Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

211 Billets

0 Édition

Billet de blog 3 mars 2023

Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

Généalogie du patriarcat : fragments de la domination (4)

A l'évidence, l'ordre hétéro-patriarcal et le système sexe/genre sont profondément intériorisés au sein des structures psychiques émergentes. Dès lors, on peut explorer la façon dont ces normes répressives colonisent les psychés, au point de se trouver "naturalisées". Là se déploient sans doute des déterminismes puissants, anthropologiques et psychanalytiques.

Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Le patriarcat psychologique est une « danse du mépris », une forme de connexion perverse qui remplace la véritable intimité par des couches complexes et secrètes de domination et de soumission, de collusion et de manipulation » bell hooks

Comment l'ordre hétéro-patriarcal et le système sexe/genre s'intériosent-ils au sein même des structures psychiques émergentes ? De quelle manière ces canevas normatifs peuvent-ils coloniser profondément les psychés au point d'apparaitre secondairement comme une représentation "naturelle" et immuable de la réalité sociale ? Là se croisent sans doute des déterminismes anthropologiques et psychanalytiques à explorer....

Intériorisation des normes de genre et dressage de la sexualité infantile

L’anthropologue Gayle Rubin insiste sur le fait que l’immaturité infantile et la dépendance originaire vis-à-vis des soins parentaux contribuent à l’intériorisation précoces des normes « patriarcales » de genre. De fait, à travers cette « confrontation entre des enfants en bas âge, immatures et impuissants, et la vie sociale développée de leurs aînés » - la « situation anthropologique fondamentale » décrite par Jean Laplanche - l’identité et l’orientation sexuelles vont se trouvées inscrites au sein même des structures psychiques émergentes.

Ainsi, « la psychanalyse fournit une description des mécanismes par lesquels les sexes sont divisés et déformés, une description de la manière dont des petits-enfants bisexuels et androgynes sont transformés en garçons et en filles ». De fait, le polymorphisme sexuel infantile va se socialiser, se transformer à travers une forme d’enculturation sous-tendue par les rapports de parenté.

En effet, en chaque enfant se trouvent toutes les « expressions sexuelles possibles de l'humanité ». Mais dans une organisation sociale donnée, seules certaines de ces potentialités seront exprimées, tandis que d'autres seront réprimées. Dès lors, quand l'enfant quitte la « phase œdipienne », sa libido et son identité de genre auront finalement été organisées, conformément aux règles de la culture contribuant à « domestiquer » à la fois l’identité de genre mais aussi les formes instituées de la sexualité. Selon Gayle Rubin, le complexe d'Œdipe est donc « un dispositif de production de la personnalité sexuelle », un domptage de la « profusion sauvage de la sexualité infantile ». 

A ce niveau, on retrouve les analyses de Deleuze et Guattari, particulièrement dans l’ouvrage « l’Anti-Œdipe – Capitalisme et schizophrénie 1 ». 
De fait, « l'œdipianisation », quelle qu’en soit sa forme ou ses spécificités socio-culturelles, conduirait à une réduction de l’inconscient au champ familial. A travers ce « familialisme », l’imaginaire instituant de l’enfant se voit déporté vers un certain type de structure familiale, dans une reproduction transgénérationnelle qui transmet un certain ordre social et sexuel, et reconduit les pouvoirs répressifs au sein même de la psyché des opprimés. Là se déploie un processus de réduction, de rabattage, et d’enregistrement social des formes originairement fluides de la vie pulsionnelle, à même de reproduire les systèmes de domination à travers les normes de l’individu, de la famille, du système sexe/genre, des enclosures identitaires, des impératifs patriarcaux, de la structure économique, etc.

Illustration 1
koko n'aime pas le capitalisme

« L'opération d'Œdipe consiste à établir un ensemble de relations bi-univoques entre les agents de production, de reproduction et d'anti-production sociales d'une part, et d'autre part les agents de la reproduction familiale dite naturelle ». « Il est dès lors forcé que les agents collectifs soient interprétés comme des dérivés ou des substituts de figures parentales, dans un système d'équivalence qui retrouve partout le père, la mère et le moi ». 

De fait, cet « enregistrement répressif » constitue un des fondements des systèmes de représentations, des matrices identitaires, des modalités d’être affecté, des orientations du désir et la sexualité. « Il y a à la fois une délégation de refoulement par la formation sociale, et une défiguration, un déplacement de la formation désirante par le refoulement »

Ainsi, selon Deleuze et Guattari, « Œdipe restreint est la figure du triangle papa-maman-moi, la constellation familiale en personne ». Dès lors, dans une structuration familiale autoritairement patriarcale, les normes identitaires, sexuelles, genrées, s’imposent via le complexe œdipien et sa « résolution » - c’est-à-dire l’intégration disciplinaire de l’ordre social. 
En effet, « la famille appartient essentiellement à l'enregistrement de la production sociale, comme système de la reproduction des producteurs ».  « Sous l'action précoce de la répression sociale, la famille se glisse, s'immisce dans le réseau de généalogie désirante, elle aliène à son compte tout la généalogie ».

« On nous confronte de force à Œdipe et à la castration, on nous rabat sur eux : soit pour nous mesurer à cette croix-là, soit pour constater que nous n'y sommes pas mesurables ». 
Le stade préœdipien doit donc être dépassé pour aller vers une intégration structurale, c’est-à-dire vers une soumission à « un signifiant despotique, sous le règne du phallus ». Ainsi, l’enregistrement œdipien met en ordre le complexe familial, et met au pas le sexuel infantile sur un mode limitatif et discipliné.  
« C'est pour des raisons inavouables que l'on nie l'existence d'une sexualité infantile, mais c'est aussi pour des raisons peu avouables que l'on réduit cette sexualité à désirer maman et à vouloir la place du père ». 

« C'est seulement en apparence qu'Œdipe est un début, soit comme origine historique ou préhistorique, soit comme fondation structurale. C'est un début tout idéologique, pour l'idéologie. En fait, Œdipe est toujours et seulement un ensemble d'arrivée pour un ensemble de départ constitué par une formation sociale. Tout s'y applique, en ce sens que les agents et rapports de la production sociale, et les investissements libidinaux qui leur correspondent, sont rabattus sur les figures de la reproduction familiale. Dans l'ensemble de départ, il y a la formation sociale, ou plutôt les formations sociales ; les races, les classes, les continents, les peuples, les royaumes, les souverainetés »

Au fond, à travers le complexe familial œdipien, c’est l’ordre social, notamment dans sa tonalité patriarcale, qui vient infiltrer le sujet en devenir et oriente ses processus identificatoires : « Œdipe, c'est toujours la colonisation poursuivie par d'autres moyens, c'est la colonie intérieure ».

Vers une « patriarcalisation » de la psyché

Comme le souligne Carol Gilligan, « le mythe d’Œdipe est assez représentatif de l’intégration de la psyché humaine au patriarcat, de la façon dont les tabous masculins de la tendresse et féminin de la parole libre sont internalisés ». Cependant, cette psychologue rappelle que, dans le mythe, le destin d’Œdipe se déploie à partir d’une origine traumatique et d’une violence restée impunie ; en effet, le roi Laïos avait abusé sexuellement d’un jeune garçon confié à sa protection, Chrysippe, et l’oracle d’Apollon lui avait alors fait savoir qu’il connaîtrait son châtiment par les mains de son fils. « L’histoire d’Œdipe raconte le traumatisme et la perte, l’abus de pouvoir et la violence, l’aveuglement et le silence. C’est une version mythique de la tragédie inhérente au patriarcat. En considérant ce mythe comme représentatif de la condition humaine, comme Freud et d’autres l’ont fait autrefois, en insistant sur le nom d’Œdipe tout en feignant d’oublier que son histoire trouve ses origines dans un traumatisme, on court le danger de voir le meurtre et l’inceste comme des pulsions naturelles – alors qu’il s’agit de pulsions qui émergent dans le sillage de la maltraitance et de l’abandon. On court le danger de tenir pour naturelle – et à tort- cette culture de la violence masculine et du silence féminin ». 

Selon Deleuze et Guattari, la famille constitue alors le relais institutionnel de l’organisation sociale, sommée de fixer chacun à sa place, de configurer son champ désirant et d’orienter sa pulsionnalité vers la reproduction du système. « L'individu dans la famille, même tout petit, investit directement un champ social, historique, économique et politique, irréductible à toute structure mentale non moins qu'à toute constellation affective ». En tant qu’ « institution primaire », la famille, organisée par la configuration œdipienne, est ainsi une médiation colonisatrice qui vient mettre en forme la façon dont le désir investit le champ social, sous l’impulsion des « stimuli familiaux venus de l'adulte ». Le système sexe / genre patriarcal s’infiltre donc très précocement au sein des déterminations de la famille, elle-même soumise à la normativité sociale.

Ainsi, les « structures psychiques » sont le reflet des modes de production et de reproductions sociales. Le complexe d’Œdipe permet d’embarquer la dynamique familiale en tant que « sous-ensemble auquel s’applique l’ensemble du champ social », à l’instrumentaliser et à la rendre complice de la perpétuation intergénérationnelle de cet ordre normatif du patriarcat. De fait, « Œdipe dépend d'un investissement social préalable d'un certain type, apte à se rabattre sur les déterminations de famille ». Dès lors, la famille devient « une stratégie coextensive au champ social ; les rapports de filiation et d'alliance sont déterminants, ou plutôt "déterminés à être dominants" » afin de se soumettre aux impératifs patriarcaux en appliquant l’axiomatique sociale.
 Car, « ce qui est investi à travers la famille, c'est toujours le champ social, économique, politique et culturel, ses coupures et ses flux ». 
Dès lors, nous sommes des petites colonies de patriarcat, et « c'est Œdipe qui nous colonise » - en tout cas, une certaine modalité de la « triangulation » identificatoire amenant à l’intériorisation d’un « complexe patriarcal » entravant la « dérive du désir ». De fait, ce triangle œdipien spécifique sous-tendrait une « territorialité intime et privée » rabattue sur un certain familialisme, lui-même délégué de l’ordre hétéronormatif. 

Illustration 2

Sur-répression pulsionnelle et subjectivation patriarcale

A l’évidence, le processus de subjectivation suppose d’en passer par l’intégration de certaines différences constitutives du « monde extérieur », tant dans ses dimensions « objectives » qu’instituées, par des restrictions de jouissance et une forme de deuil de l’omnipotence infantile. De surcroit, les dynamiques identificatoires sont nécessairement orientées par des configurations relationnelles spécifiques, et contribuent à alimenter la « forme » que prendra l’individuation. Cependant, en fonction des modalités singulières de cette « introduction de l’altérité et de la triangulation », on pourrait envisager des devenirs tout à fait différenciés. L'historien des sensibilités Hervé Mazurel a insisté sur la dimension socio-historique des processus de refoulement, soulignant le passage des contraintes sociales aux autocontraintes psychiques, c'est-à-dire l'intériorisation du contrôle pulsionnel. Ainsi, les frontières du conscient et de l'inconscient sont fluctuantes, "au gré des glissements eux-mêmes historiques de la censure morale". Et ces mutations "affectent également, outre ses contours, les polarités, les figures et les complexes privilégiés de l'Inconscient". Ainsi, "les transformations politiques, sociales et culturelles globales en viennent à affecter historiquement chez l'individu le refoulé lui-même", de même que l'expression de la vie pulsionnelle, de la sexualité, du champ désirant et de l'identité de genre.

Dans une configuration œdipienne patriarcale, le tiers séparateur et symbolisant apparait comme une instance phallique qui identifie, qui assigne et qui épingle : la résolution du complexe doit finalement être validé par une identité conforme aux normes, par une enclosure au sein d’un rôle, d’une place, d’une taxonomie, ainsi que par une certaine orientation du désir et des possibles. Mais rien n’empêche d’imaginer une forme d’altération identificatoire, qui porterait certes un rôle différenciateur et limitant, tout en constituant un potentiel d’ouverture, de dégagement et d’émancipation, au-delà des identifications aliénantes et des « sur-répressions » - c’est-à-dire des « restrictions rendues nécessaires par la domination sociale », comme l’énonce Herbert Marcuse-, sans pour autant empêcher les mises en forme pulsionnelles nécessaires à la vie collective et à l’intégration de l’altérité. Ainsi, dans « Éros et Civilisation », ce philosophe dénonce-t-il le fait que « les modifications et les déviations de l'énergie instinctuelle, rendues nécessaires par la perpétuation de la famille monogamique-patriarcale, ou par une division hiérarchisée du travail, ou par le contrôle public sur la vie privée des individus sont des exemples de sur-répression appartenant aux institutions d'un principe de réalité particulier. Elles s'ajoutent aux restrictions fondamentales (phylogénétiques) des instincts qui caractérisent l'évolution de l'homme depuis l'animal humain jusqu'à l'animal sapiens ». L’organisation de l’ordre patriarcal impose donc une répression pulsionnelle qui tend à isoler, à catégoriser, à empêcher certaines expressions créatrices de la libido, à amputer certaines dimensions de la personnalité, à entraver des secteurs essentiels de la vie humaine sur le plan de l’affectivité et des liens, à clôturer l’imaginaire instituant et le désir de faire émerger de nouvelles organisations collectives. D’ailleurs, comme le souligne Freud, « la crainte de l'insurrection des opprimés incite à des plus fortes mesures de précaution » (« Malaise dans la civilisation »). Les pulsions sont ainsi rigoureusement canalisées afin de perpétuer les institutions hétéro-patriarcales, avec une restriction consécutive des horizons désirants. Dès lors, « les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions pré-établies. Pendant qu'ils travaillent, ce ne sont pas leurs propres besoins et leurs propres facultés qu'ils actualisent, mais ils travaillent dans l'aliénation. Dans la société, le travail alors devient général, comme les restrictions imposées à la libido » (Herbert Marcuse). « Les restrictions imposées à la sexualité semblent d'autant plus rationnelles qu'elles deviennent plus universelles et qu'elles pénètrent davantage l'ensemble de la société. Elles agissent sur les individus en tant que lois objectives extérieures et en tant que force intériorisée : l'autorité sociale est absorbée dans la conscience et dans l'inconscient de l'individu et travaille comme si elle était son propre désir, sa propre morale, et sa propre personnalité ». « Dans une société répressive qui impose qu'on mette sur un même plan ce qui est normal, ce qui est socialement utile et ce qui est bien, les manifestations du plaisir pour son propre compte apparaissent nécessairement comme les "fleurs du mal" »
. Afin d’imposer cette mise en conformité des expressions pulsionnelles, le signifiant paternel s’est imposé tant sur le plan social qu’intrapsychique comme seule instance à même de « tiercéiser » et d’introduire à la dimension symbolique : « le père primitif empêchait ses fils de satisfaire leurs tendances sexuelles directes ; il leur imposait l'abstinence, ce qui eût pour conséquence à titre de dérivation, l'établissement de liens affectifs qui les rattachaient à lui-même et les uns aux autres. Il les a, pour ainsi dire, introduits de force dans la psychologie collective » (Freud, « Psychologie collective et analyse du moi »). 
Et, comme le souligne Marcuse, au niveau mythique et fantasmatique, « les parricides rebelles n'agissent que pour prévenir la première conséquence, la menace : ils rétablissent la domination en remplaçant un père par beaucoup de pères et ensuite en déifiant et en intériorisant le père unique. Mais ce faisant, ils trahissent la promesse de leur propre action : la promesse de liberté. Le patriarche despote a réussi à implanter son principe de réalité dans les fils rebelles ». 

Illustration 3
koko n'aime pas le capitalisme

Ainsi, selon Freud, la civilisation « patriarcale » émerge à partir de la répression des pulsions, au nom d’une certaine réalité. « On peut distinguer deux modes principaux d'organisations instinctuelles : a) l'inhibition de la sexualité, permettant des relations collectives durables et susceptibles de s'étendre ; b) l'inhibition des instincts de destruction, conduisant à la domination sur l'homme et sur la nature, à la morale individuelle et sociale » (Marcuse). Or, si le bonheur dépend pour une part de la réalisation des désirs, la « civilisation » dépend de l’extinction ou de la canalisation des pulsions infantiles. « Les désirs et les besoins libidineux fondamentaux sont le support de l'organisation sociale : très plastiques et modifiables, ils sont mis en forme et utilisés pour civiliser et "cimenter" la société donnée. Ainsi, dans la société "patricentrique et exploiteuse", qui est définie comme la société où prévaut le principe de rendement, les impulsions libidineuses et leur satisfaction (et leur détournement) sont coordonnées avec les intérêts de la domination et, par-là deviennent une force stabilisatrice qui attache la majorité à la minorité régnante » (Marcuse). 
Par ailleurs, Marcuse souligne également que l’intériorisation des normes « patricentristes-autoritaires » s’impose désormais de manière uniforme et universelle. Auparavant, il existait une certaine diversité dans les institutions en charge d’orienter les devenirs de la sexualité infantile. Par exemple, « c'était la famille qui, pour le bien ou pour le mal, soutenait et éduquait l'individu, et les règles et valeurs dominantes étaient personnellement transmises et transformées par le destin personnel ». Ainsi, « la formation du surmoi, la modification répressive des instincts, la renonciation et la sublimation étaient des expériences très personnelles », avec la persistance d’une certaine créativité instituante maintenant un lien vivant entre l’individu et sa « culture » singulière. Or, « sous le règne des monopoles culturels, économiques et politiques, la formation du surmoi adulte semble sauter l'étape de l'individualisation : l'unité génétique devient directement une unité sociale ». « Puisque la domination se pétrifie en un système d'administration objective, les images qui guident le développement du surmoi se dépersonnalisent ». 

Cependant, cet ordre hégémonique secrète également sa propre dialectique destructrice : les restrictions perpétuelles imposées à Éros affaiblissent graduellement les instincts de vie et ainsi libèrent les forces « mêmes contre lesquelles elles avaient été appelées en renfort » (Freud). Le prix a payé par rapport à cette restriction de la vie pulsionnelle serait alors les effractions de violence et les prédations plus ou moins instituées…

Structures de parenté et hétéro-normativité

« Les règles du patriarcat sont profondément ancrées dans notre inconscient collectif » bell hooks


Les travaux anthropologiques ont également souligné le rôle des structures de parenté dans l’institution patriarcale. Ainsi, une certaine configuration œdipienne a pour finalité d’organiser les lois de l’échange, les structures de la parenté, la reproduction sociale et la domination masculine. Comme le souligne Georges Devereux, le complexe d’Œdipe « est fondamentalement lié à la notion de parenté », sous-tendant notamment la « signification inconsciente de la circulation des femmes ». Ainsi, « le rituel de mariage n'a pas pour but essentiel de créer une alliance entre mari et femme ; pas même de créer une alliance entre deux familles. Il a pour fonction de masquer l'hostilité sous l’alliance ». La complexité des rituels prouve d’ailleurs « qu'ils cachent une sorte de cuisine infernale d'émotions contradictoires ». De fait, selon Devereux, « le rituel du mariage a pour fonction de légitimer l'illégitime, de soutenir l'insoutenable, de substituer une bienveillance apparente à une réelle hostilité ». La dimension sacrée témoigne de la menace sous-jacente, en rapport avec une forme de transgression instituée de certains interdits. Ainsi, « les données, cliniques et culturelles, semblent indiquer que le mariage n'est pas en premier lieu une transaction entre un homme et une femme, ni même, comme pensent souvent les ethnologues, alliance entre deux familles : il est avant tout transaction entre hommes, à propos de femmes ». A travers les femmes, les hommes établissent leurs propres connexions ; à travers la disjonction homme-femme, qui est à chaque instant l'aboutissement de la filiation, l'alliance met également en connexion les hommes de filiation différente.
Ainsi, les soubassements de l’échange des femmes doivent être masqués, non pas pour des motivations inconscientes, mais pour des raisons beaucoup plus tangibles, en tant que représentant de l’ordre hétéro-normatif patriarcal et de sa perpétuation. « L'inconscient n'est pas spécialiste des systèmes de parenté ! Pour lui la parenté en tant que concept n'existe pas. Seule possède une réalité l'attitude déterminée envers certaines personnes, qui fournit une infrastructure affective aux liens de parenté socialement établis, et à ceux dont la société reconnaît l'existence précisément en s'efforçant de la nier ou de l’interdire ». Certes, cet « arrangement entre hommes » crée du lien et de l’échange entre les groupes. Cependant, « ce troc des femmes » serait aussi un aménagement pour « contourner » les impulsions homosexuelles latentes, ou en tout cas en autoriser des manifestations indirectes. 

Illustration 4


« Au niveau du social, il est clair que le mariage est surtout un moyen de résoudre des conflits entre « preneurs » et « donneurs » de femmes ». Ainsi, « ce que la société réglemente, ce n'est pas la circulation des femmes pure et simple, c'est la forme sous laquelle elle a lieu et les circonstances, les conditions dans lesquelles elle s'effectue : rapt, échange, achat, service, etc. Et les règlements concernent non les rapports entre hommes et femmes, mais les rapports des hommes entre eux, puisque les transactions se font entre hommes, les femmes en constituant simplement l’objet ». Au final, pour Devereux, « l’institution du mariage, qui entretient avec la parenté, tant consanguine que par alliance, des rapports de co-émergence, a pour but non de résoudre le problème hétérosexuel d'une manière socialement avantageuse, mais de repousser le spectre menaçant de l'homosexualité latente, produit du complexe d’Œdipe ». Il s’agit donc d’une norme sociale imposée pour orienter les formations désirantes vers une hétéro-normativité obligatoire, en permettant une expression indirecte de l’homosexualité à travers les transactions entre hommes. Ainsi, l’interdit de l’inceste et l’échange des femmes constituent une matrice du contrat social originel en régime patriarcal. Car le tabou devient alors l’alibi de « l’échange du phallus ». La crise œdipienne impose aux enfants d’intégrer la différence des sexes, d’incarner une identité genrée, et d’accepter le fait que certaines formes de sexualité sont interdites. Or, au-delà des interdits nécessaires concernant les pulsions incestueuses, les enfants apprennent également que « la mère n'est disponible pour aucun des deux enfants parce qu'elle « appartient » au père ». Par ailleurs, « ils découvrent que les deux genres n'ont pas les mêmes « droits » ni le même avenir sexuel », comme si ces contraintes étaient inévitablement déterminées par l’interdit de l’inceste. Finalement, ce produit là une forme d’intériorisation de ce que l’écrivaine militante indienne Arundhati Roy appelle les « lois de l’amour », ces piliers fondateurs du patriarcat qui « décident qui devrait être aimé, comment et jusqu’à quel point ».


De son côté, Gayle Rubin rappelle que le « phallus » est « davantage qu'un trait distinguant les sexes : il est l'incarnation du statut des mâles, auquel les hommes accèdent et dont certains droits sont partie inhérente — entre autres, le droit à une femme. Il est une manifestation de la transmission de la dominance masculine. Il passe par les femmes et se pose sur les hommes ». 

Illustration 5


Ce signifiant de domination laisse comme traces sociales l’identité de genre, la division des sexes, mais il crée aussi le stigmate du manque et de l’incomplétude des femmes dans une culture phallique. De fait, le garçon apprend qu’il peut échanger sa mère contre le phallus, « gage symbolique qui pourra plus tard être échangé contre une femme ». De fait, en acceptant de ne pas posséder sa mère, il obtient la garantie sociale qu’il pourra légitimement devenir propriétaire d’une femme. « Seuls ceux qui possèdent le phallus ont « droit » à une femme, et détiennent le gage de l’échange » : ainsi, « la disposition hiérarchique des organes génitaux mâles et femelles provient des définitions de la situation ». Dans une culture phallique, les femmes n’ont rien et offrir et ne peuvent prétendre recevoir ; elles sont des biens échangeables et consommables par les ayant-droits. « La fille se tourne alors vers le père car lui seul peut « lui donner le phallus », et que c'est seulement par son intermédiaire qu'elle peut entrer dans le système d'échange symbolique où circule le phallus ». Ainsi, elle se trouve assignée à une position de passivité, devant accepter l'inutilité de tenter de réaliser son désir actif. « Les stéréotypes culturels ont été plaqués sur une cartographie des organes génitaux », imprégnée de représentations symboliques justifiant la hiérarchisation et la différence des conditions. Cette description freudienne concernant la féminité devrait finalement être appréhendée comme une description « de la manière dont un groupe est préparé psychologiquement, depuis la tendre enfance, à vivre avec son oppression », de la « manière dont la culture phallique domestique les femmes ». 

Au fond, « la concordance entre Freud et Lévi-Strauss est d'une précision remarquable. Les systèmes de parenté exigent une division des sexes. La phase œdipienne divise les sexes. Les systèmes de parenté comportent des séries de règles qui gèrent la sexualité. La crise œdipienne est l'assimilation de ces règles et tabous. L'hétérosexualité obligatoire est le produit de la parenté. La phase œdipienne institue le désir hétérosexuel. La parenté repose sur une différence radicale entre les droits des hommes et ceux des femmes. Le complexe d'Œdipe confère au garçon les droits du mâle et force la fille à s'accommoder de droits moindres ». 
Dès lors, le véritable enjeu d’une émancipation tant du féminin que du masculin impose d’aborder la façon dont l’ordre institué organise le champ du sexe et du genre, et d’envisager des expériences identificatoires moins aliénantes. Et, d'après Gayle Rubin, « seul le désir — ou la dimension de l'événement que montre le désir — garantit la libre configuration des singularités et des forces en mesure de mettre l'histoire en mouvement ». 

Dès lors, la question se pose : comment le patriarcat, en tant que système d’oppression et d’aliénation assure-t-il sa reproduction hégémonique ? Quels sont les motifs politiques et psychologiques qui expliquent cette perpétuation, en dépit des souffrances infligées ? 

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.