Il faudra remercier Emmanuel Macron. Il a tenu sa promesse, « son projet », cette « Révolution » annoncée dans son livre. Dans son obsession pour la disruption, il a provoqué une telle crise de régime que la Vème République ne s’en remettra pas. Il est parvenu à aligner, moment rare en politique, ses traits de personnalité (égocentrisme, toute-puissance, passage à l’acte) avec les institutions engendrées par De Gaulle et taillées à sa mesure, tout en organisant désormais l’espace politique autour de trois partis qui sont tout aussi bonapartistes que lui : le Rassemblement National ; Ensemble/Renaissance ; La France Insoumise. Seul un tournant fédéraliste permettra de sortir de cette spirale auto-destructrice de la Nation et de la légitimité des institutions. Des parlements régionaux tirés au sort sont les dispositifs adéquats pour construire au plus près de chaque collectif, un nouveau monde commun.
Trois partis bonapartistes
Les anciens partis qui ont survécu pendant la Vème, malgré le mépris que leur vouait de Gaulle, en sont réduits désormais à faire de la figuration et à espérer subsister au bonheur d’alliances contraintes. Macron avait rêvé de ce moment, depuis son élection commando jusqu’à la dissolution, cette « grenade dégoupillée qu’il leur a lancé dans les pattes », selon son expression. Or, aucun des partis bonapartistes ne fonctionne selon les principes des partis traditionnels, faits d’enracinement local, de procédures, de courants, de place préférentielle accordée aux élus… Le chef est tout, au centre, au- dessus, en avant, voire agissant en souterrain et ses faits et gestes abondamment propagés sur les réseaux sociaux tiennent lieu d’agenda politique ! Les dissidents sont purgés rapidement puisqu’il n’existe aucune procédure pour gérer ces successeurs/ rivaux potentiels. Comme ils n’ont guère d’expérience de gestion locale (à la différence des autres partis, puisqu’il existe même un écologisme municipal désormais), les compromis, les tractations, les accords ponctuels pour résoudre un problème au cas par cas ne font pas partie de leur culture, pas plus qu’ils ne le sont pour Emmanuel Macron président, élu au bénéfice d’un vote de rejet de l’extrême-droite qui ne l’a obligé en rien. En fait, la Vème République ne pouvait qu’engendrer un tel modèle, encore accentué par le couplage entre législatives et présidentielles réalisé par Jospin et Chirac.
La vuittonisation de la nation
Ce personnel de la Vème, devenu de plus en plus hors sol, est un effet direct de l’action d’Emmanuel Macron qui ne se situe que dans la compétition internationale pour la réputation. Il aura été constant dans sa « vuittonisation » du concept de nation, à la fois faite de réputation, d’alliances financières et de mise en scène du luxe, la malle devenant le seul domaine de souveraineté qui s’étale jusque dans la cérémonie des jeux olympiques. Avec un tel programme, rien d’étonnant à ce que l’industrie se délite et que le peuple se sente désormais spectateur d’une nation globalisée, résumée à Paris ville-monde pour les touristes et pour les jeux. Cela produit cette France politique hors du temps et hors sol, autosatisfaite de sa puissance nucléaire et de son rayonnement culturel et touristique. Et dans le même temps, sans cesse agitée par les insatisfactions et les colères vis-à-vis des politiques conduites, qui se résument en fait au TINA (There Is No Alterntive) thatchérien sous différents modes (le Non européen de 2005 ayant été le plus méprisé). Ces colères permanentes sont purgées par des mobilisations sans débouchés et par l’usage compulsif du 49.3, lui-même tellement usé qu’il fallut en venir à la dissolution, pensée comme punition généralisée de ce refus du TINA libéral.
Une polarisation à trois qui bloque toute réforme de la Vème République
Macron s’est en effet révélé bon serviteur du capital, de l’économie financiarisée, totalement hermétique à toutes les alertes des corps intermédiaires, des partis et des syndicats, des élus locaux comme des manifestants de tous types qui se sont succédé en masse pour dire « ça suffit ». Les lepénistes de leur côté se limitent à un dogme automatique qu’ils ressortent à tous les coups, le blocage de l’immigration, dont l’effet bouc-émissaire finit par fonctionner avec l’aide de la campagne médiatique orchestrée par la sphère Bolloré. Tous ces discours radicalisés du capital ou du racisme ne peuvent en aucun cas contribuer à la refondation d’une nation ni même à des compromis à court terme. La France Insoumise tente de se convaincre que l’anticapitalisme serait la vision la plus partagée, contre toute évidence, et multiplie les coups de menton annonciateurs du grand soir perdus d’avance, ce qui organise ainsi une polarisation à trois autobloquante. Les tentatives des autres partis de gauche d’inventer une alliance porteuse d’espérance avec le Nouveau Front Populaire ne pèsent guère face à ces machines à faire prospérer les rancœurs dans le peuple et les soumissions au chef dans les partis.
Bref, aucun compromis ne sera possible à court terme mais ne le sera pas plus à long terme car désormais les trois partis dominants sont alignés sur les institutions, tous focalisés sur la présidentielle, tous bonapartistes en compétition. La Vème République atteint désormais son stade suprême de dégénérescence et il est vain d’espérer la réformer en VIeme République de l’intérieur, avec ses propres procédures et sans mobilisation populaire. Toutes les expériences tentées pour réformer son fonctionnement ont échoué à entrainer une correction de ses vices de forme. Son personnel politique est trop attaché à la préservation du statu quo.
Un fédéralisme régional pour changer de personnel, relocaliser et démocratiser
Dans une telle situation, il faut donc sortir du cadre de pensée et d’action, changer d’échelle, de méthode et de personnel, et repartir d’autres espaces de pouvoir existants ou à venir, pour reconquérir la démocratie. Le temps d’un fédéralisme à la française est venu.
Un premier objectif du fédéralisme consiste à renouveler le personnel politique qui se rétrécit toujours plus aux filières créatrices de connivences, Sciences Po, ENA ou même plus tôt encore comme l’école alsacienne ou Stanislas, largement parisiennes donc, comme elles sont labellisées dans la langue ordinaire. Tout cela produit un effet de cour et une oligarchie qui écœurent les experts hors système, tout comme les gens ordinaires qui ne supportent plus les effets de comm auxquels se résume l’action politique. L’absence d’épreuve de mandat local ou de responsabilité est encouragée par le système électoral national et l’arrivée des novices que vantait Macron grâce à son nettoyage partisan a produit un désastre de soumission et d’incompétence. Le renouvellement des élites de gouvernement ne se fera qu’en favorisant l’éclosion de lieux de pouvoir effectif localement, permettant de garder un contact et de prendre soin des populations concernées.
Le second avantage du fédéralisme consiste à résorber cette anomalie qu’est la Vème République parmi les démocraties occidentales. Même le président des Etats-Unis est nettement plus contrôlé par les assemblées que ne l’est le président français. Tous les pays européens entourant la France pratiquent une forme de fédéralisme, plus ou moins approfondi. Cela ne les empêche pas de subir des crises politiques eux aussi mais la dépendance au pouvoir central y reste moindre. Les réformes régionalistes ont toutes été sabotées jusqu’ici : De Gaulle a dû partir en 1969, Raffarin n’a finalement accordé aux régions qu’un droit très réduit à l’expérimentation, Hollande s’est contenté d’un découpage trop vite fait visant à augmenter les tailles critiques. De ce fait, toute la représentation politique régionale elle-même finit par se caler sur les enjeux nationaux et certains présidents n’utilisent cet espace de pouvoir que comme transition vers un « destin national ». Alors que les domaines de compétences de toutes les assemblées non nationales les obligent à trouver des solutions hors de ces clivages. Mais les financements des compétences des départements et des régions demeurent soumis au bon vouloir du pouvoir central parisien (c’est-à-dire de Bercy) et les collectivités locales sont les premières à être sollicitées lorsqu’il faut faire des allègements d’impôts et des coupes budgétaires. Certes, les fonctions régaliennes, telles que la défense, la politique extérieure ou la justice, demandent une gestion nationale mais rien ne justifie la centralisation de toutes les autres politiques et de leur financement. La prétendue simplification passe en fait par la dévolution des pouvoirs au niveau pertinent.
Le fédéralisme permet aussi et avant tout de relancer la vie démocratique. Le mouvement des gilets jaunes ne demandait rien d’autre, partant des soucis de vie quotidienne dans les territoires (le prix du carburant) pour déboucher sur une demande de référendum citoyen peu ambitieux mais pourtant inacceptable dans une telle République oligarchique. L’absence de débouché politique de ce mouvement n’a toujours pas été résolu et l’état d’esprit reste identique dans la population. Le Grand Débat macronien a poussé le mépris jusqu’à enterrer tous les cahiers de doléance -pourtant riches- qui avaient été produits à cette occasion. Il serait temps de les reprendre et surtout de mettre en place une procédure institutionnelle alternative.
Des parlements régionaux par tirage au sort
Les institutions nationales sont bloquées et disqualifiées dans leur fonctionnement et leur personnel, et toutes les réformes imaginées comme la proportionnelle, certainement nécessaire, n’y changeront rien si elles renforcent encore les partis. Pourtant, il est possible d’ajouter une couche institutionnelle qui recrée de la légitimité par le bas, par les territoires et par des membres représentants désignés sur un autre mode. Le vote a été disqualifié comme méthode de représentation unique car trop schématique, trop réducteur de l’expression des préférences et de la complexité des problèmes, et enfin dévoyé par les partis et les mécanismes de la Vème République. Il faut pourtant le garder encore pendant un certain temps mais le faire cohabiter avec d’autres modes de représentation, le tirage au sort de parlements régionaux sur la base d’un panel représentatif de la diversité de la population régionale. Avec le temps, il sera nécessaire de supprimer certains niveaux institutionnels redondants ou dont l’utilité n’a guère été démontrée (assemblées départementales et sénat probablement) mais à la condition que de nouvelles procédures aient été inventées pour combiner les assemblées élues et les parlements tirés au sort. Ce mode de désignation, avec représentativité statistique de tous les traits qui font la diversité d’une nation, présente l’avantage de ne pas entrainer le projet fédéraliste dans des revendications nationalistes qui pourraient s’infiltrer et qui reproduiraient les mêmes polarisations a priori. On a pu voir avec les différentes conventions citoyennes à quel point la composition des points de vue devenait possible avec des personnes tirées au sort (et non selon les schémas partisans nationaux), certes porteuses de leurs visions et de leurs intérêts mais capables de traiter chaque question en détail avec l’appui d’une formation par des experts.
Insurrection ou révolution tranquille ?
Cette « démocratie dialogique », cette « wikidémocratie » ou cette « assemblée cosmopolitique », comme on voudra l’appeler, n’a aucune chance d’émerger dans la France de la Vème République, comme l’a montré le sort réservé aux avis des conventions: il faut pour cela inventer des espaces de débat et de pouvoir qui doivent être conquis par le public, par les mouvements sociaux et par les instances locales convaincues d’une nécessaire sortie non-violente des impasses institutionnelles actuelles.
Car ne nous voilons pas la face : la crise de régime actuelle, encouragée par de tels partis bonapartistes, en l’absence de garant présidentiel qui s’obstine à jouer au boute-feu, ne peut que déboucher sur une insurrection violente dont toutes les années Macron ont montré la possibilité. La seule incertitude vient de sa date d’émergence : avant la prise de pouvoir du Rassemblement National ou après. C’est pourquoi le moment fédéral doit nous sortir de cette tentation en créant une « plateforme pour des parlements régionaux », sur site et en ligne, qui reprendront le pouvoir progressivement et redéfiniront l’architecture institutionnelle de la France, dans une « révolution tranquille », qui pourrait s’inspirer du Québec. Le design des institutions n’est pas un mécano, c’est un enjeu essentiel de relance du projet national qui fait sens pour les personnes, et qui relance une possible vie commune, en sortant des haines radicales qu’engendrent le racisme/ la xénophobie et l’oligarchie.