Matérialisme historique, scientifique, féminisme matérialiste… Il nous faut absolument brandir ces badges pour être avalisé.e. Comme si la radicalité s'inscrit seulement dans la rationalité pure… Penser et ressentir le monde au-delà du rationalisme matériel ? Vous voilà convoqué à la barre des traîtres, accusé.e de prôner une entreprise du Soi, aliéné.e par le néolibéralisme ! Parler de conscience et de guérison du soi, de croyances, de spiritualités, interroger ce qui se cache sous la fausse personnalité structurée ? Vous voilà chantre d’une pensée managériale !
le matérialisme: lié au développement de la science. rejette l'existence de l'âme, de l'au-delà et de Dieu, s'oppose en cela au spiritualisme et à l'idéalisme. En gros, les humains sont le fruit de l’aboutissement de multiples déterminations. Il faut ainsi procéder à l’extrospection des individus, c'est-à-dire expliquer uniquement l’individu par ce qui l’entoure et le conditionne.
l'idéalisme: accorde un rôle essentiel aux idées, il n'y a pas de réalité indépendamment de la pensée et les états de consciences. Le monde et l'être se réduisent donc aux représentations que nous en avons. En gros, la vérité de l'individu est inscrite en lui et il suffit que ce dernier opère une introspection par rapport à lui-même pour accéder à la vérité.
Comme une odeur bien occidentale, bien rationalisme versus empirisme, logique vs intuition, raison vs émotions, masculin vs féminin, civilisé vs sauvage… Pourtant, K.Marx dans sa conception du matérialisme historique évoque des “instances du réel”: l’économique, le politique, l’idéologique qui, selon lui, sont toujours imbriquées. Une instance domine à un moment donné de l'Histoire, mais chaque instance contient toujours en elle les autres. Si la conception de la réalité se doit d’être purement matérielle, que vient faire une caractéristique de l’esprit (l’idéologie) là-dedans? Ah, les structures seraient donc imprégnées d'idéalisme ?
Et s'il y avait un autre chemin ?
Celui de la contradiction à dépasser justement, afin de brouiller la binarité stérile de la pensée. La théorie matérialiste émane de consciences, celle idéaliste se comprend par un matérialisme du soi.
Percevoir le monde uniquement au travers de lunettes matérialistes, où ne prévalent que les conditions matérielles d’existence, sans s'appesantir sur les conditions spirituelles d’existence me paraît un acte manqué total, absurde et… si eurocentré. Oui, nous avons la nécessité de penser les luttes, les évolutions économique, sociale, la question de la race et des sexualités au travers du matérialisme. Libération rime avec la nécessité d’un matérialisme historique, afin de comprendre le présent et se prémunir du futur. Certes.
Toutefois, je ne signe pas à l’injonction du matérialiste comme seul sauveur de ma condition.
Quand je lis les mots d’Assata Shakur, de la Nation of Islam, de bell hooks (All about love), de la poétique et l’érotique d’Audre Lorde, des Politiques des affects des féminismes noirs (Alice Walker, Patricia H. Collins…) transparaît un dualisme clair: matérialisme révolutionnaire et révolution de la conscience du soi.
La matière et l’esprit, le corps et le soi.
Rien ne s’oppose, tout s'imbrique.
Je ne suis pas qu’un corps-matière,
queer, Noir, sexisé.
Je suis un continuum matériel et spirituel.
Je suis une conscience connectée au chaos de l’univers,
à celui des révolutions quotidiennes, et à celles en dedans de moi.
C'est bien parce que le je est un rapport au monde, que le monde et la société évoluent. C'est parce que je pense le "moi" et le "nous" que j'exige la justice et la libération de nos conditions matérielles d'existence.
Nous sortons de l’opposition stérile matérialisme / idéalisme lorsqu’on prend en compte la pensée de F. Fanon qui part de la conscience, pour expliquer la condition des personnes noires ou de celles colonisées; lorsqu’on pousse l’agenda politique sur la santé mentale et les charges psychopolitiques qui en découlent, lorsque la recherche du soi ne se fait pas dans l'individualisme mais l'individuation. Nous sommes toustes dualistes lorsqu’on cherche l’essence de la reconnexion aux ancêtres, lorsqu’on se retourne vers l’immatériel du passé, des histoires orales, des traditions pour retrouver qui nous sommes. Nous sommes dualistes lorsqu’on bouleverse aussi le statu quo de ces traditions et qu’on pose sur la table ce qui semble être un chaos: la remise en question de leurs schémas sexistes, queerphobes…
Parfois, nous sommes mêmes pluralistes lorsqu’on fait le constat que la société et les valeurs qu’elle pense “naturelles”, est construite historiquement, culturellement etc. Et par conséquent, notre approche du réel et des conditions d’existence des individus au Congo, n’est pas la même qu’en Suède. Nous sommes toustes dualistes lorsqu’on ressent la vibe, qu’on est pas dans le mood, qu’on devine certaines situations, que nos émotions défient toute logique, qu’on perçoit le monde et ce qui ne nous est pas accessible par la matière, que notre instinct nous prévient et nous alerte, lorsqu’on sommes intuitif.ves...
En fait, le dualisme nous montre comment la conscience, la connaissance et la valeur ne sont pas strictement irréductibles à des phénomènes matériels, aux sciences physiques et humaines.