Il n'y a aucun doute que nous sommes confrontés à des adversaires puissants. Aussi bien en termes financiers que de réseaux d'influences médiatiques comme politiques. Je parle d'adversaires, sans guère plus de précautions, j'y reviendrai plus loin. Penser qu'il suffirait de convaincre ces adversaires à coup d'arguments scientifiques ou moraux, pour que les "choses changent", est totalement illusoire.
Agir dans les territoires suppose avant tout de définir ces territoires. Les territoires dans lesquels nous vivons ne sont ni un espace administratif ni un espace géographique. Ni la commune, ni la com-com, ni le département, ni un massif montagneux ne sont des périmètres adaptés pour avancer dans une réflexion politique. Bruno Latour, malheureusement décédé cette année, nous donne des pistes à explorer pour définir ce qu'est un territoire, c’est-à-dire un espace au sein duquel l'action politique peut s'exercer. Comme l'écrit le collectif Vraiment Vraiment : "Le but n'est pas d'avoir une photographie la plus objective possible de ce qu'il y a à l'intérieur d'un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions dont on dépend » quel[le] [qu'elles] soient et où [qu'elles] soient."
On voit que l'approche est originale. Il ne s'agit plus de regarder un territoire comme quelque chose de défini une fois pour toute, contigu, continu. Latour explique encore : "atterrir ce n'est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capables de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu'ils soient en kilomètres." La question qui se pose au fur et à mesure de la construction de cette carte territoriale, c'est, bien sûr : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? [1]
Au début de cette note, j'aborde la notion d'adversaire. Il est temps de la préciser. Là encore c'est un concept latourien (il parle également parfois d'ennemis). On se pose (souvent) la question de savoir pourquoi les idées écologiques ont tellement de mal à se faire une place prépondérante dans le champ politique – c’est-à-dire dans l'action, au-delà de la communication et de la décoration – alors qu'elles paraissent, de façon évidente et scientifique tout bonnement existentielles. Une des façons de répondre à cette question c'est de la poser en termes de luttes, de guerre. Dans une interview à Ouest France Bruno Latour dit : "Il y a des ennemis, des adversaires, mais aujourd’hui, on ne sait pas contre qui se battre. Avant, la notion marxiste de « lutte des classes » était simple à comprendre : on attaquait les capitalistes et on défendait les prolétaires.
L’écologie en ce sens, nécessite de bien définir qui sont les adversaires, qui sont les amis et les ennemis. Le problème c’est que les camps et les fronts ne sont pas faciles à tracer. Sur d’innombrables sujets, nous sommes nous-mêmes partagés, à la fois victimes et complices." C'est un enjeu pourtant majeur : contre qui nous battons nous ?"
Quand nous entendons un Président de la République estimer qu'il est temps de "faire une pose en matière d'environnement" ; quand nous entendons des industriels nous dire que certes leur activité cause des dégâts, mais qu'elle crée de l'emploi ; quand nous entendons les tenant de l'agriculture industrielle expliquer que certes ils exterminent les populations d'insectes, mais que c'est à ce prix qu'on "nourrit la planète" alors bien sûr on peut quasiment les désigner tous comme des adversaires. Pour autant on ne doit pas se voiler la face. On doit considérer que si leurs discours sont aussi performants, c'est qu'ils tombent dans des oreilles accueillantes : les nôtres. Nous sommes amis et ennemis de nous-même, du vivant, en même temps, au même endroit !
L'entremêlement des deux questions - quel territoire est-ce que j'habite ? et qui sont mes adversaires sur ce territoire ? - dresse un tableau assez assourdissant de complexité. C'est un écheveau qui peut sembler incompréhensible. C'est pourtant cet écheveau qu'il nous faut dénouer. Et nous devons le faire sans avoir la possibilité de bien poser les questions, faute de temps.
La modernité nous a appris à considérer les choses de façon simples : des objets, biens définis – une cellule, un organe, un corps, ... – entretenant des relations simples avec d'autres objets – une autre cellule, une administration, … - tout cela pouvant être modélisé à la façon des mathématiques – d'où la réflexion de Galilée : L’univers est écrit en langage mathématique. En mathématiques, les relations sont relativement peu nombreuses. Une relation c'est un ensemble de départ, un ensemble d'arrivée et une règle. Une des règles mathématiques qu'on a toutes et tous en tête à l'intérieur du vivant, c'est la relation de prédateur/proie. Dans l'esprit moderne elle est très simple, le prédateur mange la proie. En réalité, cette relation est beaucoup plus complexe puisqu'il faut introduire d'autres termes. 1) si le prédateur mange toutes les proies, il meurt de faim. 2) si plus aucun prédateur ne mange la proie, elle prolifère et risque d'être décimée par des maladies. Sachant, par ailleurs, qu'aucun prédateur n'est tellement spécialisé qu'il ne puisse pas prédater une autre espèce et que la proie n'est elle-même pas soumise à la pression d'un seul prédateur, ajoutons à cela que rares sont les espèces qui seraient uniquement prédatrice ou proie, on voit que l'équation de départ est beaucoup plus complexe qu'on le pensait au départ[2].
On pourrait penser que nous sommes loin de la problématique de départ, celle des territoires et des adversaires donc de l'action politique, mais ce n'est pas aussi certain. Si désormais, les territoires sont des objets au contours flous avec lesquels (à l'intérieur desquels) on entretient des relations diversifiées et complexes alors la "question écologique" dans ces territoires est une problématique diversifiée et complexe. Et pour l'aborder il faut commencer par un bout du fil et répondre à une question : de quoi est-ce que je dépends ?[3]
Cette question faussement simple peut déjà nous occuper un certain temps, ce temps dont pourtant nous manquons. Mais ne pas le prendre c'est risquer de courir vers des "solutions" qui n'en sont pas. Le solutionnisme est un miroir aux alouettes, une façon de se désengager – dégager. Il nous dit : ne vous inquiétez de rien, un génie va résoudre vos problèmes depuis le fond d'un garage du côté de Los Angeles[4]. Nous y succombons pourtant toutes et tous très régulièrement.
Il faut donc, je le redis commencer par la définition d'un territoire qui sera ce "lieu" dans lequel nous tenterons de (re)prendre notre pouvoir d'agir. C'est un préalable car, comme l'écrit Baptiste Morizot : " (…) les territoires entiers que nous habitons sont pris dans des transformations de leurs usages, et ces transformations sont celles des territoires eux-mêmes, car ce sont des entités relationnelles que les territoires, constitués par les relations multispécifiques qui les habitent et les font au sens strict (…)" [5].
Je propose donc que partout, localement on définisse ces territoires.
C'est un préalable une action politique efficace.
[1] Agir avec Bruno Latour (1) – Ré-apprendre à faire territoire : https://autrementautrement.com/2021/03/17/agir-avec-bruno-latour-deplier-nos-geographies-de-subsistance-pour-recommercer-a-faire-territoire/
[2] On peut aisément illustrer cette complexité en analysant le rôle joué par le renard dans la contention de la maladie de Lyme. Voir par exemple : Renards et risque de transmission de la maladie de Lyme : un effet en cascade (https://www.fondationbiodiversite.fr/communique/renard-et-risuqe-transmission-maladie-de-lyme/#:~:text=Pour%20la%20premi%C3%A8re%20fois%2C%20une,de%20la%20maladie%20de%20Lyme.)
[3] « Listez vos dépendances. Ce dont vous dépendez va définir un territoire. » Décrire, c’est aussi s’asseoir, se poser, avoir une assise : https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2022/10/09/bruno-latour-le-philosophe-doit-travailler-a-redonner-des-puissances-d-agir_6145059_3382.html
[4] Lire Anthony Galluzzo : le mythe de l'entrepreneur. Défaire l'imaginaire de la Silicon Valley.
[5] Baptiste Morizot : L'inexploré. P. 47