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Billet de blog 2 avril 2024

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Cliniques de la dysinstitutionnalisation (1)

Toute pensée politique ou praxis émancipatrice conséquentes ne peuvent faire l'impasse sur les enjeux institutionnels. En effet, l'institution est omniprésente, elle façonne les subjectivités, elle oriente les imaginaires et les possibles. Essayons donc d'appréhender ces phénomènes, pour se déprendre, un peu, de nos aliénations.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les 27 et 28 mars derniers, s'est tenu le colloque annuel du master « Soin éthique et santé » de l'Université Bordeaux Montaigne et de l'association PRISME sur la thématique "Institutions sous pression"

"Si l’institution se rapporte à ce qui est institué et peut apparaître uniquement comme une armature figée, elle renvoie également au processus même de l’institutionnalisation. L’institution dans le sens le plus large du terme est censée tenir ensemble deux tendances de prime abord contradictoires : la stabilité et le mouvement. Dans cette tension entre l’individu et le collectif, l’institution aurait la lourde tâche de faire converger les individus vers « une idée d’œuvre ou d’entreprise qui dure juridiquement dans un milieu social » et les faire parvenir à des « manifestations de communions » appuyées par des normes, des organes de pouvoir et des procédures auxquels ils adhèrent. (M. Hauriou).

Dès lors, les institutions de soin sont-elles nécessairement hiérarchiques et oppressives ? A-t-on besoin d’institutions pour promouvoir le soin comme finalité commune dans nos sociétés développées et hautement individualisées ou bien devrait-on s’en passer ? Les institutions publiques peuvent-elles être remplacées par des institutions privées ? Lesquelles : associations, sociétés privées à but lucratif ?

L’institution permet-elle d’encadrer profitablement les pratiques de soin ou les enferme-t-elle dans des carcans préjudiciables ? Comment soigner l’institution et lui redonner de son assise et de sa plasticité ?"

"Que recouvre alors l’appel à la désinstitutionnalisation et quelles en sont les conséquences sur le terrain ? Qu’est ce qui se joue avec les virages ambulatoire, inclusif, numérique et le déploiement des plateformes, présentées comme des symboles de fluidité des parcours de soin et d’horizontalité des rapports sociaux ? Sont-elles un nouveau mirage dont le risque serait d’aboutir à une forme de soins impersonnels, à une évaporation de la clinique et une atomisation du social ?"

Illustration 1

A cette occasion, j'avais été invité afin de faire une présentation sur le thème de la "dysinstitutionnalisation".

Voici donc la première partie de ce texte, en version longue.

« Une institution est un lieu d’échanges, un lieu où les échanges sont possibles. Pour le dire autrement, la singularité n’existe pas en dehors du contexte d’un groupe ou d’une institution » François Tosquelles

En tant que pédopsychiatre, je n’ai officiellement plus le droit d’évoquer autre chose que les troubles du NeuroDéveloppement…Je vais donc vous parler d’un nouveau trouble dys, appelé « dysinstitutionnalisation » - lequel est également breveté en tant qu’outil standardisé de repérage diagnostic : si vous le lisez correctement, vous n’êtes pas dyslexique…Pratique!

Quand on évoque l’institution, la première représentation qui émerge est celle de l’établissement, avec ses murs, son cadre réglementaire, sa bureaucratie et son potentiel d’aliénation. C’est donc la dimension asilaire, oppressive et disciplinaire qui s’impose spontanément ; des dispositifs constituant un système normatif d’emprise. Des appareils destinés à reproduire le pouvoir, à standardiser les individus, en tant que vecteurs de l’institué.
Or, pour les acteurs de la psychothérapie ou de l’analyse institutionnelles, l’institutionnalisation est ce qui permet de mettre à distance la réification des relations ainsi que les assignations administratives. Ainsi, pour Jean Oury, l’institution, « quand ça existe, c’est un travail, une stratégie pour éviter que le tas de gens fermente, comme un pot de confiture dont le couvercle a été mal fermé ». Il s’agit donc de lutter contre tout ce qui peut faire renverser l’ensemble du collectif vers une structures concentrationnaire ou ségrégative, de mettre à l’épreuve les aliénations identitaires et les illusions du moi, d’entraver la coagulation entre statut, rôle et fonction, de redéfinir les subjectivités, etc. La dynamique instituante constitue une façon de se laisser perpétuellement remettre en cause et interpeler par l’altérité, d’interroger les situations et les interactions sociales qui se déroulent dans l’ignorance des conditions et des limites institutionnelles qui leur ont été fixés. 

« L’institution, c’est le processus par lequel naissent des forces sociales instituantes qui finissent souvent par constituer des formes sociales juridiquement codées, fixées, instituées. L’ensemble du processus, c’est l’histoire, succession interférences, mélange de forces contradictoires travaillant tantôt dans le sens de l’institutionnalisation, tant dans le sens de la désinstitutionnalisation » (René Lourau, « l’État-inconscient ») 

De surcroît, l’institutionnel est avant tout une dimension omniprésente et nécessaire de la vie sociale. Selon Marcel Mauss, « il n’y a aucune raison de réserver exclusivement, comme on le fait d’ordinaire, cette expression aux arrangement sociaux fondamentaux. Nous entendons donc par ce mot aussi bien les usages et les modes, les préjugés et les superstitions que les constitutions politiques ou les organisations juridiques essentielles ». Les institutions orientent les cognitions, les jugements et les attentes ; elles déterminent nos mémoires, nos horizons, réduisent l’imprévu et produisent des régularités. Plus fondamentalement, elles fixent nos dispositions, nos façons d’être éprouvés, d’interagir. Elles nous identifient, elles contribuent à nous façonner, elles sont les matrices de nos subjectivations…D’après Lacan, le sujet n’est sujet que d’être assujettissement au champ de l’Autre. Nous sommes donc « possédés » par les institutions, au point de les « avoir véritablement dans la peau ». 

L’anthropologue Mary Douglas soulignait que même les processus cognitifs individuels les plus élémentaires sont dépendants des institutions sociales : « les classifications, les opérations logiques, les métaphores privilégiées sont données à l’individu par la société ». Les institutions engendrent une vision du monde, un style de pensée, et gouvernent des schémas d’interaction. Toute forme institutionnelle possède initialement un fonctionnement empirique et normatif ; mais en se développant, elle finit par « par stocker toute l’information nécessaire. Quand tout est institutionnalisé, ni l’histoire ni les autres moyens de stockage ne sont plus nécessaires : c’est l’institution qui dit tout ». Pour se stabiliser, tout dispositif institutionnel tend finalement à une naturalisation son système classificatoire, à essentialiser ce que Castoriadis désigne comme sa logique ensembliste-identitaire.

En outre, au-delà des perceptions, de la mémoire, des symbolisations et des cognitions, la prégnance institutionnelle se déploie également dans le champs axiologique et émotionnel. L’institution se perpétue et se stabilise en tant qu’elle capte, exploite et oriente le champ pulsionnel, en instituant le champ du désirable. Nos motivations les plus intimes sont aussi des constructions institutionnelles, contribuant à entretenir les dispositifs institutionnels qui nous ont forgés… D’où, selon Norbert Elias « l’interdépendance étroite entre les structures sociales et les structures émotionnelles » et l’interpénétration du Nous et du Je.

Ainsi, chaque individualité n’est qu’une série de plis et de replis, témoignant de l’incorporation des cadres institutionnels qui agissent insidieusement pour persévérer et se prolonger en s’incarnant à travers des personnes, qu’elles ont contribué à créer.
Cependant, cette intériorisation est-elle un processus mécanique et figé, un simple décalque des instances répressives, ou bien laisse-t-elle des ouvertures à une forme de créativité instituante ? 

Illustration 2

De fait, toute institution est avant tout une construction symbolique et imaginaire, devant remplir une fonction socialisatrice et subjectivante, permettant de tisser des références communes, des significations partageables, des circulations d’affects, des identifications narratives, des valeurs…Et chaque institution est traversée par des tensions irréductibles entre les tendances à la « pétrification » et les potentialités de transformation. Il y a toujours une dialectique complexe entre les forces « instituées » et conservatrices, qui tendent à maintenir le statu quo et à clôturer le champ des possibles, et les forces « instituantes » qui ouvrent des devenirs et des transformations, à partir de l’activité créative des acteurs et de l’émergence d’un imaginaire social favorisant l’implication et l’autonomie. 

Quoiqu’il en soit, on n’échappe pas à l’institution, même quand il s’agit de s’en démarquer, ou d’essayer d’en déconstruire les strates et les pseudopodes qui nous agissent de l’intérieur. Car, alors, c’est une autre forme institutionnelle qui s’immisce, inévitablement. Toute désinstitutionnalisation est aussi une néo-institutionnalisation. Et l’institution intègre souvent sa propre subversion…Il faut que tout change pour que rien ne change…

Il y aurait donc quelque chose de naïf à revendiquer une rupture systématique vis-à-vis des cadres institutionnels et de leurs quadrillages normatifs. D’ailleurs, ce sont sans doute les processus institutionnels les moins visibles, les moins formalisés, qui s’insinuent en nous de manière plus automatisée et invisible. On peut certes lutter contre un institué étriqué, conservateur, standardisé ; ce qui ne prémunit pas de retomber dans d’autres canevas institutionnels, ne garantissant pas nécessairement un véritable potentiel d’émancipation. 
En l’occurrence, il faut parfois endiguer certaines vagues instituantes - comme par exemple l’extension ubiquitaire de la logique de marché -, et savoir défendre certaines fondations de l’institué - par exemple, les acquis sociaux, les services publics ou ce qui résiste encore de processus démocratiques…

D’après Mary Douglas, « la grande réussite de la pensée institutionnelle est de rendre nos institutions complètement invisibles ». Ainsi, « l’omniprésence du marché nous procure la conviction que nous sommes sortis du vieux contrôle institutionnel des sociétés non marchandes et que nous jouissons désormais d’une liberté neuve et dangereuse. Quand nous croyons être la première génération non soumise à l’idée du sacré, la première à avoir des rapports interpersonnels véritables en tant qu’individus, et donc la première à avoir une conscience de soi intégrale, il s’agit là, incontestablement, d’une représentation collective ». 

De fait, on pourrait faire l’hypothèse que des formes institutionnelles plus instables, flottantes, insaisissables, ne sont pas forcément des gages de libération subjective. Et par ailleurs, on pourrait même aller plus moins : introduire du jeu et de la critique par rapport aux cadres institutionnels suppose déjà de pouvoir s’appuyer sur des fondations institutionnelles internalisées, à même de s’extraire d’une forme d’hétéronomie. Il faut en effet des assises relativement équilibrées, instituées, pour déployer des capacités de penser la différence, pour pouvoir s’autoriser à se confronter à l’altérité, pour déployer un imaginaire instituant, pour relancer des dynamiques identificatoires excentrées, pour tisser des fragments d’histoire, pour s’hybrider, etc. ; pour avoir, au fond, une certaine « prise sur son aliénation ». Indéniablement, l’émergence dynamique de la subjectivation opère toujours en tension avec ses propres déterminismes. 

Comme le soulignent Cornelius Castoriadis et Piera Aulagnier, ces contraintes sont déjà psychiques et interactives : à ce niveau, l’institutionnalisation est, « pour une part décisive, le dépôt des visées, des désirs, des investissements, des exigences, des attentes, des significations dont l’individu a été l’objet dès sa conception et même avant, de la part de ceux qui l’ont engendré et élevé » (Cornelius Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, 1975, p. 140). 
Mais les déterminants sont également en rapport avec « l’inhérence du social » et des cadres socio-historiques spécifiques, imprégnés de représentations collectives, de significations imaginaires, de formes institutionnelles particulières, d’hégémonies discursives, d’idéologies, de cadres éducatifs, etc. Or, le sujet ne peut s’autonomiser qu’à partir de cet arrière-plan qui le constitue et l’habite de l’intérieur…

Selon l’épistémologue Ian Hacking, il existe finalement des interactions circulaires entre les personnes et les cadres institutionnels : les individus incarnent les institutions, les institutions font les classifications, les classifications modèlent les actions, les actions appellent des noms, et les personnes, ou d’autres créatures, répondent à ces normes, positivement ou négativement. 

L’enjeu serait alors de savoir dans quelle mesure tel ou tel métacadre institutionnel entretient une hétéronomie instituée, ou autorise des processus de dégagements et de réflexivité, tant sur les plans collectifs qu’individuels. Dans quelle mesure l’être social-historique, en tant qu’ensemble spécifique d’institutions et de significations incarnées par ces institutions peut contraindre ou libérer l’imaginaire instituant comme puissance de création ? 

En tout cas, s’affirmer contre la pression normative des institutions suppose de s’exposer à des tensions éprouvantes. Cependant, il est possible de pouvoir appréhender réflexivement les cadres institutionnels qui nous imprègnent, même si nos jugements sont élaborés par ces mêmes dispositifs. Reconnaître l’origine institutionnelle de notre sentiment de justice et de nos valeurs ne nous empêche pas d’analyser, de comparer, de critiquer tel ou tel système institutionnel. En dépit de leur omniprésence, toutes les institutions ne sont pas forcément équivalentes, non seulement sur le plan de leur cohérence systémique, de l’adéquation de leurs interprétations du monde aux éléments factuels, de leur fonctionnement, de leur viabilité, mais aussi de leurs potentialités en termes de subjectivation émancipatrice. 
Le fait est qu’une forme institutionnelle a besoin de certains types spécifiques de subjectivités pour se maintenir, se transformer, évoluer. Par exemple, la survie du système capitaliste dépend encore de certaines catégories de personnes qui ont été façonnées et instituées en dehors de ses propres significations et injonctions hégémoniques : des fonctionnaires intègres et désintéressés, des représentants politiques œuvrant pour le bien public, des juges vertueux, des éducateurs engagés pour le collectif, des soignants…Mais le néolibéralisme tend à raréfier ce type d’éthos et « ressources humaines », privilégiant davantage l’auto-entrepreneur ou le manager avide de profits et de performance, dérégulé, déraciné, privatisé, émancipé vis-à-vis de toute préoccupation commune, libéré de toute inhibition morale, ne recherchant qu’un plus-de-jouir à travers une consommation toujours plus débridée, et destructrice…. Plus de freins institutionnels, mais un encouragement aux abus et aux perversions, sans limite ; ce qui sape les possibilités mêmes de survie d’un tel système prônant le sabordage incessant…

La vérité « dure » d’un système institutionnel global n’est nulle part ailleurs que dans ses dispositions subjectives et anthropologiques qu’elles fabriquent. Les institutions opèrent à travers les psychés. « Mais elles font davantage encore : elles sélectionnent les psychés, disons plus précisément : les complexions psychiques, les plus adéquates à leurs propres réquisits » (F. Lordon). Ainsi, « l’entreprise néolibérale sélectionne ses psychés adéquates – des pervers, au sens clinique du déni de l’altérité, condition de l’instrumentation des humains comme des choses ».

Les profils humains qui tiennent l’ordre actuel s’infléchissent dans le sens de de certaines injonctions normatives hégémonique, à savoir « l’insensibilité à la violence exercée, à mesure que davantage de violence est requise ». Au fond, « les psychés des dominants ne cessent donc d’enregistrer, et d’exprimer, l’évolution des structures de la domination », dans la mesure où la sécession morale des élites a nécessairement pour corrélat une reconfiguration psychique, sous-tendue par des dispositifs institutionnels spécifiques. « Quand le capital ne négocie plus rien et brutalise tout, les personnages adéquats de l’État du capital ne négocient plus rien et brutalisent tout ». Résister à ces configurations instituées de subjectivation supposerait alors de s’émanciper de toute institutionnalisation ? 



Illustration 3

Sans doute pas…car mal institués, les sujets se trouvent en permanence confrontés au chaos, sans-fond, abîme, flux incessant de la pulsionnalité brute. Là se déploie l’asocialité primaire du psychisme, son égocentrisme absolu, son ignorance des autres, et son refus de tout délai dans la satisfaction de ses pulsions. En l’occurrence, la psyché humaine se caractérise primitivement par sa « défonctionnalisation originaire », par sa « dérégulation instinctuelle ». Comme le souligne Castoriadis, il est donc nécessaire d’imposer le renoncement à la toute-puissance originaire, la reconnaissance du désir d’autrui comme aussi légitime que le sien ; il faut faire accéder au monde des significations comme monde de tous et de personne. 
En conséquence, la psyché doit pouvoir se laisser pénétrer et posséder par l’institution, sous peine de laisser libre cours à ses tendances asociales, à son avidité et à sa volonté d’emprise. 
La capacité à s’inscrire dans une vie collective, à intégrer l’altérité, à s’individuer, dépend donc d’un long processus d’infusion institutionnelle, à même de faire émerger « un Surmoi groupal et sociétal, un Surmoi « généralisable » à la vie en société et en groupe » (R. Roussillon). Dès lors, « ce travail implique la « départicularisation » du Surmoi, il implique d’extraire, à partir des expériences organisatrices issues de la rencontre avec les objets idéaux premiers, les fondements d’une possible loi commune. L’enfant latent doit apprendre à être un parmi les autres, sans statut d’exception ». Or, qu'est-ce que le Surmoi, si ce n'est la cristallisation intériorisée des formes institutionnelles auxquelles l'enfant se trouve exposé dans ses différents espaces de socialisation ? De l'institution sédimentée au sein même du sujet, prenant la forme d'habitus, mais aussi l'apparence d'une « seconde nature ». Selon S. Freud, la culture n’est pas autre chose que « la somme totale des réalisations et des institutions par lesquelles notre vie s’éloigne de celle de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins : la protection des hommes contre la nature et le règlement des relations des hommes entre eux » (Le malaise dans la culture, Paris, Flammarion, 2010, p. 107). Au final, « le surmoi d’une époque culturelle a une origine semblable à celui de l’individu ». 

Dès lors, selon José Bleger, pour le meilleur et pour le pire, « toute institution est une partie de la personnalité de l’individu ; et cela au point que l’identité est toujours entièrement ou en partie institutionnelle, au sens qu’au moins une partie de l’identité se structure par l’appartenance à un groupe, à une institution, à une idéologie, à un parti, etc. […] Les institutions fonctionnent toujours à des degrés variés comme délimitation de l’image du corps et comme le noyau de base de l’identité ». (Symbiose et ambiguïté). 

Les effets de cette intériorisation institutionnelle par la socialisation prennent finalement la forme incorporée de schèmes, d’habitudes ou de dispositions, qui organisent, stabilisent, confèrent de la signification et affilient.
L’enfant, pour s’humaniser, doit toujours être nommé, raconté, relié, marqué... Outre sa survie physiologique, il s’agit par-là de garantir une continuité signifiante, narrative, générationnelle, historique. La chair doit se symboliser, les éprouvés corporels être mis en forme et en sens. D’emblée, l’univers sensoriel du bébé est façonné, orienté. Et le monde lui est présenté de façon prédigérée, en étant déjà chargé d’affects, de mots, de postures, de mythes, de tabous…Ainsi, le sujet en devenir est déterminé par le fait qu’il « infuse » dans un milieu, qu’il est d’emblée pris dans des rituels, des narrations, des fantasmes, des pratiques du corps, des projections, des interdits, des dispositions culturelles, des conditions matérielles d’existence, des liens spécifiques, des transmissions transgénérationnelles….
« Si l’enfant dispose au tout départ et à l’état virtuel d’un répertoire culturel universel, chaque société l’imprègne immédiatement de ses choix culturels, tous les possibles n’étant donc pas compossibles » (Hervé Mazurel).

Et d’après Wilfried Lignier, « nos congénères ont agi sur nous, non pas en tant que partenaires d’interaction, localisables dans l’espace et le temps, mais en tant que collectif historique, fondant, instituant une signification relativement partagée ». Ainsi, les enfants sont contraints de penser, de juger, de ressentir, avec les dispositions inséparablement cognitives et morales que leur impose leurs expériences sociales et leur immersion institutionnelle. Et celles-ci s’incorporent : les schémas relationnels, les façon d’être, de se comporter, de comprendre, de réagir, d’être éprouvé, d’appréhendé le monde, les autres et soi-même, en viennent à s’inscrire dans le corps, et dans les réseaux neuronaux…Au fond, il n’y a jamais de conscience individuelle et solipsiste, mais le déploiement singulier des constellations institutionnelles au sein même du sujet, fruit de son histoire, de ses rencontres, et de da façon particulière de faire avec ce qui s’est ainsi intériorisé.

Évidemment, l'internalisation des liens est toujours à mettre en tension avec les déterminations internes de la psyché ; il y a toujours reconstruction, réinterprétation et transformation des interactions par la singularité du sujet, qui n’est pas une cire molle sur laquelle toutes les influences extérieures viendraient s’imprimer passivement. Mais une des conséquences essentielles de cette dépendance à la subjectivité des autres, est que l'inconscient d'un sujet, du fait de sa dimension collective, n'est pas localisable entièrement au sein des frontières de l'appareil psychique individuel ; « une part de notre vie inconsciente est située dans d’autres lieux que celui qu’abrite et construit notre espace psychique interne » (René Kaes). 

Dès lors, comme le souligne à nouveau l’historien Hervé Mazurel, l’inconscient « n’est pas seulement idiosyncrasique (soit le fruit d’une histoire personnelle), mais profondément social et culturel, puisque le résultat d’un filtrage dans lequel les mœurs, les traditions, la culture, les goûts et interdits partagés d’une société jouent un rôle déterminant ».
Ainsi, « on ne peut se contenter de réinscrire l’inconscient individuel dans un simple trajet biographique et familial, puis de rattacher celui-ci à l’inconscient de l’espèce, en délaissant au passage le niveau social-historique. Ce qu’il faut en revanche, c’est y retrouver chaque fois toute l’histoire longue qui s’y trouve logée, sédimentée, accumulée ». 

S’il existe quelque chose comme un Moi, c’est donc avant tout une configuration groupale, une sorte de comité de « quasi-personnes » logées dans notre intériorité. Dès les premiers écrits de Freud (L'esquisse d'une psychologie scientifique, les études sur l'hystérie), la psyché est fondamentalement décrite comme une association et l'inconscient apparaît de prime abord structuré comme un groupe ; là se joue en effet la scène d'une forme de dramaturgie entre différents personnages psychiques ; les rêves, les fantasmes, les complexes, les conflits intrapsychiques, etc., sont toujours des scénarios où se tissent des configurations relationnelles et groupales. 
Ainsi, le processus d’individuation résulte d’un processus de dégagement progressif de soi à partir d’un fond syncrétique condensé à l’autre, aux autres, à l’institution sociale. Ce « fondement non-Moi du Moi » (Bleger), reste clivé de l’intégration psychique tant qu’il n’a pas été mis au « présent du Moi ».

Le groupe constitue donc un des arrière-fonds de la psyché, dans la mesure où la matière psychique est essentiellement animée par l'interaction de différents « personnages internes », qui sont à la fois des images intériorisées des parents ou des éducateurs, des représentants des pulsions, des affects et des mécanismes de défense, etc. Ces différents figurants des processus psychiques s'organisent groupalement sous la forme de mises en scène inconscientes et de scénario fantasmatiques. Dès lors, un sujet tend nécessairement à faire entrer les autres dans les divers rôles de son théâtre interne, et l'appareil psychique individuel n’est qu’une forme de dispositif institutionnel. Les principaux sous-systèmes psychiques dérivent effectivement des identifications et des intériorisations qui se déploient dans les liens interpersonnels. L’inconscient de chaque sujet porte trace, dans sa structure et dans ses contenus, de l’inconscient d’autrui, et plus précisément, de plus-d’un-autre. 

Les notions de complexe et d’imago mettent par exemple en jeu la construction d’un réseau intersubjectif internalisé, dans lequel le sujet se représente. Ce sont ainsi de véritables « groupes internes » qui se constituent, et qui accomplissement une fonction organisatrice de la psyché individuelle du fait de leur propriété de liaison scénarique. Le psychisme humain peut donc être considéré, selon Axel Honneth comme un « dispositif d’interaction intériorisé qui complète le monde vécu de la communication intersubjective où l’individu rencontre l’autre dans divers rôles d’interaction (c'est-à-dire diverses relations de reconnaissance) ». Et, selon Vygotski, la conscience n’est pas autre chose qu’un « contact social avec soi-même », tissé de conflictualités à travers lesquelles seules certaines représentations et affects réussissent à se stabiliser provisoirement, à persévérer dans leur être, en fonction des situations, sur un fond permanent de dissensus. En tout cas, le subjectif pur, délié des rapports sociaux, n’existe pas. Marx l'avait d'ailleurs affirmé en son temps : « l'essence humain n'est point chose abstraite, inhérente à l'individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l'ensemble de relations sociales ».

Illustration 4

Dès lors, quelles sont les conséquences d'une institutionnalisation défaillante, tant sur le plan social que subjectif ? A suivre...

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