Pas moins de 92 "dirigeants d'entreprises[1]" se sont réunis afin de rédiger une tribune de 50 lignes[2], ce qui leur fait à peine plus d'une demi ligne chacun. Compte tenu de la masse salariale que ces 92 doivent représenter, on comprend qu'ils soient économes de leur temps (et comme je suis moins bien payé, je vais faire plus long).
L'objet de cette tribune patronale, donc, c'est d'en appeler "à une mobilisation collective pour faire de la relance économique un accélérateur de la transition écologique".
Rions un peu.
Ces premiers de cordée commencent par "saluer" le gouvernement français pour les "décisions rapides et massives" qu'il a prise – saluer hein ! Pas remercier. On ne sait pas trop bien de quelles décisions on parle. Un esprit malveillant pourrait penser qu'il s'agit des aides sonnantes et trébuchantes qui leur ont été accordées à l'occasion de la pandémie de COVID. Mais dans ce monde-là, on ne parle pas d'argent. C'est d'un vulgaire mon cher ! Quant à la "solidarité du monde économique" dont il est question juste après, on n'en sait pas beaucoup plus. Serait-ce des prêts garantis par le même Etat ?
Quoi qu'il en soit, c'est la faute à pas de chance. La pandémie, tombe vraiment mal puisqu'elle intervient alors que notre (leur ?) économie commençait à se transformer pour répondre "aux enjeux du dérèglement climatique" et à "prévenir d'autres crises majeures". Comprendre : merci pour le pognon, on continue comme avant, on était tellement bien partis.
Les verbes suivants sont bien significatifs : "nous gardons", "nous réaffirmons". Comprendre nous étions déjà tellement à la pointe de la transformation écologique de nos modes de production qu'il n'y a objectivement aucune raison de modifier quoi que ce soit.
Nous autres, on reste sans voix de ne pas avoir compris jusqu'alors, à quel point l'engagement de toutes ces firmes était total (pardon pour le mauvais jeu de mots. Parce que, oui, le PDG de Total est signataire). Comme nous avons été inattentifs depuis toutes ces décennies de militance. La transformation de la société vers une société respectueuse de l'environnement était en marche et nous regardions ailleurs. Du côté des forêts massacrées, des océans stérilisés, des villes congestionnées peut-être. De toutes ces vies foutues en l'air sans doute.
L'aspect social et les slogans de 2019 ne sont pas oubliés : fin du monde, fin du mois. L'avenir radieux qu'ils nous promettent ces beaux messieurs-dames (6 femmes signataires) se fera avec un "souci encore plus affirmé de la justice sociale" (on savoure le "encore plus"). On n'en doute pas un seul instant puisque parmi nos nouveaux meilleurs amis figure l'inénarrable Denis Kessler. Vous vous souvenez : "Quand on n'est pas révolutionnaire à 20 ans, c'est qu'on n'a pas de cœur. Quand on l'est encore à 40 c'est qu'on n'a pas de tête". Et le fameux " Il s'agit de défaire méthodiquement le programme du CNR". Avec des amis comme ça…
Voilà pour la note d'intention : continuer avec le soutien des euros de l'Etat honni un programme de transformations écologique et sociale de notre société. Le MEDEF (Geoffroy Roux de Bezieux est signataire) converti à la relance keynésienne. Merci au Corona de m'avoir permis de voir ça.
Et l'ambition est réellement là. Pour "sauver la planète", nos preux chevaliers n'envisage pas moins que de faire de la "rénovation énergétique des logements", des "mobilités décarbonées" et, last but not least comme on dit dans la startup nation, du "stockage des énergies renouvelables". Bruno Latour n'a qu'à bien se tenir tout comme Dominique Bourg, Yvan Illich, André Gorz, soudain totalement ringardisés.
Respect messieurs-dames ! A quand les ZAD LVMH, les coopératives Sanofi, BNP, Thalès ? Le mot "Assemblée Générale" va retrouver un peu de saveur, on va s'y écharper à grand coups de concepts révolutionnaires, de slogans situationnistes.
Compte tenu de l'urgence et de l'importance du message qu'ils voulaient délivrer, on n'en voudra pas trop à nos Zola d'avoir évité d'utiliser un vocabulaire trop technique qui aurait pu nous empêcher d'en saisir la substantifique moelle. Des mots comme "salariés", comme "citoyens" (en fait, le mot "concitoyen" l'est. Sans commentaires), comme "démocratie". Ces mots auraient vraisemblablement obscurci le texte. Merci, donc de nous épargner la migraine.
Mais me voilà rendu aux 50 lignes. Les deux ou trois de plus, comme au marché : je vous les mets quand même ?
Rangeons-nous tous derrière nos glorieux visionnaires, les stratèges du monde d'après comptent sur nous. Ne les décevons pas.
[1] Les expressions en gras/italique sont extraites du texte des patrons.
[2] Mettons l’environnement au cœur de la reprise économique. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/05/03/mettons-l-environnement-au-c-ur-de-la-reprise-economique_6038523_3232.html