Je n'ai pas beaucoup d'affinités avec les black-blocks. Avec l'âge, je suis devenu un homme d'ordre, sinon de discipline. Je pense que l'ordre et l'organisation font mieux pour lutter contre l'ordre bourgeois que l'agitation et la violence. Voire. Mais quoi qu'il en soit le lancement de pavé et le fracassage de vitrine ne font plus partie de mon arsenal revendicatif.
Pourtant, ce qu'il vient de se passer ce 1er mai à Paris, ne parvient ni à m'étonner ni à me mettre en colère.
D'abord, Emmanuel Macron en visite en Australie nous avait envoyé un symbole clair : "je suis aux antipodes de ce qui s'exprime dans vos cortèges, de ces défilés organisés par les organisations syndicales, qui remettent en question ma politique, la seule possible, la seule sensée, la seule raisonnable."
Emmanuel Macron aurait pu aller consoler sa cousine Angela de ce que son grand ami Donald Trump ne l'a pas reçue avec autant d'embrassades que lui. Il aurait même pu rester à Paris régler divers détails sur un de ses magnifiques futurs projets de loi. Mais non, faisant toujours dans la subtilité symbolique, il lui fallait être aux antipodes. Nous défilons, lui marche dans la plus extrême opposition à nos conservatismes. "Il n'y a pas de jours fériés pour un président de la république".
En 1985, Henri Laborit écrivait "éloge de la fuite". Face à une agression physique ou psychique un animal n'a, au final, que trois solutions : la fuite, la somatisation ou la violence.
Mettons que je me trouve dans un endroit où l'on diffuse une musique que je n'apprécie pas, un boum Boum Boum à mes oreilles inaudible. Il paraît évident que je choisirai de quitter cet endroit aussitôt que possible ou, à tout le moins de m'isoler de ce bruit par un système quelconque de protection. Dans ce cas de figure, la fuite, quelle que soit la forme qu'elle prend, me protège de l'agression sans empêcher quiconque de jouir de ce que lui, perçoit comme une musique.
Dans une situation différente, imaginons un salarié subissant, jour après jour, les vexations, humiliations, pressions et autres formes d'agressivité que l'organisation taylorienne de l'entreprise imposent. Je renvois encore une fois aux travaux entre autre de Danièle Linhart[1]. Ce salarié peut certes démissionner, quitter cet emploi qui l'opprime, en trouver un autre plus épanouissant, dans lequel il sera reconnu ainsi que ses qualités propres. Mais à l'heure actuelle deux choses compliquent cette solution de fuite. La première, c'est la généralisation des mêmes méthodes de management à l'ensemble des entreprises[2] : à quoi bon, donc, mettre en péril ce qu'on a patiemment construit si c'est pour se retrouver dans une situation identique. La seconde, c'est le contexte socio-économique avec un chômage de masse soigneusement entretenu (une "armée de réserve" incommensurable) qui rend la fuite tellement risquée que rares sont ceux qui vont s'y résoudre. Sans être des homo œconomicus, des agents parfaitement rationnels, nous savons néanmoins faire un calcul coût/bénéfice simple ! C'est donc vers la deuxième alternative que le salarié va se tourner : la somatisation. Et c'est toute une collection de troubles physiques et/ou psychiques qui en témoignent, troubles musculosquelettiques, maux de dos, dépendances aux drogues, à l'alcool, insomnies, troubles de l'érection et bien sûr, les divers syndromes d'épuisement professionnel, risques psycho-sociaux que feus les CHSCT connaissent si bien. Le salarié met fin, de cette façon, à l'agression qu'il subit. En France, c'est la solidarité, la médecine socialisée, qui vont permettre cette solution. Sans aller plus loin dans l'analyse, et sans parler de la prévalence des suicides dans le monde agricole, réjouissons-nous du fait que la France, avec son modèle social "archaïque" se maintienne à la dixième place en Europe en ce qui concerne le nombre de suicides[3].
Et c'est à cet endroit que l'on retrouve la troisième réponse à notre alternative : la violence. Soyons clair, je ne me situe pas, ici, dans un registre moral : est-ce que la violence c'est bien ou pas ? Je ne me situe pas plus dans une réflexion politique : est-ce que la violence c'est efficace ou pas ? Je me situe dans une problématique sociale : est-ce que la violence a des causes objectivables ou pas ?
Nous ne vivons, ni dans des boîtes de nuit, ni dans des entreprises. Nous vivons sur la Terre, dans des sociétés. En ce qui concerne la Terre, il existe bien une utopie coloniale, la terra formation d'autres planètes, mais on sent bien, vous et moi, qu'on n'est pas attendus pour l'embarquement des vaisseaux d'Elon Musk ("Ceci est le tout dernier appel pour les passagers à destination de Mars, veuillez vous présenter porte 12 avant fermeture définitive des portes"). Pas de fuite possible de la planète, il reste bien la somatisation, la dépression générale. Mais, on l'a vu pour l'entreprise, cette somatisation suppose une socialisation de la médecine, il faut que quelqu'un prenne soin de vous, quelqu'un d'extérieur. Donc, nous sommes dans une impasse. Nous ne pouvons pas nous reposer sur un corps médical extra-terrestres consolateur.
Reste la société. On peut penser que c'est un lieu dont on peut espérer sortir si elle ne nous convient pas. Est-ce que c'est aussi simple ?
Quel espoir de fuite reste-t-il quand on nous affirme que la politique qui est menée est la seule possible, la seule sensée, raisonnable ? Quand le capitalisme gagne chaque recoin de la planète et que, où qu'on aille, on retrouve ce que l'on voudrait fuir - l'exploitation des ressources, celle des hommes et des femmes - on a l'impression de se cogner la tête contre un mur d'enceinte, sans issue. Jusqu'à la culture et l'art eux aussi réduits à de la marchandise.
Depuis la naissance du capitalisme, la conflictualité, souvent brutale était une forme d'espoir de sortir de cette société. Selon le rapport de force du moment, les possédants cédaient ou pas des droits nouveaux. Classe contre classe, modèle social contre modèle social, la société capitaliste laissait entrevoir une issue, des échappatoires.
Le communisme était une échappatoire. Le Power Flower était une échappatoire. Le "retour à la terre" était une échappatoire. L'écologie politique était une alternative.
Tout semble s'être arrêté au début des années 1980. C'est le fameux TINA de Margaret Thatcher.
La France résistait encore à cette fatalité de l'hégémonie néolibérale grâce, en partie au modèle social hérité de l'immédiat après-guerre, jusqu'aux lois Auroux. Grâce encore et peut-être surtout à un syndicalisme pugnace.
Or, que se passe-t-il aujourd'hui ? 2014 et la trahison de François Hollande s'appuyait encore sur un syndicat (CICE, ANI, Lois Rebsamen etc.). C'est encore vrai des lois travail de Myriam El Khomri, quelles qu'aient été les violences policières auxquelles elles ont donné lieu en 2016. Le 49.3 de Manuel Valls était pourtant une première tentative de désintermédiarisation du dialogue social.
Ce que fait Emmanuel Macron, c'est l'achèvement complet de ce processus. Le président ne souhaite plus avoir d'interlocuteurs institutionnels, organisés, formés à la négociation. Emmanuel Macron refuse toute forme de dialectique, affirmant ainsi l'hégémonie de son modèle. Il ne cherche rien sinon l'allégeance. Tout en lui est brutalité. L'évacuation de la ZAD de Notre Dame des Landes en est l'illustration. Il refuse de laisser penser qu'un modèle alternatif puisse exister. Aucun doute ne doit l'atteindre, faute de quoi toute sa construction intellectuelle s'effondre, puisqu'elle est fondée non sur la réflexion, mais sur le consensus "entre pairs".
Alors, que reste-t-il aux jeunes et moins jeunes qui, aujourd'hui contemplent le monde tel qu'il est et se désespèrent de la situation. Pas de voyage vers une quelconque exoplanète, pas d'alternative au capitalisme, pas la moindre concession à attendre de sa part afin de sauver ce qu'il reste à sauver de la biodiversité, des sols, de l'atmosphère. Plus d'espace de discussion avec les corps intermédiaires, plus de débats parlementaires.
Et bien il leur reste la troisième et dernière alternative pour faire face aux agressions physiques, psychologiques, sociales : la violence.
On peut les traiter de vandales, de gauchistes, d'idiots utiles du capital, de fachos. Voyons-les simplement comme des gens qui n'ont pas d'issue. Nous devons vivre avec cette présence.
J'invite les spécialistes de l'histoire des conflits sociaux à confirmer ou à infirmer cette hypothèse. Nous devons trouver comment transformer cette violence en force militante progressiste. Ne permettons pas au pouvoir actuel de laisser la situation devenir totalement incontrôlable comme il semble qu'il s'en accommoderait.
Emmanuel Macron aux antipodes, ni lui ni sa caste n'auront à subir les conséquences d'éventuels désordres. Ils règnent à distance. Ni le territoire ni le peuple ne les concernent véritablement.
[1] Danièle Linhart : la comédie humaine du travail ou encore, dans Bastamag, Nolwen Weiler : la dictature du changement perpétuel, nouvel instrument de soumission des salariés.
[2] Y compris dans les entreprises publiques, c'est même le principal objet des contre-réformes que Emmanuel Macron s'emploie à imposer, parachevant le travail effectué depuis au moins Lionel Jospin pompeusement appelé new public management.
[3] Lire à ce sujet, un article aux conclusions pour le moins ambiguës sur :
http://www.lemonde.fr/societe/article/2018/02/05/le-nombre-de-suicides-continue-de-diminuer_5251863_3224.html