La gêne rencontrée lors de la programmation du colloque Bruno Latour ou l’art de rassembler à Sciences Po (dont j'ai parlé ici) s’est accrue ces jours-ci à la lecture du livre d’entretiens avec Nicolas Truong, Habiter la terre (LLL, 2024). Ce retour sur son œuvre est passionnant et pourtant un biais constant s’introduit, un peu analogue à celui que diagnostique BL lorsqu’il qualifie les modernes d’êtres « à la langue fourchue », qui ne disent pas ce qu’ils font et qui ne font pas ce qu’ils disent.
Les modernes présentent leur vision du monde comme issue d’une connaissance purifiée qui sépare nature et culture, humains et non-humains, alors qu’ils pratiquent sans cesse l’entrelacement de tous ces modes d’existence. De ce fait, ils se condamnent à l’impuissance comme on le voit pour la crise écologique car leur point de vue sur le monde et leurs « modes d’attribution de l’agency » (principe que j’ai repris dans mon livre Propagations) sont inadaptés et produits par une forme de fausse conscience (terme que n’utilise pas BL).
Mais en fait, je me rends compte en lisant les publications récentes de Bruno Latour et celles qui lui bâtissent un monument comme penseur du XXIeme siècle, que son œuvre et son existence relève du même point aveugle. BL a toujours vanté l’irréduction, la description et l’abandon du surplomb ou du double-clic comme il disait à propos des sociologues notamment, cibles de tout son mépris, qui pensaient « société » à propos de tout phénomène observable et se satisfaisaient de cette réduction totipotente. Alors qu'en fait, il adoptait lui-même des positions de surplomb dans la plupart des sujets qu'il abordait.
Ce que fait un manque d'expérience de l'intérieur
Car j’ai appris une chose dans l’expérience quotidienne du travail avec Bruno Latour pendant quelques années (2008-2015 au médialab de Sciences Po) après un compagnonnage intellectuel commencé en 1986, c’est qu’il s’autorisait à parler de choses qu’il ne comprenait pas de l’intérieur, qu’il n’avait pas vécues, qu’il résumait aux quelques impressions reçues par des observations parfois approfondies mais très orientées par un point de vue a priori et notamment par son programme d’étude systématique des modes de véridiction. En fait, Bruno Latour n’avait pas été « à l’intérieur » de tous ces mondes qu’il décrivait et cela faisait la grande différence avec ma propre façon de connaitre ce monde et de pratiquer la science. Mais BL faisait, lui, de la philosophie, rappelons-le, et cela montrait bien les points de vue différents qui étaient les nôtres. Ce point de vue de l’intérieur est très bien théorisé et mis en avant par Peter Sloterdijk, beaucoup plus inspirant et radical sur ce plan que la philosophie de Bruno Latour. De même, William James naviguait entre la connaissance par concept (knowledge about) et la connaissance par familiarité, par contact (knowledge by acquaintance) (cité par J. Damian, in Tollis et al., L'effet Latour, 2014).
Or, cela change tout dans la description que l’on peut faire du monde en question, et surtout cela change tout sur la portée, la visée du discours que l’on peut tenir. Car, et cela me frappe à la lecture de ce dernier ouvrage, aucune des propositions de Bruno Latour ne permet de déboucher sur un programme d’action scientifique, politique ou autre. Cette impuissance et surtout son dédain pour ces solutions opérationnelles que, de mon côté, je cherchais toujours à mettre en place disent bien un certain point de vue surplombant sur le monde, à rebours de toute la philosophie qu’il portait, dans une forme de double langage qu’il savait si bien détecter chez les autres. Notons les éléments biographiques marquants de ce point de vue.
Expérience 1: diriger un laboratoire ?
Bruno Latour n’a jamais dirigé de laboratoire avant le médialab qu’il a co-dirigé avec moi à partir de 2009 mais aussi avec d’autres, au point de constituer une armée mexicaine de directeurs, typique d’un non-management laxiste (un directeur technique, un directeur des opérations, etc.), plus proche d'un modèle inspiré pour reprendre les catégories des grandeurs de Boltanski et Thévenot. Ce qui veut dire qu’il a pu consacrer tout son temps, durant toute sa vie, à la recherche et c’est une chance pour lui et pour la philosophie.
Mais cela veut dire aussi ne pas savoir ce que c’est que le stress d’un rapport d’orientation, d’un budget, ni la subtilité d’une gestion comptable, fiction si intéressante à penser dans notre monde de calcul quotidien. J’ai pu m’en rendre dans tous mes postes de directeur de laboratoire mais avant cela comme chef d’entreprise (et donc de 1989 à 2019), lorsqu’on devait par exemple comptabiliser dans le bilan de ma société notre « production stockée » alors qu’il s’agissait d’œuvres immatérielles. J’ai même rédigé personnellement les statuts de ma société Euristic Média pour entrer dans la matière juridique, pour comprendre ce qui était en jeu en détail et me trouver à l’intérieur d’un entrelacs d’entités, de conséquences qui font ontologie et finalement institution, avec le grade-fou d'un expert-comptable.
Or, alors que le compte-rendu d’observation fait par Bruno Latour sur le conseil d’Etat pouvait laisser penser qu’il avait saisi quelque chose de cette fabrication du juridique, les membres du Conseil admettent qu’ils n’avaient à peu près rien compris à sa version très romancée de leurs pratiques, puisqu’en effet, il n’avait jamais fait leur expérience de l’intérieur. Il n’avait d’ailleurs pas tenté d’entrer dans les restitutions subjectives de cette expérience, malgré quelques restitutions d’entretiens dans ses premiers livres (Laboratory Life ou Aramis), ce que nous faisons lorsqu’en ergonomie par exemple nous procédons à une extraction d’expertise, toujours multidimensionnelle et très précise. Sa critique de la phénoménologie qui avait cette prétention à restituer l’expérience en première personne insistait avant tout sur son absence de réalisme car c’était tous les points de vue de l’univers qu’il fallait faire entrer dans les comptes-rendus et non seulement celui de ces humains replacés au centre de tout. De fait, les descriptions riches de ses terrains faisaient remonter à la surface tous les êtres jusqu’ici ignorés dans les sciences sociales notamment, mais au prix de la disparition des expériences des « acteurs-eux-mêmes », dont il évitait de donner trop d’épaisseur biographique par exemple. Et quand la narration le permettait, l’expérience de chercheur de Bruno Latour était restituée mais comme observateur ou comme romancier des personnages qu’il avait créés pour l’occasion. Au bout du compte, l’impression étrange de ces travaux de terrain, c’est que tout est organisé de main de maitre pour faire des coups rhétoriques, très convaincants voire séduisants, mais rarement mis à l’épreuve scientifiquement (ce qui ne gênait pas Bruno Latour tant que ça) ni à l’épreuve de la vie, de cette vie irréductible, elle, à tous ces effets de style ( ce qui est plus gênant quand on est un irréductionniste anti métaphysique comme lui). On serait loin alors des « comptes-rendus risqués » présentés comme impératif de méthode dans « Refaire de la sociologie ».
Expérience 2: diriger la recherche à Sciences Po
Seconde particularité biographique : Bruno Latour fut directeur de la recherche à Sciences Po, mais précisément, cette première responsabilité à près de 60 ans, était un poste en surplomb, où l’affichage et la complicité avec le directeur Richard Descoings étaient essentiels pour engager la disruption que les deux compères appelaient de leurs vœux. Mais comment "assembler" et comment "diriger" des chercheurs (!) quand on ne sait pas de première main ce qu’est la direction d’un laboratoire, tâche souvent obscure, gaspilleuse de temps, bureaucratique, faite de toutes petites tâches et de quantité de réunions qu’on finit souvent par trouver peu productives mais qu’il faut quand même supporter. Depuis la hauteur d’une direction de la recherche, il est difficile d’afficher une empathie ou seulement une connaissance vis-à-vis de ceux que l’on est supposé diriger (même si le terme lui-même relève de l’oxymore dans toute l’activité scientifique, surtout en sciences sociales).
Cette extériorité à un monde qu’il cherchait à décrire vaut aussi pour l’observation des laboratoires scientifiques des sciences dures. Son regard si original était en effet le produit bénéfique de cette extériorité, de la transposition d’un univers de référence plutôt anthropologique à la vie d’un laboratoire dont toutes les questions organisationnelles étaient presque évitées, celles à laquelle se résumait la sociologie des sciences traditionnelle pré-latourienne (pouvoir, argent, domination, etc.). Le gain permis par cette entrée dans les énoncés ne compensait pas toujours la perte du savoir-faire classique du sociologue des organisations qui aurait pu être aussi mobilisé dans cette description ni la perte de l’expérience des personnes concernées par la vie ordinaire au ras des paillasses de laboratoire (et là salaire, carrière, emplois du temps ont aussi leur place par exemple). De fait, la description n’est jamais infinie mais orientée par un point de vue car il n’existe donc pas de « tout » social, et je suis d’accord avec lui, mais alors comment prétendre à des descriptions sans fin, au nom de l’irréductionnisme ?
Les réductions présentes inévitablement dans ces observations mêmes tiennent en grande partie à cette réduction radicale qu’est l’extériorité à l’expérience intime, d’un humain… ou d’un non-humain d’ailleurs. Ce qui m’a semblé de mon côté un atout majeur pour faire preuve de réalisme par rapport aux acteurs que je rencontrais, mais aussi d’empathie…ou d’antipathie ! Car cette extériorité à l’expérience vécue se traduisait aussi chez Bruno Latour par un refus de prendre parti très étonnant, stimulant au début d’une recherche mais étonnamment peu engagé lorsque des diagnostics s’imposent. Mais cela aurait été alors entrer dans la position politique de tout chercheur, que Bruno Latour, même devenu écologiste, a toujours voulu laisser dans le vague.
Expérience 3: faire de la politique
Autre volet biographique, la politique en effet, qui a valu la dernière vague de notoriété à Bruno Latour dans les dernières années de sa vie. Je l’ai pointé dans un autre article sur "l’art d’assembler" attribué à Bruno Latour, il était excellent pour obliger à l’exploration des problèmes et à la prise en compte des parties prenantes, jamais épuisée. Mais il ne dit quasiment rien, ni dans son livre « Politiques de la nature » ni dans ses derniers ouvrages, sur les procédures de décision qui supposent hiérarchisation, commensurabilité, et donc réduction et in fine négociations. J’avais cette expérience personnelle de l’intérieur de la vie politique, en tant que membre et responsable de parti (la LCR dans les années 70, puis à partir de 1991, Génération Ecologie, Convergences Ecologie Solidarité puis les Verts jusqu'en 2008) et en tant d’élu (adjoint au maire de Rennes chargé du numérique et de l’environnement de 1995 à 2001). Nous avions bien noté la différence d’expérience entre nous et Bruno Latour avait d’ailleurs imaginé pouvoir me suivre en tant qu’observateur pour voir comment se fabriquait la politique locale dans une mairie. Car il était très curieux, qualité majeure, et prêt à questionner chacun sur ses propres spécialités.
Mais lui-même n’a jamais fait l’expérience de l’intérieur des batailles de motion entre courants d’un parti qui durent jusqu’au milieu de la nuit, des intrigues pour propulser un allié à tel ou tel poste, dans telle ou telle instance de décision parallèle mais rémunératrice, de l’angoisse de l’élu avant la nouvelle élection, insécurité qui oriente en fait toute son énergie dès le début d’un mandat, des paranoïas vis-à-vis des coups bas de ses propres amis qui occupent l’espace médiatique sur un problème qui relève de votre responsabilité, des résumés abrupts et des travestissements de votre propos par les médias, de la joie de faire vibrer une foule lors d’un meeting ou de la déception d’une salle vide, de la difficile gouvernance de services techniques avec leurs habitudes bureaucratiques et des belles surprises d’alliés de l’administration qui appuient tel ou tel projet, des réorientations d’un projet pour des raisons d’acceptabilité politique, etc. Tout cela est éprouvant émotionnellement et les passions comme je l’ai écrit (Boullier, 2002) sont bien au cœur de la vie politique et de sa violence, qu’on n’imagine guère lorsqu’on y est extérieur. Et tout cela était profondément méprisé par Bruno Latour, de même que les militants en général et en particulier les écologistes, ce que j’ai toujours trouvé très injuste, quand on a passé trente ou quarante ans à combattre pied à pied tous les dénis et les délits des productivistes sans attendre les lumières d’un prophète sans mains de l’anthropocène (pour reprendre les termes que BL aimait citer, ceux de Péguy, sur la métaphysique de Kant, qui garde les mains propres car elle n’a pas de mains).
Lorsque Bruno Latour disait que le personnage politique devait savoir « parler tordu », que la trahison est nécessaire (encore dans le dernier livre avec Nicolas Truong) il avait compris quelque chose de cette permanente gymnastique entre arènes, alliances, et circonstances, mais il oubliait alors qu’il fallait aussi posséder une colonne vertébrale car à force de contorsions, on risquait fort l’entorse et le procès en opportunisme. Alors que sa critique des "militants" opposés artificiellement aux "activistes", alors qu’ils se convertissent souvent dans les deux sens, ignore cette nécessité de colonne vertébrale, de capacité à résister pour sortir de cette version molle d’un compositionnisme infini qui paralyse, dans l’adaptation ou la collusion.
Cette double nature de la personnalité politique (vision/ conviction vs manœuvres/négociations) aurait mérité d’être examinée de près et non seulement d’un point de vue abstrait autour de « problèmes » qu’on peut redéfinir en chambre sans mesurer la portée quasi énergétique de chacun de ses énoncés. Les moments de violence, d’émergence, de mouvements de foule restaient de fait hors de sa portée car finalement, il se retrouvait plus dans la vision d’un Dewey d’une exploration rationnelle des problèmes par enquête que dans celle d’un Tarde qui acceptait, lui, ces processus de contagion. Ce qui constitue aussi l’une des limites de la vision par « controverses », déjà réductrice des pratiques et des situations comme toute grille a priori (Tollis, 2014). Tout cela fournit une clé de compréhension du succès médiatique des derniers écrits de Bruno Latour et dans le même temps de leur faible impact politique, de leur impossible réappropriation, sous réserve d’un traducteur opérationnel possédant une culture de l’intérieur de cet univers politique. On peut alors considérer que, hélas, la postérité de la pensée politique de Bruno Latour sera inexistante quand bien même son aura intellectuelle demeurera.
Expérience 4 : où sont les corps?
Autre trait qui peut questionner : il est tout aussi étonnant de voir à quel point les expériences corporelles ne tenaient guère de place dans la pensée de Bruno Latour, si ce n’est sous les formes légitimes de la danse qu’on observe. Mais le sport, passion populaire, n’avait guère de place dans ses recherches, pas plus que la sexualité ( et son désintérêt total pour la psychologie en général, toute entière disqualifiée, des sciences cognitives à la psychanalyse, reste pour moi une énigme alors que les travaux sur les attachements auraient pu en bénéficier). Seulement avec les artistes pouvait-il s’autoriser cette sortie hors des rails, avec Speap notamment, l’école des arts politiques créée à Sciences Po. Cependant, rappelons aussi que la bonne chère ne lui était pas étrangère et son éducation bourguignonne n’y était pas pour rien. Mais tout cela dessine des mondes sociaux plus réduits que sa vaste culture livresque, plus légitimes que son affichage de franc-tireur, et plus centrés sur un ancrage permanent dans le quartier latin que l’apparente étendue infinie des savoirs et des rencontres.
Ainsi dans les pratiques pédagogiques, comme dans celles de Forccast (Formation par la cartographie des controverses à l’analyse des sciences et des techniques, programme Idefi 2012, que j'ai dirigé jusqu'en 2015), tout ce que j’ai pu mettre en avant, comme le théâtre ou l’art oratoire ou encore les dispositifs matériels originaux de la classe (j’ai conçu entièrement -à Sciences Po- une salle de cours pour l’étude des controverses), ne semblait guère compter face à la démarche de petits savants enquêteurs qu’on demandait aux étudiants d’appliquer. La qualité technique de l’argumentation sur un sujet donné n’était pas questionnée tandis que l’évaluation reposait avant tout sur la présentation et le compte-rendu de l’expérience ainsi effectuée. Il n’aimait guère que l’on intervienne pour montrer aux étudiants les limites techniques de leur travail sur le sujet qu’ils traitaient, et que parfois je connaissais intimement (en agriculture par exemple, les politiques des semenciers non mentionnés dans un sujet sur les sols). Comme si les énoncés ne pouvaient pas être mis à l’épreuve et que l’étude de la controverse devenait avant tout une figure de style. Ce qui conduisit à nos désaccords sur la façon de formaliser les études des cas et leur mise à disposition publique, qui n’a débouché sur aucune offre de formation qui aurait pourtant pu se diffuser largement.
Expérience 5: Un numérique romantique sans calcul
Enfin, dernière observation biographique. Pour le numérique, la coupure fut quelque peu caricaturale. Autant Bruno Latour avait une véritable pratique des logiciels de bibliographie et de citation qu’il utilisait vraiment, autant toutes les autres activités numériques possibles devaient être déléguées. Il n’avait jamais programmé (et je l’ai moi-même très peu fait) mais il entrait rarement dans les détails des calculs et des visualisations, ou de certaines offres techniques nouvelles, en matière d’ingénierie linguistique, pourtant clé pour son étude des formes de véridiction. Comme sa préoccupation n’était pas du tout celle de la robustesse de ses énoncés, qui étaient brillants par leur forme et leur nouveauté, ce qui suffisait à son métier, la validation par des traitements automatiques du matériel linguistique était une curiosité mais n'entrainait jamais une nécessité de plonger dans le matériau lui-même en apprenant à le manipuler. De ce fait, l’expérience du numérique se fit toujours par procuration, à distance, en insistant sur le produit final, les visualisations, toujours décevantes d’ailleurs, d’où l’importance du rôle du design chez lui, et sans capacité critique au cœur même de la technologie, ce qui est un peu paradoxal pour celui qui a tant renouvelé avec Michel Callon l’analyse sociale de la technique. Il me fallait même combattre la vision romantique du numérique qu’il diffusait avec l’appui de T. Venturini, celle de la copie carbone du social, qui relevait selon moi de l’arnaque intellectuelle totalement anti-STS, sous couvert de remise en cause de la division quali-quanti, que le numérique allait rassembler miraculeusement, avec à la fois le détail infini des traces, la visibilité immédiate des liens, voire même le suivi constant des évolutions (Latour, Venturini, 2009).
De mon côté, mon analyse du numérique s'était grandement enrichie d’avoir pu faire l’expérience, certes assistée, par exemple de la construction d’ontologies dans les années 90, de l’utilisation de SVM (Support Vector Machines) où l’on doit choisir le nombre de clusters que l’on veut et les labelliser, du travail de nettoyage des données pour un projet de suivi de mèmes, d’analyses linguistiques de retours clients, toutes choses que j’ai pu (et dû !) faire à l’EPFL, à l’UTC ou dans mon entreprise, pour différents projets. L’approche expérimentale que j’ai pu apprendre en créant Lutin User Lab à la Cité des Sciences m’a aussi permis de sélectionner du matériel d’oculométrie et de tests en Hollande, de l’étalonner, de suivre les calculs et de faire des choix de paramétrages, à toutes les étapes, avant de pouvoir commenter les résultats. On apprend là l’exigence élevée de rigueur et de compte-rendu des méthodes quantitatives expérimentales qui rend très modeste sur la validité de ses propres énoncés. Cette modestie-là ne convenait sans doute pas à l’explorateur éclairé en bottes de sept lieues que devenait Bruno Latour, alors même que cette infinie attention à toutes les médiations qui font tenir le social était pourtant ce qu’il prônait aux tout débuts de sa carrière. La délégation est nécessaire, certes, la division du travail indispensable et personne ne peut naviguer à la fois entre la connaissance fine de Whitehead et celle des paramétrages de Gephi pour l’analyse des graphes. Mais il faut alors reconnaitre que les énoncés produits sont situés, ont une validité limitée à ce point de vue réducteur malgré sa prétention à la généralité et à l’irréduction.
Les coups rhétoriques brillants dispensent-ils de l'expérience vécue et de la validation scientifique?
Tous ces éléments finissent par affaiblir la portée des intuitions géniales de Bruno Latour parce qu’elles n’ont pas été mises à l’épreuve, comme on le ferait dans toute procédure scientifique (et non en philosophie) et parce qu’elles n’ont jamais cherché à devenir opérationnelles dans la vie, alors que c’était possible. C’est à cela que je m’attache désormais, dans l’analyse des propagations avec les data sciences, et dans les méthodes d’analyse des controverses que j’enseigne depuis 2003 (La boussole cosmopolitique) pour leur rendre leur potentiel créatif et utile aux choix stratégiques des « acteurs zeux-mêmes ». Ce qui relativise d’ailleurs singulièrement la place de ces acteurs-zeux-mêmes que l’on était supposé suivre.
Mais ce faisant, me dira-t-on, je projette ma vision du monde (qui est ici surtout expérience du monde) sur un philosophe empirique et je procède ainsi à une réduction illégitime. En fait, je pense surtout restituer des éléments biographiques observés et éprouvés par mes soins à propos d’un être d’une puissance vitale et créatrice extraordinaire. Mais je lui fais cet hommage de le prendre au mot de ses propres constructions narratives et théoriques à propos des modernes en montrant qu’en matière de véridiction, il manque des pièces à conviction et que l’expérience "personnelle-en-personne" de Bruno Latour se trouve être bien différente des impératifs philosophiques qu’il cherchait à mettre en œuvre et de l’être de fiction que l’on est en train de construire autour de lui. Personne ne saurait dire lequel de ces trois modes d’être parviendra à tenir le plus longtemps dans nos mémoires.
Il existe pourtant un ouvrage où Bruno Latour s’est appuyé sur sa propre expérience de l’intérieur : « Jubiler ou les tourments de la parole religieuse ». Même si le titre semble là encore reprendre l’exigence perpétuelle de la détection du mode spécifiquement religieux de véridiction, il touche profondément parce qu’il est aussi ancré dans l’expérience spirituelle intime, que seuls ceux qui ont vécu au moins un moment mystique peuvent éprouver. Je partageais cette sensibilité avec Bruno Latour mais nous n’en avons jamais parlé, et son livre est resté quasi clandestin. Il faut dire que les critiques sur le sociologue chrétien n’étaient pas des plus tendres dès lors qu’on mobilise de telles références et que ses écrits sur l’écologie sont traités comme prophéties par les médias. Je trouve assez émouvant que le seul moment d’exposition de son expérience intime, vécue de l’intérieur, soit finalement celui qui porte sur l’objet même de sa thèse de philosophie (1975, Exégèse et ontologie, publiée en 2024), comme un socle de risque d’authenticité qui engendre nécessairement des tourments et n'est pas réductible dans la rhétorique scientifique.