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Billet de blog 23 novembre 2013

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Albertine réapparue

Relire un livre aimé autrefois, c’est à haut risque. Comme ces amours passés qui finalement n’étaient pas votre type, un chagrin à retardement, et peut-être le regret d’une innocence de lecture. Alors, L’Astragale, d’Albertine Sarrazin, je n’avais jamais relu. Patti Smith, elle, a fini par le faire.

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Relire un livre aimé autrefois, c’est à haut risque. Comme ces amours passés qui finalement n’étaient pas votre type, un chagrin à retardement, et peut-être le regret d’une innocence de lecture. Alors, L’Astragale, d’Albertine Sarrazin, je n’avais jamais relu. Patti Smith, elle, a fini par le faire.

Illustration 1
© DR

Dans ma bibli, l’Astragale, La cavale et La traversière font partie des livres qui ont pris une teinte du genre boucané, et beaucoup fréquenté  les cartons de déménagement.  Patti Smith, elle, a trimballé son Astragale sous la pile de tee-shirts dans une valise, puis une autre édition de l’Astragale  dans d’autres valises. Elle ne relisait pas non plus.

Et puis un jour, de passage à Toulouse, Patti Smith a rouvert ce livre. Puis écrit une préface à la réédition de l’Astragale, signée Jean-Jacques Pauvert, comme autrefois. Patti Smith avait lu, comme bien d’autres, à 16 ou 20 ans,  (« je veux partir, mais où ? Séduire, mais qui ? Ecrire, mais quoi ? ») elle avait plongé dans ce roman, l’Astragale, qui commence par un saut de dix mètres depuis le mur d’une prison-école dans la Somme, une fracture, une fille blessée qui rampe dans les buissons près d’une route, et les bras d’un homme qui comprend  sur le champ – il est voyou de son état - et embarque ce poids plume, un mètre cinquante et l’œil étiré d’un large trait noir.

Illustration 2
© DR

Qu’est-ce qui nous parlait tant, adolescentes ? Un roman avec mots oubliés ou datés, des tafs, des caves, des comptées, portés par une autre langue, celle de l’écrivain, ses télescopages et ses souplesses ? Découvrant souvent, en un même mouvement le texte, le profil impérial-impertinent , les accroches-coeur  d’Albertine,  et sa mort, à 30 ans sur une table d’opération,  due à l’incurie d’un anesthésiste ?

L’Astragale est un grand roman de l’attente . Un roman de l’impatience, aussi .Anne-Albertine n’attend pas la levée d’écrou pour sauter de dix mètres de haut. La « patte » bousillée, amoureuse soudain, transportée d’un grenier à une guinguette  désaffectée des bords de Marne, puis dans l’étroit appartement d’Annie ex-gagneuse  mais vraie perdante, enfermée dehors en somme, elle attend.  L’homme, ce Julien dont seuls leurs séjours respectifs en prison la sépareront désormais,  la liberté vraie, le soleil sur sa peau.  Chaque minute entre cretonnes fleuries, bidets, bruits du dehors, étroite cuisine, est de celles que tout ado connaît : interminable, à dynamiter d’urgence.

Si dessalée et grande lectrice soit-elle,  Anne-Albertine ne connaît  pas grand-chose du monde : elle a passé la plupart de son temps coupée de celui-ci. « Voulant plaire à Julien et lui faire honneur en plaisant à ses amis, je dissimulais mes ignorances sous un mutisme intelligent ; ou, m’efforçant de paraitre affranchie ou cultivée, je m’exprimais comme les héroïnes de la série noire ou comme une Précieuse. Mais invariablement, j’étais ridicule ».

Qu’est ce qui aujourd’hui nous parle autant, nous qui ne connaissons pas, ou plus,  cette France des années 60, où les routes autour de Paris ne sont pas encore des échangeurs, où la Bastille est un quartier ouvrier, les boulevards encore les boulevards, où le milieu est le milieu,  une bande passante de la survie avec ses règles,  les années en « centrales » comme un destin obligé ?

L’intégrité, peut-être…Sûrement. Anne-Albertine n’est pas une gentille, elle a l’œil perçant (« un beau mec, un beau parleur, un beau montage… Même les poils de sa moustache ont l’air implantés »), la griffe rapide,  elle voit trop bien comment dans la dèche ou sous la menace ne compte plus que l’argent, elle tapine sans s’attarder mais en buvant beaucoup, beaucoup, autour d’elle se déploient toutes les strates de la compromission, de l’arrangement ou de la soumission, les facilités, elle attend tout, n’a que peu. Quelque chose en elle – exigence, désir d’absolu - jamais ne cède. Ce n’est pas idéologique, c’est constitutif.

Illustration 3
© DR

Pas étonnant que Patti Smith, traînant dans Greenwich village, elle-même adolescente enceinte à quinze ans qui a abandonné son enfant ( elle le raconte dans Just kids), elle-même à la fois errante et déterminée,  se soit éprise de ce livre . Albertine née à Alger, enfant de l’assistance, adoptée par un militaire de carrière, éduquée en institution privée avec leçons de violon mais violée à dix ans par un oncle,  puis collée  dès treize ans au Bon Pasteur,  maison de correction. Avant de faucher le flingue paternel pour se lancer dans un braquage avec une copine, ce qui va l’amener cette fois en cours d’assises  des mineurs et à Doullens, prison-école.

C’est la première fois qu’une femme raconte la prostitution, peut-on lire souvent  à propos de l’Astragale. C’est vrai, bien d’autres récits suivront (l’appétit pour le vécu grandit, avec confusion entre témoignage et littérature). Vrai, aussi, que si la catin, la putain, la prostituée occupe déjà une belle place dans les lettres,  c’est toujours par le prisme du regard masculin. L’oeil à la fois impitoyable et équanime d’Albertine  renverse les perspectives.

Seule Simone de Beauvoir, alors, relève qu’Albertine Sarrazin parle surtout de l’enfermement. A la parution de l’Astragale,  la prison-école Doullens avait fermé ses portes ( on y a ensuite casé des familles  de harkis…). En 1965, les ambitions éducatives avec incarcération à l’appui paraissaient une voie à abandonner  et  il est étrange de trouver aujourd’hui une correspondance entre Albertine Sarrazin et les propos de Jean-Marie Delarue à propos de certains centres fermés…

Illustration 4
En fond, la tombe d'Albertine Sarrazin © Alain Constanceau

Destin continu pour une œuvre interrompue  qui toutes traductions confondues, s’est vendue à plusieurs millions d’exemplaires. Patti Smith n’a pas été la seule à rouvrir son Astragale. La comédienne et réalisatrice Brigitte Sy (dont on peut suivre le travail, sur plusieurs mois,  dans l’Atelier de Vincent Josse, avec entre autres un enregistrement d’Albertine Sarrazin, ainsi que de Julien, son mari) réalise actuellement une adaptation de ce livre , avec Leila Bekhti et Reda Kateb.  Là encore, une rencontre sans doute. Brigitte Sy, entre autres, a longtemps animé des ateliers cinéma en prison ( et débuté au cinéma dans La dérobade, de Daniel Duval récemment disparu).  Une complicité de lectrices, une continuité d’inspiration, comme l’écrit Patti Smith : « Peut-être est-ce mal vu de parler de soi tout en écrivant sur une autre, mais je me demande bien ce que je serais devenue sans elle. Sans Albertine  pour me guider, aurais-je fanfaronné de la même façon, fait face à l’adversité avec la même ténacité ? Sans l’Astragale comme livre de chevet, mes poèmes de jeunesse auraient-ils été aussi mordants ? »

Illustration 5

L’Astragale, d’Albertine Sarrazin, nouvelle édition préfacée par Patti Smith, éditions Pauvert, 255 pages, 20,90 €.