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Billet de blog 14 juin 2025

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Pourquoi il est temps d’instituer une justice fiscale réelle en France

Alors que les grandes fortunes françaises atteignent des sommets historiques, l’idée d’un impôt plancher sur les ultrariches, rejetée par le Sénat, revient au cœur du débat. Face à la dette, à l’urgence sociale et écologique, la justice fiscale n’est plus un choix : elle est une condition de survie démocratique.

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Pourquoi il est temps d’instituer une justice fiscale réelle en France

Par Dimitri Douard, professeur d’histoire-géographie, militant Place Publique

Alors que la dette publique française a franchi le seuil des 3 300 milliards d’euros, et que les besoins en matière de transition écologique, de justice sociale et de services publics explosent, continuer à épargner les ultra-riches relève de l’aveuglement politique. L’idée d’un impôt plancher de 2 % sur les très grandes fortunes, soutenue par Gabriel Zucman et votée à l’Assemblée nationale, a été rejetée par le Sénat. Ce rejet, loin de reposer sur des fondements économiques ou juridiques solides, révèle surtout l’incapacité de nos institutions à penser l’équité fiscale à la hauteur des enjeux.


1. L’impôt plancher n’est ni confiscatoire ni inédit

Depuis 2010, les 500 plus grandes fortunes françaises sont passées de 200 à 1 200 milliards d’euros (Challenges, 2025), soit une croissance de 500 % — bien supérieure à celle de l’économie réelle. Une taxe annuelle de 2 % représenterait environ 24 milliards d’euros, l’équivalent du budget de l’enseignement supérieur. Et pourtant, certains évoquent une atteinte à la liberté d’entreprendre. C’est oublier que la fortune ne se constitue jamais hors sol, mais dans un cadre collectif : infrastructures publiques, stabilité juridique, main-d’œuvre qualifiée.

Historiquement, la France a connu bien plus : en 1920, le taux marginal de l’impôt sur le revenu a été porté à 60 %, puis à 75 % en 1923. L’Allemagne d’après-guerre instaure le Lastenausgleich, un prélèvement progressif sur le capital rapportant l’équivalent de 60 % du PIB. Loin d’entraver la croissance, ces mesures ont permis la reconstruction et la réduction des inégalités.


2. Le droit constitutionnel protège l’équité, pas les privilèges

Les opposants à la réforme invoquent le principe d’égalité devant l’impôt. Mais c’est justement l’absence de contribution réelle des plus riches qui viole ce principe. Le Conseil constitutionnel (décision n°2012-662 DC) rappelle que l’égalité fiscale implique une capacité contributive proportionnelle. Or aujourd’hui, selon les travaux de Gabriel Zucman, certaines grandes fortunes ne paient que 0,5 % de leur revenu réel, grâce à l’optimisation ou à la nature de leur patrimoine.

Corriger cette inégalité structurelle ne relève pas d’une idéologie punitive, mais d’un impératif démocratique.


3. L’exil fiscal est une menace largement exagérée

L’argument de l’exil fiscal est toujours le premier levé, mais rarement étayé. D’abord, les grandes fortunes sont très majoritairement investies dans des actifs peu délocalisables. Ensuite, le projet de loi prévoit déjà une imposition pendant cinq ans après le départ, sur le modèle de l’exit tax américaine. On peut même imaginer, à l’avenir, une taxation proratisée selon les années passées en France : un résident depuis 50 ans continuerait à devoir 50/51e de son impôt, même après avoir quitté le pays.

Faut-il rappeler que ce type de dispositif existe ailleurs ? Les États-Unis l’appliquent depuis longtemps, et leur attractivité économique n’en souffre pas. La souveraineté fiscale ne peut pas être sacrifiée à la peur d’une minorité mobile.


4. Il n’y a pas de transition sans contribution des plus riches

On ne finance pas la décarbonation de l’économie, la rénovation thermique des logements ou la relance des transports durables avec des mesurettes. Il faudra mobiliser plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. Si cette charge repose uniquement sur les classes moyennes et populaires, aucune majorité sociale ne tiendra.

L’histoire le montre : en 1789, l’abolition des privilèges fiscaux fut le prélude à la mise en vente des biens du clergé pour financer la dette. En 1952, l’Allemagne met à contribution ses riches pour reconstruire le pays. Dans chaque grande bifurcation historique, les ultra-riches ont été appelés à contribuer. Pourquoi pas aujourd’hui ?


5. Une République digne commence par une fiscalité digne

L’impôt n’est pas un simple outil de financement. Il est un acte politique, un signal envoyé aux citoyens. Tant que les plus fortunés ne paieront qu’une fraction dérisoire de ce qu’ils doivent, on ne pourra demander aucun effort aux autres. Les sacrifices ne sont acceptés que lorsqu’ils sont partagés.

Nous devons en finir avec l’idéologie de la tolérance fiscale pour les puissants. L’égalité républicaine ne peut pas s’arrêter aux portes des patrimoines à neuf zéros.


La République a toujours su inventer des réponses à la hauteur des défis. En 1790, en 1920, en 1945, elle l’a fait avec courage et ambition. L’instauration d’un impôt plancher sur les grandes fortunes ne réglera pas tout, mais elle peut être l’acte fondateur d’une reconquête démocratique.

Exiger plus des plus riches, c’est cesser de mentir aux plus modestes. C’est rendre l’impôt juste. C’est rendre la République crédible.

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