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Billet de blog 15 avril 2023

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Changer de cible : comment obliger le CAC40 à débrancher Macron

Et maintenant ? Ne visons plus Macron mais ceux qui tirent les fils de la marionnette qui se prend pour un roi : les entreprises du CAC40 et les investisseurs de la finance. Réduisons les mouvements de masse épuisants et impuissants pour passer à des attaques multiples de collectifs contre la réputation des firmes financiarisées. Paralysons le système financier et non le système productif.

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La question « et maintenant ? » se pose à tous et l’analyse réaliste du monde qui est le nôtre doit guider les propositions et non les seules références historiques du mouvement ouvrier, souvent inadaptées au capitalisme financier contemporain. Car on le voit bien, ni action parlementaire ni mouvement de grèves dans les entreprises (et le service public) ni manifestations massives n’ont suffi. La proposition de grève générale ne prend pas pour une bonne raison : le rapport salarié au travail a changé et le rapport de forces a lui aussi basculé. En faveur du « patronat », comme on dit ? Non, il faut être plus précis, en faveur du capital et plus particulièrement de la finance spéculative. Ce point de bascule s’est produit progressivement depuis 1980 mais il s’est accéléré depuis les années 2010 avec la toute-puissance des firmes de la tech et l’abondance des liquidités, poussées par les banques centrales et leur argent hélicoptère (pour résoudre la crise de 2008, la crise de la zone Euro puis la crise Covid). Ce capitalisme financier qui veut l’écrasement des avantages acquis par le mouvement ouvrier se débrouille pour faire disparaitre le salariat (intermittence, autoentrepreneuriat, actionnariat), les protections sociales (conditionnalité et surveillance des allocations diverses, guerre aux chômeurs, sabotage des retraites par répartition) et les soutiens idéologiques de cette tradition historique (emprise sur les médias, disqualification des corps intermédiaires, mépris des syndicats). Tout cela de façon encore plus exacerbée en France, non seulement grâce aux leviers autoritaristes de la Vème République mais aussi parce que notre économie est plus financiarisée qu’ailleurs. Alors qu’en Allemagne une véritable industrie non totalement sous la coupe de la finance s’appuie sur une force de travail qualifiée et organisée. Dans ces conditions les formes classiques d’opposition ne fonctionnent plus du tout, malgré l’unité syndicale.

Romaric Godin avait raison d’appeler à une nouvelle stratégie de la part des syndicats, mais pour cela, il faudrait qu’ils se décentrent de leur propre base et de leur vision du système productif et mesurent les propriétés de l’adversaire, sinon ils continueront les manifs, les débrayages et jamais aucune grève générale ne verra le jour. Car ce moyen-là est lui-même épuisé. Comme le sont les ressources budgétaires des salariés mais aussi parce que le « tous ensemble » a été rendu impossible par l’émiettement des statuts, des postes, des entreprises, etc. A l’exception de quelques points de passage obligés que sont les raffineries, la gestion des déchets, l’électricité voire les transports. Mais ces blocages finissent par toucher plutôt les plus démunis et les « gens ordinaires », ce qui conduit à dresser le peuple contre le peuple « pris en otage » !

Reprenons donc le raisonnement en partant d’un exemple d’action déjà menée cette semaine : l’invasion du magasin Louis Vuitton sur les Champs Elysées. C’est dans cette voie qu’il faut s’orienter pour plusieurs raisons (et cela prolonge les propositions de Michel Feher dans AOC parlant des Robin des Bois).

1/ L’adversaire n’est ni Macron ni « les patrons » mais la finance, en gros le CAC 40 et ses firmes qui pompent toutes les richesses (qui existent bien et n’ont fait que croitre) -et aussi les investisseurs qui parient sur les valeurs françaises-. La liste varie régulièrement et certaines firmes en sortent délibérément ou n’y sont jamais entrées, donc il faut viser large. Macron l’a bien dit : « "je ne peux pas la retirer, je me dois d'envoyer un signe aux marchés". Ce sont elles qui ont mis en place Macron après avoir hésité avec Fillon, branche qui s’est avérée pourrie mais qui eût été aussi malfaisante, ne nous faisons pas d’illusion, mais plus politique, ce que ne sait pas faire Macron. C’est là sa faille, il méprise la politique et tous les corps intermédiaires et pousse à la disruption de manière sadique (voir mon billet précédent sur ce blog) et c’est la méthode qu’on enseigne aux cost killers des business schools. Or tout le CAC40 n’est pas prêt à assumer une telle violence dans les rapports sociaux et reste sur un modèle de politique anesthésiante que la droite classique savait pratiquer en même temps que le bâton, pour produire de la servitude volontaire. Ces failles-là doivent être exploitées.

2/ Ce qui fait peur à ces adversaires financiers, ce ne sont pas les manifestations, ce ne sont pas les grèves, ce sont un peu les blocages certes, mais surtout les effets de réputation financière sur leurs propres firmes. Car c’est le point aveugle de toutes nos réflexions stratégiques. Le premier niveau d’action doit être purement technique pour paralyser le système financier. Pour que le système financier fonctionne, il faut que les flux d’informations fonctionnent : toute action de sabotage élémentaire comme coupure d’électricité, coupures de réseaux de télécommunications et hackings de divers types pour faire tomber des serveurs est une menace sérieuse. Seuls quelques groupes sociaux clés peuvent mener ces actions et il faut lancer des appels en leur direction et coordonner leurs actions.

3/ L’autre dimension clé de l’activité financière, c’est la réputation, moteur de la spéculation qui fonctionne aux anticipations des attentes des autres participants au marché financier. Les algorithmes passent leur temps à monitorer les moindres signaux et traces qui font indice de dispositions à acheter/ vendre, de liquidités disponibles. Toutes choses qui sont éminemment sensibles à des signaux très faibles mais repondérées (le supposé équilibre des marchés) pour afficher un semblant de stratégie justifiable dans les reportings divers (qui est en fait une fiction). Les entreprises du CAC40 comme les start-ups et un nombre toujours plus grand des entreprises vivent sous la coupe des directeurs financiers et de leur appréciation des mouvements spéculatifs du marché. Rappelons que tous ces dirigeants sont désormais plus intéressés directement à la valeur des titres en bourse qu’à leur salaire ou aux performances commerciales classiques des firmes. La clé de ces valorisations, ce sont donc les réputations des uns et des autres et la perception des réputations. Les ventes réelles d’un produit ne sont plus qu’un élément parmi d’autres signaux, encore important car il joue sur la réputation et l’attractivité du titre et non en termes de parts de marché réels ou de revenus réels. C’est ce que Feher a déjà montré (dans Le temps des investis, 2017) : tout le monde cherche à séduire les investisseurs, d’où le poids prépondérant des fonds d’investissement, dont les fonds de pension, ironie de la situation au moment de la réforme des retraites qu’on aimerait financiariser au maximum car tant de liquidités immobilisées sont un gâchis innommable pour eux ! Levier d’action clé donc : tout ce qui peut saboter la réputation de ces firmes du CAC40 et des investisseurs étrangers sur la place de Paris, car c’est cela qui leur fait peur. Montrer qu’ils sont devenus les ennemis du peuple et le faire comprendre aux investisseurs dans une propagation  (voir mon livre récent sur les propagations) de réputation pourrie qui peut finir en panique boursière.

3/ Les actions qui peuvent engendrer cet effondrement réputationnel sont alors innombrables. L’action chez Vuitton en est un bon exemple. Pas de violence (car le mouvement joue lui aussi sur sa réputation), du grand spectacle ( car tout est réputation, donc visibilité maximum à assurer), effet de peur garantie chez les clients mais aussi et surtout pour la firme (peur du discrédit avant tout, à l’international même), étiquetage martelé sur les superprofits de LVMH/ Bernard Arnault ( dans la lignée de ce que fait Ruffin depuis longtemps), désignation d’un ennemi précis facile à reconnaitre (les vampires du CAC40, des fonds spéculatifs et leurs superprofits) et prémisses d’actions de blocages (approvisionnements) et de boycott (par les consommateurs car image de honte associée aux produits LVMH, analogue à l’effet de disqualification de l’avion qui commence à fonctionner). Les blocages par les salariés de secteurs clés peuvent s’y ajouter : coupure d’électricité visant ces firmes, déversement des déchets collectés dans toute la ville devant leurs magasins et leurs sièges (on pourrait demander conseil aux paysans de la FNSEA qui le font sans cesse et dans l’impunité totale !), etc.

4/ Ces actions doivent être imprévisibles car cela crée une diffusion radicale de l’insécurité mais attention, pour les seules entreprises du CAC40 et les fonds d’investissement, ce qui change totalement la donne : lorsque tous les magasins Vuitton, les stations Total ou les agences BNP Paribas devront être protégées en permanence par la police, le coup à l’image sera radical. Ces actions doivent être rapides et hypermédiatisées, ce que des collectifs écologistes savent très bien faire (de Greenpeace à Extinction Rebellion mais aussi Attac). Nous passons de l’action par le nombre à l’action par le scandale (selon la grille d’Offerlé pour les répertoires d’action des mouvements sociaux). S’il faut le faire, c’est que le capitalisme financier est ultra-sensible au scandale et à sa réputation et pas du tout à la puissance du nombre. Cela permet de prendre acte que le lieu du pouvoir n’est plus le parlement (ridiculisé par Macron lui-même), ce que le peuple-qui-s’abstient a compris de fait, ni même l’exécutif qui ne fait qu’exécuter des mots d’ordre du libéralisme, radicalisé par ses soins en disruption sadique. Macron lui-même n’est pas une bonne cible directement, car même si sa réputation est totalement détruite, ce qui est le cas désormais, il dispose des leviers légaux pour continuer sa politique (ce qui permet de sortir du débat creux sur les formes de légitimité : de façon opérationnelle, ce sont désormais des enjeux de réputation, point). Mais lorsqu’il se montrera incapable de protéger de fait la réputation du CAC40 et l’attractivité financière de la place de Paris, là il deviendra nuisible pour ceux qui ont investi en lui et il sera débranché.  

5/ Le pilotage de ces actions est paradoxal. Il ne peut être affiché comme stratégie globale et unifiée car c’est sa versatilité qui le rend producteur d’incertitude (source essentielle du pouvoir, rappelons-le). Ce doit être l’occasion de renouer avec des formes d’action décentralisées, collectives que les Gilets Jaunes ont cherché à mettre en place mais cette fois sans avoir à occuper quoi que ce soit dans la durée, c’est même le contraire qu’il faut privilégier (ce ne sont plus des guerres de position mais bien des actions de guérilla qui sont les plus déstabilisatrices). Les effets mobilisateurs de groupes organisés mais décentralisés et plutôt autonomes doivent être recherchés pour sortir de cette dualité entre expérience de la masse (les manifestations parfois très réussies mais parfois très ennuyeuses) et isolement dans la protestation (compensée par les réseaux sociaux qui valorisent l’expression et la radicalité mais rarement la discussion stratégique et politique approfondie). Ce que les grèves font aux participants et ce qui se passait sur les ronds-points des gilets jaunes doit être relancé dans des formes de collectifs qu’il faudrait appeler les CAC (Comité d’Action Citoyenne), contre les 40 voleurs si on veut jouer encore avec les mots. Leur ancrage local est important mais aussi la division du travail par secteur, de façon à être précis et efficace car ces actions de sabotage réputationnel méritent une préparation fine qui suppose de connaitre le secteur en question. Les bloqueurs des incinérateurs sont un bon exemple de coordination locale, souple et sectorielle à amplifier et à dupliquer.

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