dominique.dias

Abonné·e de Mediapart

1 Billets

0 Édition

Billet de blog 16 septembre 2025

dominique.dias

Abonné·e de Mediapart

L'urbanisme à Marseille est révélateur du système anti-démocratique de la ville

Derrière la carte postale ensoleillée de Marseille, derrière l'illusion de la décentralisation, les échecs de l'urbanisme et de l'action publique sur les questions de logement, et la rudesse des rapports sociaux sur ces questions, révèlent un système verrouillé qui administre la ville contre ses habitants.

dominique.dias

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Marseille est constituée par une urbanisation de routes et d'opérations immobilières juxtaposées entre les anciens noyaux villageois. C'est une ville mal-équipée et mal-planifiée, très enclavée et très très libérale, où les équipements publics comme privés sont très peu en synergie et beaucoup en concurrence "libre et non faussée" : tram contre métro, école privée contre école publique, meublés touristiques contre vrais logements, trottinettes contre piétons. Et des centres commerciaux en concurrence à mort, jusqu'à tuer le centre-bourse, et bientôt celui du Merlan ou de Grand-Littoral... On a même eu une ligne de bus RTM confidentielle pour relier des beaux quartiers à la plage en été !

Ce far-west crée plein de problèmes qui pourrissent le quotidien des habitants, surtout des plus fragiles. Mais c’est aussi un paradis à investisseurs, avec plein d’opportunités pour toutes sortes d’affairistes. « Un très beau terrain » disent les sociologues.

Partout ailleurs en France l'urbanisme s'est démocratisé. Avant la décentralisation, c'était la technocratie de l'Etat qui faisait l'aménagement, mais maintenant l'urbanisme est affaire de politique locale et la concertation est entrée dans les pratiques. Beaucoup d'élus locaux en font même une pratique de gouvernance partagée et de co-construction des projets. Et ceux qui en ont encore peur font tout de même semblant en concertant un minimum.

A Marseille, on fait des grands projets sans aucune concertation, ou sinon en concertation conflictuelle (!) avec comme base de départ la méfiance envers les habitants : le réaménagement de la Plaine, Air-bel ou la démolition de la tour B à Félix-Pyat en sont des exemples navrants. A la Plaine lorsque les associations locales ont reçu le soutien des grands prix d'urbanisme nationaux, l'élu Marseillais les a traités de "punk à chiens". Puis il a fait ériger un mur.

Colbert avait hyper-centralisé le royaume de Louis XIV, et à cette époque les canons du Fort Saint-Nicolas était tournés vers la ville dont le pouvoir central se méfiait. En théorie la décentralisation concerne aussi Marseille, mais en pratique la tutelle de l'Etat reste presque partout : sur Euromed et sur tous les PRU qui couvrent plus de la moitié de la ville, sur le PPA du centre-ville, sur le port, sur le parc des Calanques, et sur le fameux "contrôle de légalité" pour le reste, et avec maintenant un zeste de "Marseille en Grand" présidentiel pour ceux qui n'auraient pas bien compris.

L'urbanisme à Marseille, c'est l'opacité de la décision, qui permet aux projets publics de toujours rester malléables pour rester toujours marchandable, sans doute quelque part. Dans ce contexte la concertation est souvent une farce, comme à Félix Pyat récemment, avec des habitants "convoqués" pour parler de futures aires de jeux alors qu'on va leur imposer la démolition de leurs logements, tout en refusant de leur montrer les documents du projet !

Le système qui protège cette opacité, c'est le cloisonnement des acteurs et l'alignement paradoxal des institutions.

Le cloisonnement des acteurs, c'est ce qui fait que des élus concernés ne sont pas concertés. C'est l'urbaniste Leclerq qui dessine Euromed et la moitié de Marseille sans concertation depuis des années, qui va discuter avec le maire de la vision pour Marseille, sans ses adjoints à l'urbanisme et au logement qui n'en sauront rien. C'est des techniciens qui refusent que les urbanistes discutent avec les élus parce que "à Marseille ça ne se fait pas", qui refusent aussi qu'ils discutent avec les associations parce que "ce n'est pas le moment". C'est aussi le refus systématique de partager les documents, et bien sûr le saucissonnage des projets et des compétences. Avec typiquement des prestataires et des marchés dédiés à la "concertation" bien dissociés de la conception des projets, qui elle se fera entre technocrates, prêts à transcrire les décisions verticales qui descendront de l'élu via son cabinet. Et même quand c'est techniquement infaisable.

L'alignement des institutions se fait en réalité contre la populace dont tous se méfient à Marseille. Derrière les "chicayas" de façade, la mairie de gauche, la métropole de droite et l'Etat sont en accord avec Euromed, tous en accord sur les PRU, sur les démolitions prévues à Air-Bel et ailleurs, et sur l'onéreuse démolition de la tour B de Bellevue sans même savoir pour quoi y faire à la place. Ou peut-être il savent mais c'est secret...

Le scandale du grand business du mal logement à Marseille a éclaté avec les effondrements du 5.11.2018. La gestion de crise calamiteuse a révélé combien les institutions sont bien alignées à Marseille pour traiter ses habitants comme des sous-citoyens :

  • déjà avant la crise, les préfets en charge de la lutte contre l'insalubrité et le maire sur la sécurité et la métropole sur l'habitat ont bien laissé pourrir l'habitat ancien et prospérer ce business du mal logement. En luttant tellement mollement contre l'habitat indigne qu'il s'est développé jusqu'à 40.000 taudis (rapport Nicol de 2015) et que 3 ans après cette alerte, aucun des gardes fous publics n'a fonctionné pour éviter le drame et la mort de 8 habitants écrasés par leur
  • le lendemain, la panique des technocrates a créé la crise des périls et les évacuations de centaines d'immeubles. Le "soin" tellement maladroit qui avait été donné aux immeubles de la rue d'Aubagne s'est poursuivi mais dans l'autre sens : après avoir négligé les risques pendant des décennies, ils les ont systématiquement exagérés et ont privés brutalement des milliers de Marseillais de leur logement.
  • Ministres comme élus locaux ont déclaré qu'ils avaient « déclaré la guerre au marchands de sommeil », mais en même temps ils ont surtout continué à traiter les habitants de Marseille comme des misérables.

Sinon ils n'auraient pas laissé évacuer brutalement des milliers de Marseillais, ils n'auraient pas laissé se créer une véritable crise humanitaire dans la deuxième ville de France, ils l'auraient regardée en face et ils auraient déclenché des moyens d'urgence. Ailleurs en France, quand une catastrophe provoque la perte de logements par dizaines, on réquisitionne des logements, ou même un champ pour y mettre des mobil- home, pour que les sinistrés puissent survivre et les enfants retourner au plus vite dans leur école. Ca s'appelle la fraternité, les citoyens se soutiennent comme des sœurs et frères. A Marseille, on a déscolarisé, on a rempli les hôtels et relogé n'importe où, et la ville qui distribuait des sandwichs distribuait aussi des tickets de bus, tout en incitant les délogés à changer d'école pour leurs enfants.

On se souvient de ce jour froid de décembre 2018 où le ministre Denormandie, face à la vague des délogés qui grossissait à fait tout l'inverse de dégager les moyens d'urgence : il a appelé les acteurs de l'hébergement d'urgence à mobiliser leurs moyens pour abriter les délogés. Tant pis pour les sans-abris et tant pis pour les droits des locataires. Et les Marseillais ont été traités comme des sous-citoyens.

Au printemps suivant début 2019, la métropole a organisé des "assises du logement" pour inventer enfin une supposée "stratégie" pour lutter contre l'habitat indigne, en confiant son organisation à un ancien président de la banque alimentaire qui s'est révélé par la suite... lui-même propriétaire-bailleur indélicat (taudis de la rue Mireille) ! Et en même temps la métropole décidait de repousser l'adoption du PLH Programme local de l'habitat. Alors que la crise du logement à Marseille était brutalement aggravée par des milliers de délogements, la métropole se précipitait pour... ne rien faire. Le préfet fronça les sourcils que ce PLH obligatoire soit repoussé. Mais sans plus, car l'Etat partageait également le déni de réalité de la gravité de la crise.

Ce mois-ci va arriver le verdict du procès du drame de la rue d'Aubagne. Il ne portera pas sur toute cette crise, mais ce procès a donné des révélations, qui confirment cet étrange alignement des institutions en défiance contre la population de Marseille :

  • la morgue et la désinvolture des responsables municipaux de Gaudin qui ont nié leurs responsabilités, à la face du tribunal et des victimes,
  • la désinvolture de la présidente du tribunal administratif venus minimiser et nier presque la responsabilité de ses experts, ceux qu'elle envoyait sur les immeubles en péril, celui du drame de la rue d'Aubagne comme ceux-là qui ont fait évacuer les centaines d'immeubles.

Et le tribunal judiciaire, d'entendre, mais de ne pas relever. Ne pas chercher plus. Pour éviter de voir l'évidence d'une des raisons du drame : la défaillance de l'action publique sur les périls et sur l'habitat indigne. A Marseille la Ville, l'État et la métropole sont parfaitement complices de ces défaillances, et qui ont même impliqué la justice avec le tribunal administratif en première ligne.

Les bureaucraties locales, les élus, l'État et la justice sont complices d'un fiasco d'action publique qui a tué 8 habitants et plongé la 2ème ville de France dans une crise humanitaire. Alors la concertation dans l' urbanisme, on en est très loin.

Et pourtant c'est la clé. Le système local antidémocratique prive les habitants de l'accès à la décision publique. Ici, une espèce de totalitarisme bureaucratique arrive même à isoler certains des représentants élus de l'accès à la décision publique, y compris dans leur délégation.

Les Marseillais dans leur majorité veulent être des citoyens responsables et écologistes. La préoccupation de l'écologie, beaucoup l'ont déjà et elle progresse. Mais ici à Marseille, c'est d'abord la citoyenneté qu'il faut restaurer.

La mesure basculante essentielle ce sera de restaurer la démocratie locale :

  • avec l'interdiction de la rétention de tous les documents d'intérêt général, avec un comité citoyen d'examen des restrictions (une CADA locale mais qui fonctionne à l'envers : Commission des exceptions de l'accès aux documents administratifs),
  • avec des concertations citoyennes sur tous les projets, avec des moyens dédiés indépendants des collectivités, en tirants les enseignement de l'échec du "comité des maîtrise d'usages" de l'actuelle mairie,
  • avec un maire qui assumera sa politique et son territoire, qui remet l'État à sa place, et qui reprend, avec ses adjoints, le pilotage des outils de l'action publique sur son territoire, dont l'OIN et dont les projets et services métropolitains,
  • avec des élus autorisés à travailler directement avec les citoyens et les institutions dans leur délégation, sans subir le contrôle du cabinet.

On pourra aussi relancer la proposition d'une commission d'enquête parlementaire sur la crise des périls à Marseille, histoire d'avoir un renfort parlementaire pour réussir cette grande rupture.

Dominique Dias

Ingénieur Architecte Urbaniste

Ancien chef du service de la sécurité des immeubles de la Ville de Marseille

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.