Les archives des services secrets extérieurs de la Sûreté d’État tchécoslovaque (StB) ont été déclassifiées en 2008 et sont désormais en accès libre. Le journaliste Vincent Jauvert a pu ainsi faire des recherches sur les documents relatifs aux différents types de liaison entretenus par ces services avec des journalistes français, recherches dont il expose les premiers résultats dans un livre sorti en ce début mars 2024 (À la solde de Moscou, éditions du Seuil).
Apprenant que notre père Albert-Paul Lentin faisait partie de ces journalistes en lien avec les services tchèques, nous découvrons une partie de sa vie que nous ignorions.
Nous regrettons profondément que la publication de ce livre donne lieu à un emballement médiatique qui s’accompagne de toutes sortes d’amalgames, de déformations et d’instrumentalisations.
Tout d’abord quelques remarques sur les deux chapitres concernant notre père. Les archives sont les archives. Les interprétations des archives sont celles de Monsieur Jauvert et lui appartiennent. Mais l’histoire est racontée avec malveillance, elle comporte un gros mensonge, des omissions et une présentation manifestement à charge sur la personnalité de notre père.
Non, la famille ne menait pas un train de grand bourgeois et nos parents n’étaient pas propriétaires mais locataires de leur appartement ; le loyer était soumis à la loi très protectrice de 1948 et donc très modéré. Quand ce loyer est devenu libre à la fin des années 70, ils ont quitté les lieux et ont acheté à crédit un petit appartement au Quartier Latin. Cela, Monsieur Jauvert le saurait s’il avait pris soin de contacter la famille avant d’écrire son livre. Mais pourquoi chercher plus loin quand il s’agit de présenter Albert-Paul Lentin comme quelqu’un qui cherchait à gagner beaucoup d’argent, tout le contraire de ce qu’il était.
Notre père était une cible de choix pour l’OAS, notre appartement a été plastiqué. C’est à la demande de l’Élysée qu’il a fait l’intermédiaire entre le FLN et le gouvernement français dans le cadre des rencontres secrètes préparant les accords d’Évian. Il a risqué sa vie au service de la négociation et de la paix.
Il a participé aux travaux préparatoires de la Conférence Tricontinentale (La Havane, janvier 1966) avec Mehdi Ben Barka, qui sera assassiné en octobre 1965, deux mois avant son ouverture, avec selon toute vraisemblance la complicité de ‘barbouzes’ français. On comprendra que voir appliquer le qualificatif de « journaliste barbouze » à Albert-Paul-Lentin nous choque et nous peine.
Les archives des services secrets sont des sources d’information importantes qui doivent être exploitées avec le recul nécessaire. Il importe surtout de remettre ce qu’elles nous disent dans leurs contextes historique, politique et de renseignement.
Décédé en 1993, Albert-Paul Lentin n’est plus là pour s’expliquer, et nous tenons donc à faire connaître le point de vue de sa famille sur l’homme qu’il était vraiment et notre opinion sur ses motivations. Sa vie mérite largement mieux que d’être résumée à ses relations avec les services secrets tchécoslovaques.
Notre père était un excellent journaliste, totalement désintéressé. Cet aspect de sa personnalité nous a été confirmé par toutes les personnes qui l’ont connu que nous avons pu rencontrer. Il couvrait les évènements sur le terrain mais il savait les remettre dans leur contexte global en tenant compte des enjeux, des intérêts et des rapports de force en présence. Ses analyses étaient de grande valeur,
il en tirait ensuite des conclusions engagées car il revendiquait le fait d’être un journaliste militant. C’était un gros travailleur qui connaissait parfaitement ses dossiers.
Né le 28 août 1923 à Constantine, il est mort à Paris le 23 décembre 1993.
Il fait des études de droit et de philosophie à l’Université d’Alger. Résistant, il est membre du réseau de René Capitant, malgré son jeune âge (19 ans) et il est de ceux qui préparent à Alger le débarquement américain de 1942. Mobilisé en 1944 dans les Services spéciaux de l’Armée française, il est démobilisé à Paris en mars 1945. Jeune juriste, il participe avec Edgar Faure, autre chargé de mission français, au procès de Nuremberg chargé de juger les crimes nazis. Journaliste, il travaille comme responsable des relations internationales pour le Libération de l’après-guerre, puis pour Le Nouvel Observateur et Politique Hebdo et collabore à de nombreuses revues dont Caliban, Esprit et Les Temps Modernes. Spécialiste des luttes de libération nationale dont il défend la cause en particulier au Maghreb, il met ses connaissances de l’Afrique du Nord au service de la négociation et de la paix. Il est l’un des passeurs de la Conférence des pays non alignés d’Asie et d’Afrique (Bandung, 1955) à la Conférence Tricontinentale incluant l’Amérique Latine (La Havane janvier 1966) sur laquelle il écrit le livre La lutte tricontinentale (Maspero, Paris, 1967).
À lire ou à entendre les diverses réactions suscitées par le livre de M. Jauvert, il semble que pour certains on en serait toujours à la période de la guerre froide.
Le bloc soviétique, avec certes les perspectives géopolitiques qui étaient les siennes, apportait un réel soutien aux luttes de libération nationale auxquelles s’opposait en général le bloc occidental. La Tchécoslovaquie était la pointe avancée de ce soutien.
Les deux principaux combats de la vie de notre père ont été l’indépendance de l’Algérie et l’émancipation du Tiers Monde. Ce terme de l’époque englobait des pays qui étaient encore des colonies ou des pays « semi-colonisés » dans lesquels régnait une immense pauvreté et où se développaient des luttes de libération nationale. La question principale n’était pas de savoir sur quel camp s’aligner mais de quel soutien bénéficier.
Pour nous, ainsi apparaissent les motivations de notre père. Nous sommes attachés à la mémoire de cet homme qui, comme l’a écrit lors de sa disparition André Mandouze, dans Le Nouvel Observateur, “n’a jamais manqué de prendre parti, quels qu’en fussent pour lui-même les risques, en faveur des chances ultimes de l’intelligence, de la justice et de la vie”.
François Lentin, fils d’Albert-Paul Lentin, informaticien
Dominique Lentin, fils d’Albert-Paul Lentin, musicien
Jérôme Lentin, neveu d’Albert-Paul Lentin, professeur émérite (INALCO, Paris) Maya Lentin, petite fille d’Albert-Paul Lentin, inspectrice de l’Éducation nationale Diane Lentin, petite fille d’Albert-Paul Lentin, artiste
Jean-Pierre Lentin fils aîné d’Albert-Paul Lentin, journaliste, décédé en 2009, se serait sans doute joint à nous.