Pourquoi poser ce billet ici, plutôt que sur le site de Libération? La réponse est simple: Si je n’avais pas commencé à lire Libé il y a 35 ans, je ne lirai pas Mediapart aujourd’hui, ni Le Monde ou Rue 89.
Je crois beaucoup à ces parcours de lecteurs, souvent erratiques d’ailleurs. Si je me souviens avoir feuilleté mes premiers libés au lycée, j’étais surtout abonné au Matin de Paris et ce, jusqu’à mes années de fac. Libé, en cette fin des années 70, c’était trop décalé, presque trash et ne correspondait pas à l’adolescent assez conformiste que j’étais à l’époque. Ainsi vont les curiosités et les envies, on ne passe pas directement du Petit Parisien Libéré ou du Courrier des Yvelines de son enfance à une presse plus engagée. Le Matin, avec ses opinions rose pâle, fut un bon sas.
J’accrochais donc mon wagon au nouveau Libé des années 80 qui venait de passer du vert au rouge (question de couleur d’encre, pas de politique). Au fil des années, j’allais apprendre à m’ouvrir à des écritures et à des mondes qui m’étaient méconnus ou me laissaient indifférent. Je pense à Alain Pacadis et au nightclubbing, à Homeric et le hippisme ou Jacques Durand et la tauromachie et bien sûr Serge Daney ou Louis Skorecki pour le cinéma. Le cinéma, la grande affaire de Libé avec, bien avant Canal +, ses couvertures somptueuses du Festival de Cannes, suppléments à la clé. Le théâtre aussi, avec Jean-Pierre Thibaudat. Par ces signatures, par des partis pris graphiques et iconographiques audacieux ( pas une photos dans le Monde à cette époque, il faut s’en souvenir), c’est le goût de la lecture quotidienne de la presse qui m’a saisi et ne m’a pas lâché.
Lire tous les jours Libé, ce n’était pas juste le parcourir mais l’épuiser jusqu’à son dernier article, jusqu’à ses annonces et bien sûr jusqu’à son courrier. Et, via ce courrier des lecteurs, franchir le pas de l’écriture et proposer, sous pseudonyme, des textes d’humeur dont le premier publié fut comme une main serrée très fort qui disait «bienvenue », à vrai dire nulle part en particulier, mais bienvenue quand même. L’identification était fusionnelle entre Libé et ses lecteurs, y contribuer de quelque manière était faire partie du tout.
Les différentes formules, les repositionnements ont certes édulcoré cela, affadi parfois, mais l’esprit souffle encore et le nouveau Libé du week-end a quand même de la gueule et porte à l’optimisme. Les plumes sont sans doute moins radicales mais aussi plus drôles et enlevées, cf les Garriberts ou Gérard Lefort. Et, hors les surexposées pages culture, d’autres terrains continuent à être labourés tel celui de l’éducation, par exemple, avec les articles de Véronique Soulé.
Ce témoignage pour dire qu’un monde sans Libé, aujourd’hui comme hier, serait plus terne. Il faut qu’il vive, pour les « anciennes » générations qui lui sont fidèles mais aussi pour ceux qui ont aujourd’hui 17 ou 18 ans, comme ma fille Lisa, et qui sur papier ou sur le net y cherchent un regard et un ton qu’ils ne trouvent pas ailleurs.