Nous qui ne sommes rien, mettons nous un instant dans leurs têtes.
Si les choses vont si mal, c'est bien que celles et ceux qui sont en place, dans cette entreprise, dans cet hôpital, dans cette administration, n'ont pas compris comment les améliorer. Il faut tout simplement appliquer LA recette et tout ira beaucoup mieux. Cette recette, elle est universelle, rationnelle. Elle a fait ses preuves partout.
D'abord, mesurer. Mesurer n'importe quoi qui soit mesurable. La pertinence de l'indicateur ne se pose pas. Dès lors qu'une grandeur devient un indicateur, elle acquiert sa qualité de pertinence. C'est performatif. On peut la mettre en courbes, en fromages, en bargraphe. On va pouvoir demander – exiger – que toutes et tous fournissent des chiffres pour la quantifier. Il faut la nourrir. Elle se nourrit de données.
S'ils ou elles rechignent, c'est bien la preuve que ce sont d'abominables conservateur-ices. On a bien eu raison de ne pas les écouter. Ces infirmières débiles, à peine BAC plus 3 qui renâclent à voir autre chose que du mesurable chez leurs patients. Elles sont condamnées à disparaître. C'est l'évolution du monde, le struggle for live.
Les chiffres le montrent à l'évidence : Les services d'urgences sont bien plus performants et efficaces grâce à notre méthode. Chaque kopek est valorisé.
Les indicateurs évoluent dans le bon sens. On a bien mérité sa prime d'objectif, ses vacances à Ibiza avec des amis manageurs.
Mais si on veut continuer à évoluer soi-même, il va falloir, dès la rentrée, trouver une nouvelle grandeur à mesurer, créer un nouvel indicateur. Plus performant encore. Plus joli à présenter en Powerpoint aux décideurs. La caste à laquelle on aspire. Les vrais gagnants de la sélection sociale. Celle à laquelle on est destiné à appartenir. Le clan qui s'esbaudi du miracle de ces courbes, tellement révélatrices, de leur croissance, de leurs belles couleurs. De véritables esthètes, eux.
Pas comme ces gens, tellement arriérés qu'ils parlent encore de services publics, de collectifs de travail. Et quoi encore ? Balivernes !
Les indicateurs sont là pour indiquer.
Nouvel indicateur, nouvelles méthodes de travail, voilà tout. Ça grogne dans les ateliers ? La belle affaire. Une épidémie de burn-out ? la rançon du progrès.
Aucun indicateur ne mesure de phénomène inquiétant.
Inventer un nouvel indicateur, c'est indiquer à nos mentors que nous ne nous laissons pas griser par un premier succès. Que nous sommes de leur race, celle des seigneurs. Nous sommes des créateurs nous aussi. Pourquoi nous paierait-on aussi grassement si ce n'était pas le cas ? Regardez ces prolos, ces infirmier-e-s est-ce qu'ils sont bien payés eux ?
Encore un indicateur qui ne ment pas. Qui ne peut pas mentir.
Un mort sur un brancard dans un services d'urgences ? Une montée électorale de l'extrême droite ?
Ah ! non, mais moi je ne fais pas de politique.