Ne soyons pas naïfs. Les épisodes, dignes des pieds-nickelés, auxquels on a assisté dans les dernières semaines à propos de l'approvisionnement en masques de protection, ne sont pas purement et simplement un signe d'incompétence de la part de ce gouvernement. "C'est quand on s'est rendus compte qu'il y avait une lacune qu'on est parti à la chasse aux fournisseurs" explique le patron d'une chaine de supermarché, à propos des masques.
Ce gouvernement est arrivé à ses fins : démontrer que l'Etat n'est pas le plus apte à fournir des protections. Que les entreprises privées le sont tout autant sinon plus. "Les commandes ont été effectuées après le 24 avril" explique un autre épicier de la grande distribution. Ils seront disponibles dès le 4 mai, soit moins de deux semaines de délais quand, depuis le début du confinement, le gouvernement n'y arrive pas. On se souvient de cet épisode : "le plus gros avion du monde se pose près de Paris avec huit millions de masques" titrait le Parisien le 19 avril. S'en suivait, ici ou là dans les médias, la description quasiment minute par minute de l'acheminement sous bonne escorte du précieux trésor.
Radio France, la voix de son maître, nous précisait que le gouvernement avait fait appel à une société de logistique privée. Elle interviewait complaisamment un porte-parole de cette dernière. La propagande est ainsi faite, insidieuse, sournoise. Elle avance masquée si j'ose dire. Elle est parfaitement à son aise dans un contexte aussi inhabituel que celui de la pandémie. Par charité, je ne reviens pas sur la communication chaotique qui a émané des divers intervenants gouvernementaux quant à la pertinence et la nécessité du port du masque. Il en ressort toujours la promesse, chaque fois repoussée qu'ils seront disponibles… bientôt.
Ces promesses font naître en chacun de nous la rassurante certitude que l'Etat nous protège... du moins qu'il nous protégera. Tout cela a un sens. Nous sommes une Nation, un Collectif pour les moins républicains d'entre nous. La bonne santé de chacun est précieuse pour tous. Tous nos organes effectuent une fonction nécessaire à l'ensemble du corps que nous formons. Les métaphores ne manquent pas. Est-ce qu'on ne parle pas du corps social ? Nous voilà donc, cœur, foie, poumon, bras, sexe, orteil, chacun dans notre rôle, indispensable au maintien de l'ensemble. Le corps physique dans sa totalité doit tout faire pour que chaque organe reste le plus sain possible. On appelle ça l'homéostasie. Sitôt qu'une crise éclate quelque part, une chaîne de contre-réactions agit pour y remédier et retourner à l'équilibre, le précédent, ou quelque chose d'approchant. De la même façon, chaque individu compte et doit être protégé pour assurer l'homéostasie du pays. On essaie de nous faire croire depuis des lustres que, conformément à la vision hiérarchique le cerveau serait plus important que le rein. Qu'on peut vivre sans rate. Cette même stupide vision hiérarchique qui place l'humain au-dessus des autres espèces. Vision à l'origine de la fable imbécile des abeilles. Il y aurait donc dans notre société des êtres plus importants que d'autres ! Ceux-là sauront bien utiliser toutes leurs ressources pour survivre au coronavirus, voire à en tirer profit. Les "manipulateurs de symboles" comme les appelle Robert Reich ; les travailleurs nomades, par opposition aux sédentaires qui eux ne sont pas en télétravail. Ils fraisent, ils nettoient, ils scannent nos achats, ils nous intubent, ils ramassent les emballages de nos courses à distance, livrées par leurs semblables, sédentaires sur des scooters.
"L’exécutif a mobilisé 242 entreprises textiles françaises, qui ont déjà produit 41 millions de masques en trois semaines explique la presse". Rien n'y fait. C'est la grande distribution qui, dès le 4 mai, une semaine donc avant la date prévue pour la fin du confinement, apparaîtra comme notre sauveur. L'Etat sera marqué de l'indélébile trace de l'inefficacité. Soyons clair : pas Emmanuel Macron, pas Edouard Philippe. Non, l'Etat. Ce corps dont nous sommes censés être les organes. Ce sabordage, nous fait devenir encore moins citoyens, encore plus clients. N'en doutons pas un seul instant, les masques entreront dans peu de temps dans les mythologies libérales. Philippe Manière, Dominique Seux les brandiront comme des étendards. « Voyez ! Clameront-ils, qui vous a sauvés ? Le commerce, le doux commerce. C'est bien l'intérêt de chacun qui fait le bien de tous. »
Le ver néolibéral s'insinue jour après jour dans nos cervelles. Et le bruit de ses mastications nous empêche de réfléchir sérieusement… collectivement.