Qu’est-ce qu’une langue ? Et qu’est-ce qu’une langue « européenne » ?
Dire que l’espéranto serait « trop européen », c’est s’arrêter au vocabulaire, et totalement méconnaître ce qu’est une langue. Certes, la majeure partie des mots de cette langue construite ont été puisés dans les langues latines (pour environ 60%) ou germaniques (+ ou – 30%). Y sont présentes, également, de façon minoritaire, des racines dérivées de langues slaves, sémitiques, ou totalement créées.
Mais là n’est pas l’essentiel.
En effet, les deux trouvailles géniales de Zamenhof consistent dans
le fait d’attribuer à chaque nature de mot une désinence (terminaison) : O pour les substantifs, A pour les adjectifs, I pour les verbes à l’infinitf, E pour les adverbes.
Le principe d’agglutination, qu’on retrouve en allemand et diverses autres langues, et qui a une parenté avec le fonctionnement des langues isolantes comme le chinois.
Le premier principe permet une remarquable transparence des énoncés, contrairement à beaucoup d’autres langues, comme l’anglais (langue évocatrice dans laquelle il existe beaucoup de polysémie, et où le même mot peut être substantif ou verbe…).
Le deuxième autorise à la fois une grande souplesse et une économie pour la mémoire des apprenants (et ensuite utilisateurs actifs). Avec environ un demi-millier de racines et affixes, on peut exprimer ce qui correspond à plusieurs milliers de mots dans d’autres langues.
Quand en français (et d’autres langues), on doit retenir « grand/petit », « sec/mouillé », « fermé/ouvert », on aura en Eo granda/malgranda, seka/malseka, fermita/malfermita
Là où le Français parle de cheval, jument, poulain, écurie, on aura
ĉevalo, ĉeval-ino, ĉeval-ido, ĉeval-ejo (et le même schéma vaut pour les autres espèces animales : koko, kokino, kokejo… bovo, bovino, bovejo...)
Là où nous disons « bruine, pluie, averse » l’espéranto utilisera « pluveto, pluvo, pluvego »
Le mot pêcheur rassemble 3 notions : une action (attraper), la chose capturée (le poisson) et le fait de gagner sa vie avec (une profession). L’espéranto dira donc « fiŝ-kapt-isto », construit sur le même schéma qu’en chinois (mais, dans cette langue isolante, avec des éléments séparés). Le pêcheur du dimanche sera, lui « fiŝkaptanto »
Le cordonnier « ŝuriparisto », le bottier « ŝufaristo »
C’est cela qui enchante des locuteurs espérantistes de par le monde entier, qu’ils soient de langues indo-européennes, OU PAS (iraniens, chinois, japonais, arabes…).
Apprendre c’est « lerni », enseigner « instrui ». Au lieu de « élève, professeur, école », on aura « lernanto, instruisto, lernejo »
Il n’est pas question ici de faire un cours complet de la « langue internationale », je vous renvoie aux divers outils en ligne, Wikipédia, Lernu.net etc.
Une langue, c’est bien plus qu’une succession de mots dans un ordre donné !
Dans la pratique et la compréhension d’une langue, la structure est bien plus importante que les mots eux-mêmes. L’ordre des mots, on le sait, peut-être un obstacle à la compréhension. Cet ordre n’est pas le même en français, allemand ou japonais. Le regretté Claude Piron, qui effectua une grande partie de sa carrière comme traducteur professionnel à l’OMS, avait attiré notre attention sur les ambiguïtés de l’anglais.
Les marques de nature des mots, et fonction aussi ont un rôle. Certaines langues ont une dizaine de cas (plus qu’en latin!)
J'en viens à ce malheureux accusatif, vilipendé par certains qui souhaiteraient en faire l‘économie, donc le supprimer.
Notons que ces protestataires sont la plupart du temps des locuteurs de langues dans lesquelles l’accusatif n’existe pas (ou presque plus, car quand nous disons « je te vois », qu’est-ce que « te » sinon une survivance de ce cas ? Sinon on dirait « Je vois tu »)
Croire que l’accusatif (cas du complément, COD ou cpt circonstanciel) de l’espéranto, marqué par un -N final, serait un obstacle à l’apprentissage de la langue, est d’une grande naïveté.
Cette conviction est très latino-centrée (ou anglo-centrée), car les inconvénients (ex oublier de le mettre, ou bien le mettre à mauvais escient) sont dix fois moindres que ses avantages, notamment une grande liberté dans l’ordre des mots, ou la clarté, qui n’existerait plus s’il disparaissait.
« La birdo manĝas vermon » est différent de « La birdon manĝas vermo »
dans le deuxième énoncé, on répond à une question concernant ce que mange le ver (lequel est sujet, terminé par « o ») : c’est un oiseau mort.
Dans le premier énoncé, ordre classique des mots en français, le sujet est avant le verbe.
Mais un Japonais appréciera plutôt l’ordre des mots « La birdo vermon manĝas », car, comme en allemand, le verbe est souvent renvoyé à la fin de la phrase. Cela est permis par l'accusatif, seul cas de l'espéranto (sauf bien entendu le nominatif)
ALORS? Faut-il aspirer à une nouvelle langue, plus basée sur la diversité des langues du monde ?
Interrogeons-nous maintenant sur la démarche extrême et généreuse qui voudrait absolument puiser le vocabulaire d’une langue internationale « idéale » dans la grande diversité des langues du monde.
Il faudrait donc y inclure des racines (des unités de sens, monèmes) issues du chinois, du japonais, de l’arabe, mais pour être totalement équitable, pourquoi pas du bambara, swahili, quechua, farsi, hindi, thaï, yoruba , ousbek, khmer… ?
« Le mieux est l’ennemi du bien » dit un proverbe un peu excessif, mais qui, en l’occurrence, est bien adapté.
C’est un projet pétri de bons sentiments, mais dont l’effet serait essentiellement de rendre l’apprentissage difficile pour tout le monde.
Un tel projet existe, j’ignore où en sont arrivés ses soutiens, mais il y a 20 ans il ne progressait guère. Car sur quels critères choisir des monèmes de telle ou telle origine ? Dans quelle proportion ? Quelles langues retenir...ou pas ?
C’est un travail digne de Sisyphe.
Compte tenu de l’urgence écologique, l’Humanité aura disparu de la surface du globe avant que cette langue soit fonctionnelle, et surtout acceptée !
Qui plus est, un linguiste professionnel, Probal Dasgupta, m'informe que cette langue serait impossible à apprendre, car une langue doit posséder une cohérence et un tel patchwork (de bric et de broc) n'aurait pas cette cohérence.
Qui peut être freiné par l’origine « européenne » de l’espéranto ?
Contrairement à un projet fumeux de langue mondiale issue de « toutes » les autres, l’état actuel du « vort-trezoro » de l’espéranto ne demande un gros effort de mémoire qu’à assez peu d’êtres humains.
Examinons la mappemonde. Toute l’Amérique latine pratique espagnol ou portugais, donc reconnaît et mémorise facilement les racines issues des langues latines.
L’Amérique du nord (USA, Canada) parle largement anglais, langue d’origine à la fois scandinave, germanique, et latine .
L’Europe parle langues latines, germaniques ou slaves.
En Afrique, Asie, les populations des anciennes colonies connaissent souvent français, anglais, espagnol, portugais (allemand, russe...). On peut le déplorer, mais c’est un fait issu de l’Histoire qu’on ne peut nier.
Restent bien peu de populations qui puissent réellement être freinées par le vocabulaire « indo-européen » de l’espéranto.
Précisons en outre que dans le cas assez rare de gens qui ne parleraient QUE leur langue locale très minoritaire, le fait d’apprendre l’espéranto, langue propédeutique entre toutes, outre qu'elle est régulière, sans exceptions, qu'elle met en évidence les relations grammaticales (ce qui aide la mémorisation) peut leur servir de marchepied pour accéder aux langues dominantes telles que l’espagnol, le français, l’anglais etc.
L’espéranto certes, n’est pas « parfait », mais c’est la langue avec le plus haut degré d’internationalité, et il est très douteux qu’on puisse construire une meilleure langue, cumulant autant de facilité d’apprentissage, de puissance et de rigueur. Sans compter la neutralité géopolitique.
Ceux qui affirment qu’on doit élaborer une « meilleure » langue internationale sont soit des rêveurs, soit des individus prenant prétexte d’un hypothétique « mieux » pour dénigrer l’existant -peut-être pour des raisons dont eux-mêmes ne sont pas conscients- car l’idée même de langue construite bloque un certain nombre d’individus.
Espéranto, seul vrai concurrent crédible à l’hégémonie du globish
La réalité brute est que la langue la plus utilisée actuellement pour la communication internationale, l’anglais, n’est ni adaptée structurellement à ce rôle (sa pseudo « facilité » est un leurre), ni équitable.
Cela est advenu à la suite de divers évènements historiques, par une politique volontariste (et parfois souterraine, du moins discrète) des pays de l’axe GB-USA, qui ont su souffler le chaud et le froid, s’appuyer sur les divisions et les faiblesses des autres nations après la seconde guerre mondiale. Car entre les deux guerres, l’espéranto n’avait fait que progresser dans le monde.
Les anglophones ont réussi à obtenir l’enseignement de LEUR idiome dans la quasi totalité des systèmes scolaires du monde, mais l’espéranto y est absent (malgré les recommandations de l’UNESCO de 1954 et 1985, ou le rapport Grin)
Contrairement à ce que vous entendrez peut-être affirmer, la faiblesse de l’espéranto n’est pas intrinsèque à cette langue, mais de nature politique (refus des exécutifs et des systèmes éducatifs de l’inclure dans les cursus scolaires, intérêts économiques) ainsi qu’anthropologique (prestige des dominants, imitation par les dominés, rivalité ostentatoire etc.).
Bien sûr, il reste marginal dans ses usages et sa progression, car soutenu essentiellement par des idéalistes qui doivent l’apprendre sur leur temps de loisir, mais il n’a pas dit son dernier mot, loin de là, car même à bas bruit, il continue à faire son chemin.
Ses locuteurs se comptent désormais en millions, et cette langue se classe dans Wikipédia parmi les plus utilisées…
L’espéranto n’est pas en perte de vitesse, et il conserve toutes ses chances de contribuer à un monde meilleur, plus équitable.
Dominique C, (version du 14 janvier 2020)