Avant de médicaliser à outrance l'inattention infantile, ne faudrait-il pas prêter attention aux écosystèmes dans lesquels on immerge les enfants ?
Déjà, on pourrait s’interpeler sur certaines modifications psychosociales contemporaines, qui imprègnent directement les normes éducatives mais aussi les expressions symptomatiques. En l’occurrence, le rejet du psychisme, l’intolérance à toute forme de conflictualité interne, favorisent un recours préférentiel aux défenses par l’externalisation et l’agir. L’hyperactivité de l’enfant apparait alors comme le symptôme d’une difficulté à drainer son excitation pulsionnelle dans des formes mentalisées, supposant une certaine forme d’attente et de passivité. J.-Y. Chagnon pointe ainsi l’implication de certaines caractéristiques de la psychologie collective contemporaine susceptibles de peser sur la construction psychique des enfants : surplus d’excitation, projections narcissiques idéalisantes et normatives, effacement des limites, modèles identificatoires, abrasion des références collectives, etc. Le recours préférentiel à la décharge crée également un vide qui, en retour, appelle son comblement par des actes de consommation avides, dans l’immédiateté. Les contraintes normatives à la performance, l’angoisse du manque, mobilisent ainsi des exigences instantanées qui court-circuitent les temporalités nécessaires au plaisir de penser, à la surséance, aux rêveries, et aux transformations sublimatoires. De surcroit, les postures à l’égard de l’enfance alternent entre une forme d’emprise par la séduction narcissique et l’imposition d’un canevas normatif aliénant. Dès lors, les enfants sont écartelés entre une recherche effrénée de jouissance « sensorielle » dans l’ici-et-maintenant, et l’écrasement par une forme de normopathie, une adhésion désubjectivante aux valeurs hégémoniques dans laquelle « la norme devient le carcan de l’esprit et le cimetière de l’imagination » (J. McDougall[1]).
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On sait que l’attention est désormais l’objet d’une économie, pour ne pas dire la cible de processus de captation par des intérêts marchands, dès le plus jeune âge. Il faut effectivement s’approprier le temps de cerveau disponible, en proposant des stimulations consuméristes mobilisant les systèmes d’attention et de récompense. L’industrie capitaliste se charge désormais de filtrer les informations, de les traiter en amont, de les hiérarchiser pour orienter les champs attentionnels. On crée à la fois de l’ignorance, tout en polarisant les flux désirants. Là se déploie sans doute une forme de politique de la distraction ; on sélectionne pour vous, on capte, et on redistribue.
L’attention est une ressource marchande, rare ; il faut l’attirer, la conformer, la rentabiliser. Le temps de cerveau disponible est devenu un produit concurrentiel, une cible essentielle des politiques marketing.
D’un côté, il faut distraire, divertir, détourner ; pour mieux attiser la pulsion consumériste, l’envie, l’avidité de l’autre…Véritables politiques de la distraction et de la fragmentation attentionnelle.
D’un autre côté, le capitalisme néolibéral veut extraire chaque miette d’attention, pour la convertir en donnée exploitable, puis en profit. Il fore, il puise, il épuise…Pour cela, il faut sans cesse créer une forme d’addiction aux saillances attentionnelles, aux surstimulations superficielles qui accaparent, et entravent l’attention profonde et « endogène ». Les médias surexploitent les pulsions libidinales et agressives, suscitant alors un surplus de stimulations susceptibles de surcharger l’enfant, sans que des moyens collectifs puissent les contenir ou les dériver.
Cette sollicitation permanente sur le mode de l’excitation empêche le développement de « couches attentionnelles » enchevêtrées sur des temporalités différentes, permettant de tisser des liens, voire des pensées…A contrario, l’idéal attentionnel actuellement prôné est celui d’une forme de concentration fonctionnaliste, utilitaire, qui relève d’un contrôle productif et industriel.
Dès la naissance, l’attention est captée sur un mode quasi réflexe ; la vigilance est orientée par des stimuli de l’environnement. Il y a mise en concurrence des éléments perceptifs qui vont mobiliser les ressources attentionnelles. Or, par exemple, ce qui se déroule sur un écran est composé d’images lumineuses et bruyantes qui changent sans arrêt à un rythme très rapide. L’attention est alors sans cesse sollicitée, et l’enfant est comme aimanté à ce puissant magnétisme qui exerce un attrait irrésistible, une fascination. Au risque de détruire les capacités d’attention profonde, de représentation, d’associations, voire de créativité ? Et d’induire une véritable « crise de l’attention » ?
En 2015, une étude menée par Microsoft concluait que la durée moyenne d’attention était désormais de huit secondes, c’est-à-dire quatre secondes de moins qu’au début du millénaire.
Sursollicitations, déluge d’informations, submergement perceptif et cognitif. Saturation, épuisement. Addictions aux stimulations.
Les concepteurs des technologies numériques savent particulièrement capter la faculté cérébrale à se laisser détourner par des stimuli « périphériques », et orientent nos appétences neuronales, notre besoin de nouveautés et de récompense…Dès que le flux informationnel se tarit, il faut alors rechercher d’autres « accrochages » attentionnels, ce que les concepteurs de produits marchandisables peuvent exploiter sans vergogne.
En 2023, aux États-Unis, 51 % des jeunes de 13 à 19 ans s'immergeraient en moyenne 4,8 heures par jour sur les réseaux sociaux, d’après l’institut de sondage Gallup. Par ailleurs, les jeunes Américains âgés de 15 à 24 ans passent près de 35% de moins de temps à socialiser en face-à-face qu’il y a 20 ans, selon une récente étude. L’usage des interfaces numériques tend à se faire de plus en plus en privée, avec une spirale autorenforcée induisant un esseulement de plus en plus prononcé…
On peut en tout cas constater que, si on appréhende une forme d’économie ou d’écologie de l’attention, nous ne prenons pas soin de nos ressources attentionnelles et des milieux qui les préservent, tant sur un plan collectif qu’individuel. De fait, il n’existe pas d’attention indépendamment de circonstances, situations, et configurations relationnelles, sensorielles, etc., c’est-à-dire des milieux attentionnels, toujours médiatisés - par des enjeux sociaux, politiques, financiers. L’attention est un bien commun, et non pas une faculté purement individuelle. Elle se situe à l’interface du subjectif et du collectif, des « milieux interne et externe », tout en constituant un véritable pouvoir, susceptible d’être détourné.
Il existe ainsi des bassins « médiologiques » d’attraction de l’attention, des formes d’envoutements collectifs qui capturent, orientent, conditionnent des « partages du sensible » selon l’expression de Jacques Rancière.
Mais qui capte l’attention ? A quelle fin ? Comment résister aux polarisations attentionnelles ?
Certains évoquent des « politiques de la distraction », à la fois comme stigmate et symptôme de nos sociétés de l’inattention, mais aussi comme antidote. S’évader pour échapper aux captures – l’inattention comme pharmakon ?
Au fond, « la distraction renvoie autant à certaines modalités de l'attention (flottante, incidente, mobile...) qu'aux formes sensibles associées à la culture de masse ». Et elle relève ainsi d’un « conflit d’attractions ».
Car le pouvoir d’un média ne découle que de la quantité d’attention qui s’investit en lui. Or, l’attention est une ressource limitée, voire périssable. Tout ce qui est rare peut être exploité et marchandisé. C’est très concrètement de l’Attention que vendent les GAFAM, en mobilisant préférentiellement une attention automatique, constituée de réactions réflexes envers des phénomènes de saillances. Et ce au détriment d’une attention plus volontaire et réflexive, davantage consciente de ces allocations attentionnelles. Or, c’est aussi à ce niveau que notre attention devient subjectivante, en positionnant un choix quant à ce qui « mérite » d’être investi. Il faudrait donc considérer une forme de méta-attention, de capacité à faire attention à nos déploiement attentionnels, pour nous constituer comme sujets désirants et autonomes – autant que faire se peut… Car c’est toujours notre milieu qui tisse les médiations à travers lesquelles nous percevons, représentons, et orientons notre attention. Le sociologue Maurice Halbwachs avait analysé les « cadres sociaux de la mémoire » organisant les souvenirs individuels. Mais de la même façon, il existe des cadres sociaux de l’attention, qui orientent les polarisations attentionnelles. Par exemple, les inuits appréhendent cinquante nuances de blanc, là où nous ne percevons qu’une uniformité de neige.
Le social agence nos perceptions et diffracte nos attentions, en érigeant des sélections et des filtrages. Chaque organisation structure nos rapports sensibles, affectifs, attentionnels, cognitifs, au « dehors ». En l’occurrence, nous sommes nécessairement amenés à réaliser une opération de découpage et de différenciation du monde, au sein d’un continuum d’indifférencié. Notre investissement spécifique fait émerger certaines saillances de la réalité, certains attracteurs attentionnels. Nous organisons un certain rapport aux éléments, en fonction de l’attention que nous leur prêtons. De la sorte, nous produisons aussi un monde stabilisé, normatif et partageable. Nous instituons l’ordre du recevable, c’est-à-dire ce qui a fait l’objet d’une attention collective. Il y a donc une politique attentionnelle qui capte et oriente nos flux ou nos modalités d’investissement, à travers une forme d’affectabilité hégémonique. Qu’est qui est désirable, digne d’intérêt ? Qu’est-ce qui existe, qu’est-ce qui se détache et attire mon attention ? Qu’est-ce que je repère, qu’est-ce qui m’affecte ?
A quoi notre société nous a rendu attentifs ? Que nous fait-elle négliger ? Que nous fait-elle apparaitre comme saillants ?
Dans quelle mesure les « milieux » qui nous conditionnent sont-ils eux-mêmes manufacturés pour vectoriser nos flux attentionnels ? Comment configurer nos environnements attentionnels pour préserver une marge d’autonomie et d’agentivité, c’est-à-dire émettre un choix quant à ce qui polarise notre attention ?
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De fait, des dispositifs médiatiques asservis à la logique du capitalisme néolibéral cherchent avant tout à extraire, à exploiter, à marchandiser, toutes les ressources attentionnelles des sujets. Il s’agit de se polariser exclusivement vers la productivité, la consommation, dans une forme « d’hyperconcentration » qui en vient à négliger tout un champ du monde sensible, relationnel, affectif, etc. La distraction, la rêverie, l’errance imaginative ne sont plus autorisées. Il faut rester attentif à ce qui est prescrit, ne pas se détourner ni bifurquer. Le marché l’ordonne, et vous aliène par ses propres saillances attentionnelles. Vous êtes sur-sollicités, hyper-focalisés, en manque, en surface…Les interfaces numériques vous en redonnent toujours, en se basant sur vos historiques, sur vos intérêts passés. Ils vous alimentent, vous gavent à chaque instant, de façon profilée et individualisée – car on a la trace de vos investissement attentionnels passés. Passivement, on vous donne la becquée, on sait ce que vous aimez, ce qui mobilise votre attention. Vous avez perdu le plaisir d’approfondir et d’explorer, le goût de la lenteur et l’immersion dans votre monde interne.
Or, notre champ subjectif et désirant se déploie sur des couches attentionnelles entrecroisées, reliées par des temporalités différentes, des sens différents, des échelles différentes. Un feuilleté d’attentions, qui permet aussi de s’extraire et d’errer, en dehors du contrôle industriel capitaliste prônant un idéal de concentration utilitariste et productiviste. Certes, mais les injonctions managériales valorisent désormais la flexibilité attentionnelle…Tout en reniant la curiosité authentique, l’art de la flânerie gratuite et désintéressée.
Notre monde contemporain favoriserait finalement le passage d’une attention profonde, contrôlée, lente, profonde, exigeante, à une forme d’hyper-attention dispersée, superficielle, sensible aux interférences.
« Alors que l'attention profonde se caractérisait par une concentration sur un seul objet - comme par exemple la lecture d'un long roman -, l'hyper-attention se caractérise par un niveau d'ennui et de lassitude plus élevé, ce qui signifie que les individus vont avoir tendance à multiplier les flux d'informations et à passer rapidement de l'un à l'autre » (Katherine Hayles[2]). Or, la concentration véritable est unitaire, le flux de conscience ne peut se polariser que sur un seul investissement à la fois.
Dès lors, le risque est aussi de se consumer littéralement, au milieu de toutes ces sursollicitations attentionnelles. De devenir incapable de traiter toutes ces saillances, de s'épuiser du fait de la vigilance permanente requise par l’organisation capitaliste du travail. Car il faut être performant, compétitif, toujours remobiliser son attention, toujours sur le qui-vive, réactif. On craque, tarissement des ressources attentionnelles, dispersion, fragmentation… le capitalisme extractiviste puise la moindre source d’attention, jusqu’à épuisement. Et puis on médicalise, on individualise ce qui est en réalité une problématique sociale, collective, organisationnelle.
Comment retrouver le bien commun d’une attention collective et préservée ? Comment tisser des écosystèmes respectueux de cette denrée rare que constitue l’attention ?
Et comment prendre soin des ressources attentionnelles émergentes chez les enfants ?
A suivre...
[1] Plaidoyer pour une certaine anormalité, Gallimard, 1978
[2] Lire et penser en milieux numériques, UGA Editions, 2017