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Ecrivaine, poète, chercheuse indépendante

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Billet de blog 14 juillet 2024

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Au-delà du chaos, programme pour un désordre absolu

Si, au-delà de la lucidité qu’appelle cette séquence politique instaurée par E. Macron ce sont nos manières de lutter qu’on devait révolutionner ?

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Depuis le 7 juillet, date du grand soulagement, E. Macron décide une fois de plus de retenir nos esprits et nos vies en otage. En refusant la démission de son premier ministre Gabriel Attal, en prêchant la litanie d’un résultat des législatives nul et limite non avenu, il assume enfin ses habits d’autocrate épris de pouvoir. Telle une personnalité narcissique, il attend ainsi qu’on l’érige en figure divine, grand ordonnateur d’un chaos créé par lui-même. 

Bien lucides du sursis qui incombe à la gauche, partout des appels à la mobilisation et à l’organisation sur le long terme ont essaimé. Oui, syndiquons-nous et radicalisons ces espaces de militantisme avec un apport antiraciste et anticolonial. Oui, formons-nous à l’autodéfense physique, organisons à partir du local, des quartiers et des ruralités. Investissons l’éducation populaire comme arme de défense politique, parlons-nous, élargissons nos liens inter-collectifs et inter-associatifs, marchons, bloquons. Oui, sans concession. 

Mais comment rallier les apolitiques, les déçu·es, les frustré·es, les défaitistes, les nihilistes, les jemenfoutistes ? Comment rendre nos causes entendables, populaires et j’ose le terme… désirables ? 

Persuadé·es de l’évidence et de la nécessité de nos luttes, on a délaissé la séduction et le spectaculaire dans nos milieux à gauche. Bon, vous me direz, c’est plus facile d’activer les leviers de la société du spectacle quand on a derrière soi un milliardaire assoiffé d'hygiénisme civilisationnel, lui-même porté par une armada de prescripteurs culturels, médiatiques, politiques. Oui,  je vous l’accorde, la tâche est immense. Ce qui nous est aussi demandé ici, c’est d’étendre et d’approfondir notre connaissance des besoins et des désirs des personnes pour lesquelles on se bat. Il va falloir muscler l'imaginaire et en faire un outil radical de lutte. Ça tombe bien, j’ai une ébauche à vous proposer.

Phase I : s’immiscer dans le quotidien

Explorer et étudier la société française pour rendre nos luttes désirables. Pour ça, il va falloir s'immiscer et prendre part à nos vies locales, en ciblant les prescripteurices du quotidien. En fait, on est plus enclin à faire confiance à notre coiffeuse, notre boulanger, notre gardienne d’immeuble, le kebabier du coin, que les artistes et autres influenceurs dont la parole peut parfois être soupçonnée d'intérêts personnels. C’est avec ces gens qu’on peut ouvrir le dialogue et faire circuler des idées révolutionnaires.

Trouver des corps éclaireurs comme les tontines de nos daronnes, les clubs de sports, de lecture, de couture, de cuisine, les corporations… qui permettent de diffuser des idées sur l’actualité politique, proposer un livre ou un roman qui aborde une thématique bien précise. Le but n’est pas d’y créer des débats politiques, mais de tisser des chaînons d’influence, en s’adressant à ces personnes qui sont de bons conseils culturels, de dépannage et d'anecdotes. Ce sont elles qu’on écoute le plus souvent. 

Vous l’avez compris, il faut hacker les imaginaires, les discussions. Ne plus seulement marcher dans la rue, mais faire du quotidien une grande discussion sur l’antiracisme. Évidemment, les racisé·es, la priorité pour nous est de discuter entre nous, les blanch·es merci de porter cette charge raciale pour qu’on ne perdre pas ni temps ni énergie.

Phase II : récupérer le spectaculaire 

La critique de la société du spectacle était juste. Or, si nos sociétés en sont friandes c’est bien parce que nous sommes aussi des êtres sociaux émotionnels, déclenchées par l’inattendu, l’absurde, la surprise. Car les émotions laissent une empreinte mnésique plus forte en nous. Pour ça, utilisons les affects pour créer des circonstances qui poussent à être antifasciste et antiraciste. Commençons par des choses toutes simples: 

Des pop-ups. Imaginer des lieux publics tels que le cinéma, la place du quartier, club de sport, les universités, un syndicat, une conférence comme des lieux de spectacle permanent et militant. Il nous suffit ensuite  de recruter des bénévoles ou de récupérer cet espace le temps de 5 minutes pour réciter un discours en lien avec l’histoire coloniale de la France, un témoignage ou le néocolonialisme au Soudan par exemple. Eriger des œuvres d’art à palabres qui nous légitiment à prendre la parole et à échanger sur un sujet précis dans l’espace public.

La preuve par l’évidence. Monter par exemple, des expositions afin d'alerter ou de montrer les effets bien concrets d’une loi. Sélection d’objets étiquetés au prix actuel, dont les prix augmenteront de tant d’euros après le vote de telle loi. Faire circuler des caravanes d’humour politiques. 

Exalter nos points forts. Capter l’attention des gens pour la fixer sur un aspect de la lutte qu’on défend. Des jeux concours dans les écoles, les quartiers, les villes, autour des thématiques sur l’antiracisme, l’adoption transraciale, le panafricanisme. Ou encore décerner le prix du morceau engagé de l’année, pour les maisons d’édition, le prix de l’antiracisme décerné à des personnes racisées. Pour les participantes, ça crée de l’émulation autour de l’apprentissage, de la recherche autour de ces sujets et en plus ça active le sentiment d’appartenance et de la satisfaction de l’effort. Par ce biais, on normalise  l’attrait envers des sujets qui semblent parfois “lourds”. Et sans en faire trop, on aura motivé des gens qui étaient très loin de ces sujets en activant les ressorts d’affects tels que l’envie de se distinguer (prix) tout en faisant collectif (reconnaissance des pairs), l’impulsion (gagner), désir (partage des valeurs hautes) etc.

Phase III : L’antiracisme, une campagne à durée indéterminée

Établir nos objectifs à court, moyen et long-terme. Grosso modo, étoffer les trois propositions suivantes: la diffusion de l’antiracisme comme valeur politique et sociale, l’amélioration des conditions de vie des personnes racisées, enfin la reconnaissance et les réparations du passé colonial et esclavagiste de la France. 

Élaborer un budget de propagande militante, à chaque niveau d’organismes que ce soit un collectif de 60, une association de 600 ou un syndicat de 600.000 personnes. Non, je ne souffre pas d’amnésie, l’argent reste toujours le nerf de la guerre. Mais je nous fais confiance pour trouver des solutions autour de mutuelles solidaires en prenant exemple sur les tontines des daronnes. 

Nous rendre désirables. À ce stade, les choses deviennent intéressantes. Tout comme l’opinion publique adhère à la “fabrique du consentement”, nous avons aussi intérêt à nous rendre désirables. C’est-à-dire à activer les ressorts psychologiques et affectifs que notre lutte porte. Il ne s’agit pas de singer aveuglément la doctrine d’une propagande consumériste, mais à appliquer consciemment ce une lutte pour récupérer les territoires de l’imaginaire. Puisqu’il s’agit d’atteindre les parts invisibles des individus, cette propagande militante (tracts, journaux, banderoles, affiches, musique, livres, articles) devra s’appuyer sur l'émotion que l’on souhaite diffuser au nom de la cause qu’on défend, ici l’antiracisme. Est-ce par la peur, la fierté, la joie, la colère ou toutes à la fois? Comment ? En mettant l’accent sur le sentiment d’appartenance, de justice, mais aussi sur l’humour, les codes informels comme on a pu le voir sur les réseaux sociaux lors de cette campagne éclaire. 

Ériger un lobby social. Dans le même temps, il nous faut travailler à rassembler des groupes qui s’auto-influencent (les parents, les professions médicales, les enseignants, les éducateurs sportifs…) dans un comité plus large, une sorte de lobbying social capable de (se) mobiliser très vite pour pousser l’objectif à moyen long-terme : l’amélioration des conditions de vies des personnes racisées. Que ce soit contre une nouvelle proposition de loi ou la lutte pour des programmes scolaires clairs sur l’histoire coloniale de la France par exemple. 

Repenser l’internationalisme sous le prisme du panafricanisme et du panarabisme. Qu’est-ce que ça veut dire de créer des solidarités avec le sud global depuis nos suds localisés? Peut-on ressusciter les grands rendez-vous culturels internationaux comme alibi de rencontres politiques et anti-impériales ? Comment créer d’autres instituts pour écraser l’hégémonie culturelle et coloniale française ? Nos mutuelles peuvent-elles bénéficier aux prisonniers kanak emprisonnés sur le sol métropolitain, comment continuer à braquer nos projecteurs sur les pays encore colonisés dit des drom-com. Comment soutenir les luttes d’émancipation économique et civilisationnelle des Suds ?

Oui, les questions foisonnent encore, preuve que l’imagination comme outil radical n’est pas une source qui tarira d’aussitôt.

À l’heure où je tape ces mots, les chevaliers du fascisme et de l’ultralibéralisme croient surfer tranquilles, sur les vagues du chaos. Cet état de confusion que les grecs voyaient comme une profondeur béante d’où naissent les nouveaux mondes…

Et si on accouchait d'un véritable désordre absolu ?