivains venait de sortir dans la collection blanche de Gallimard et un jour, il a eu la surprise de recevoir une lettre manuscrite de Modiano qui lui disait tout le bien qu’il pensait de son texte, de sa qualité littéraire et de son pouvoir d’évocation. Quand on a 25 ans, que l’on vit encore en banlieue sud dans la cité de son enfance, et que tout reste à construire, quel beau cadeau non? Je t’embrasse.