Bon nombre d'entre nous aura vu les images de la manifestation des néo-nazis dans les rues de Dresde ces jours-ci: anniversaire des bombardements alliés (britanniques) sur la ville. Ces visages transpirent la brutalité, la haine. Rien de nouveau, certes, le folclore lui aussi se maintien (chemises noires, bottes ferrées...). Ils étaient "quelques milliers" (Arte); face à eux, "une dizaine de milliers" de contre-manifestants.
Mais la circonstance est moins simple qu'il n'y paraît. Le discours des nervis néo-nazis s'adresse à une émotion et évoque un souvenir atroce; il clame contre l'injustice de l'oubli. Il touche, qu'on veuille l'admettre ou non, une fibre profonde dans le coeur des Dresdois. Là est le véritable danger, car en face, le discours des anti-nazis est "raisonnable", et raisonnablement vrai-faux: il passe à côté de ce qui est en cause. Pour les intervenants à la manif anti-nazie, il est vrai que le bombardement des civils fut attroce, mais "la faute en est au fascisme qui a tout déclenché".
Vu de très loin, il est clair que la responsabilité d'ensemble des atrocités de la II GM revient au régime nazi. Mais - et ceci est resté dans la conscience publique allemande un trou noir - les crimes des uns n'excusent JAMAIS les crimes des autres. "Ils ont fait pire que nous" ou "ils ont commencé", ce sont des arguments pervers.
Or le dilemme moral que les espaces publics ont exclu pendant des décennies, consiste en ce que les "alliés" auxquels on s'identifie, ont commis des crimes atroces contre les populations civiles allemandes; mais, vainqueurs, ils ont pu forclore le débat avant qu'il ne commence.
La stratégie de bombardement massif des villes et des populations - celles-ci étant directement et explicitement visées a été adopté par les forces anglo-américaines au moins à partir de 1944. Le général Harris ("Bomber Harris") en fut le triste théoricien.
Ecraser les populations sous les bombes avait pour "but" d'aliéner celles-ci par rapport au pouvoir nazi. Les populations devaient "comprendre" que leur souffrance était dûe à ces derniers: et que briser l'allégeance abrégerait la guerre et leur épargnerait d'horribles souffrances.
Nous savons qu'il n'en fut rien. Mais, même que le résultat prétendument escompté eusse été atteint, le bombardemnt des civils n'en demeurait pas moins un moyen illégal, immoral.
Jorg Friedrich, dans un livre intitulé "L'incendie" ("Der Brand", 2002), fait une description des attaques contreles villes allemandes, dont le ton équanime ne fait que rehausser l'horreur.
Dresde, le 13 février 1945, regorgeait de réfugiés de l'est. Ces derniers fuyaient les combats et les exactions des armées soviétiques dont la soif de vengeance était incontrôlable. On ne sait combien d'habitants comptait Dresde ces jours-là. On parle d'un demi-million de réfugiés en plus des habitants permanents.
Ce qui s'est passé alors dépasse l'imagination. Les bombardements de la nuit du 13 au 14 (sauf erreur) ont été menés avec des bombes incendiaires au phosphore, maisons, rues, personnes ont été transformés en une gigantesque torche. L'intensité de l'incendie tétait telle que beaucoup sont morts asfixiés, faute d'oxigène, là même où ils pouvaient être loin des flammes. L'objectif était la destruction TOTALE de la ville et de ses habitants, d'où le renouvellement des raids toute la nuit et le lendemain. Une Hiroshima avant le nucléaire.
Comme souvent dans ces cas, le nombre de morts devient un enjeu : certains avancent 200.000, les chiffres "officiels" ne dépassent pas 20.000. On n'a pas fait de "body count", car il n'y avait plus personne pour compter. L'ampleur de la catastrophe humaine, en revanche, n'est pas en cause.
Il est clair, pour moi, que ceci - et les bombardements de même type (voir Hambourg, Breme, Bonn, etc.) sont de véritables crimes de guerre, sinon des crimes contre l'humanité.
Que cette dernière qualification ne nous trompe pas: il ne s'agit pas de mettre sur le même plan ces bombardements criminels et l'holocauste.
Mais la destruction massive et délibérée de populations civiles est un crime contre l'humanité.
Comment se fait-il donc que l'Europe ait laissé à un ramassis de groupes néo-nazis le triste privilège de rappeler l'horreur et de réclamer réparation? Les bien-pensants ont beau dire du bout des lèvres "ce sont des crimes" pour aussitôt renvoyer la responsabilité au régime nazi ("en dernière instance, ce furent les nazis qui... etc."): ceux qui décident de commettre des crimes aussi horribles sont seuls responsables de ces crimes.
Encore faut-il que nous nous sentions suffisamment sûrs de notre attachement aux valeurs humanitaires, démocratiques, morales, pour ne pas craindre que traduire (par contumace ou même post-mortem) ces criminels de guerre devant des tribunaux ne mette en doute notre choix favorable aux alliés contre les régimes autoritaires.
Cette crainte est mortifère, on ne défend jamais mieux nos valeurs qu'en acceptant de juger et punir ceux qui "de notre côté" les ont si gravement violées.
Dresde? Pas mort, et bien du "travail" sur notre héritage moral reste à faire. Ne laissons pas l'extrême-droite s'emparer de ce martyre, car, s'ils savent toucher cette blessure, ils n'ont aucun fondement moral acceptable pour en parler et l'instrumentaliser.