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Billet de blog 3 décembre 2025

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Les hétérotopies contemporaines du non-soin (2/2)

Après avoir abordé la transformation hétérotopique des dispositifs en santé mentale, envisageons d'autres modèles du soin, ancrés dans le territoire et les réalités locales. Nous pourrons alors entrevoir les conséquences du délitement de ces lieux thérapeutiques, au bénéfice de plateformes hors-sol

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On a déjà exploré dans notre premier volet la dimension de plus en plus extra-territoriale et hétérotopique des nouveaux dispositifs en santé mentale. 

Nonobstant, la dynamique soignante, si elle n’est pas enracinée, partagée et vécue, tend à la fois à se scléroser, à se pervertir, et à se dissoudre. En conséquence, toutes les formes de dématérialisation conduisent inévitablement à un lâchage des plus fragiles, des plus précaires, de ceux qui ont besoin de la fonction phorique de l’institution, d’être portés par une équipe, par des liens, par des rencontres, par une implication collective, etc.

En l’occurrence, les lieux de soin devraient constituer des espaces d’asile et d’hospitalité, habités, incarnés par une histoire, une culture et une identité. Car, dans l'idéal, ces structures d’accueil sont amenées à devenir transitionnelles, malléables, en se situant à l’interface des dynamiques sociales et des enjeux les plus singuliers et intimes ; des aires intermédiaires, intégrées à leur territoire, tout en donnant la possibilité d'être investies comme des havres, à part, avec une dimension d'insularité. Des panoramas dans lesquels on puisse errer, et laisser des traces. Ces lieux doivent donc pouvoir être appropriés, éprouvés, « trouvés-créés » ; ils doivent appartenir à leurs "usagers", tout en restant des Communs inappropriables. Ce sont des lieux de vie, d'échanges, de partage, des lieux de mémoire et de désirs. Ainsi, le soin s’intègre inévitablement dans des paysages thérapeutiques, chargés de représentations, de symboles, d’imaginaires, d’affects, etc. Dans ces conditions, pourront alors se déployer des constellations transférentielles[1] via des matrices signifiantes au niveau géographique et architectural. Pas de rencontre sans spatialités du lien. Comme le soulignait Jean Oury[2] : « on sait bien que pour connaître quelqu'un, il faut être dans le paysage, le paysage concret ».

Illustration 1
Clinique de la Chesnaie

Or, ces espaces spécifiques tendent à disparaitre, au détriment des cadres normatifs de socialisation (école, travail, hôpital, etc.), ou de non-lieux. On prône désormais « l’aller-vers », la mobilité des prestataires, des dispositifs plateformisés, type EMAS (« Équipe Mobile d’Appui à la Scolarisation) ; il s’agit donc de désavouer la pertinence de lieux tiers, interstitiels, susceptibles d’accueillir concrètement des façons singulières d’être et de partager. En contrepartie, ce processus favorise l’errance, le repli sur la sphère privée - avec notamment les concepts oxymoriques de « placement à domicile » -, ou encore une forme d’éclatement et de dissémination via la notion « d’habitat diffus ».

A travers cette logique de triage, de flux et de filières, ce sont finalement les fondements mêmes du soin institutionnel qui se trouvent attaqués, à travers notamment l’émergence ubiquitaire de ces plateformes supposées coordonner l’intervention de prestataires interchangeables, dispersés, sans inscription territoriale ni coordination de leur exercice. Dans une logique de marché, il s’agit toujours d’éviter les ancrages, d’uniformiser les processus, d’abraser les singularités locales, d’imposer des régulations à la fois plus informelles et plus autoritaires…

Soit l’inverse de l’esprit de la sectorisation, qui voulait organiser, au sein d’une aire géographique spécifique, des articulations institutionnelles ajustées à la réalité du territoire, inscrites dans des temporalités vécues, mobilisant des collectifs soignants capables d'accueillir la singularité. Une véritable dynamique du "sur-mesure", inscrite dans une géographie subjective. 

Désormais, le soin ne devrait plus intervenir que pour gérer les crises, avant de redistribuer les parcours vers des services ambulatoires, des prestataires privés, des dispositifs médico-sociaux disséminés.

Ainsi, conformément à ces impératifs de transformation de l’offre, l’ARS Centre-Val de Loire a-t-elle notifié aux cliniques institutionnelles historiques La Borde et La Chesnaie le non-renouvellement de leur autorisation d’activité en psychiatrie. Car les usagers n’ont plus besoin de soins, mais de soutien à l’autonomie et de nouvelles formes d’accompagnement (résidences spécialisées, dispositifs renforcés à domicile, appartements thérapeutiques, habitat diffus, etc.). Cette « transformation ambitieuse mais nécessaire » se construira avec l’appui d’un prestataire expert en santé mentale afin de soutenir ce « travail de mise en mouvement ». Un accompagnement réglementaire et financier sera également mis en place pour sécuriser la transition, et garantir la qualité de l’accompagnement pendant toute la période de mutation…

Au nom de l’impératif inclusif, il s’agit donc de favoriser des prestations disséminées, fragmentées, interchangeables, hors-sol. Des plateformes, des bouquets de services éphémères, une priorisation de l’aller-vers, supposés garantir l’autonomie et la participation à la vie sociale…Une surveillance plus diffuse et individualisée, pour mettre à mal les espaces collectifs de subversion de l'ordre établi. 

Voilà désormais comment doit s’appliquer la Loi de modernisation du système de santé, promulguée en janvier 2016, après avoir été portée par la ministre des affaires sociales et de la Santé, Marisol Touraine. En l’occurrence, il s’agit d’instaurer un service territorial de santé, avec des parcours fléchés dans le médico-social ou l’ambulatoire libéral. Or, le 17 novembre dernier, le premier ministre, Sébastien Lecornu, évoquait la possibilité de confier aux préfectures et aux départements une partie des tâches des Agences Régionales de Santé, centrales dans l’organisation territoriale des soins. En l’occurrence, il s’agirait ainsi « d’affirmer la part régalienne du sanitaire », avec une tutelle renforcée du ministère de l’intérieur…Dans la foulée, Stéphanie Rist, ministre de la santé adressait un courrier aux directeurs des ARS, assurant qu’il n’était pas question de les « démanteler » mais d’en faire les « bras armés » du ministère…

On dérive donc vers une logique territoriale davantage contrôlée, voire sécuritaire.

En parallèle, les structures de soin inscrites dans un territoire, comme des hôpitaux de jour ou des lieux d’accueil, seront de plus en plus supprimées en faveur de plateformes ou de Centre experts, totalement déconnectées des situations locales.

En janvier 2025, l'IGAS publiait un rapport concernant la transformation de l'offre dans le médico-social. De fait, conformément à la conférence nationale du handicap (CNH) du 26 avril 2023, il est prévu que, d’ici 2030, tous les établissements ou services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) dédiés aux personnes en situation de handicap (PSH) passent d’une logique de place à une logique d’offre de services coordonnés. Pour l'usager, tout commencera par une "entrée évaluative", qui amènera à une description des modalités d’accompagnement suivant la nomenclature détaillée des besoins et des prestations. Du côté des établissements, ils devront se regroupés s'ils relèvent d'un même organisme gestionnaire, ou se constituer en Groupement de coopération sociale et médico-sociale (GCSMS), permettant d'associer des structures de tous statuts : public, privé non lucratif, ou privé lucratif. Cette "territorialisation des interventions" implique de tendre vers une gouvernance à l’échelle départementale, avec un schéma unique reposant sur un diagnostic partagé des besoins, dans le cadre du projet SERAFIN-PH de réforme des tarifications. Cette nomenclarure simplifiée doit désormais s'imposer, à travers notamment des contraintes financières et juridiques. Des leviers numériques, tels que l'utilisation du dossier usager informatisé (DUI) pour le bon déroulement des parcours, seront également mobilisés pour cette transformation. D'ores-et-déjà, cette dynamique, impulsée par le Ségur numérique, se renforcera et convergera à travers le système d'information ViaTrajectoire (interface entre MDPH et les ESSMS avec accès des personnes concernées). Enfin, cet impératif de l'accompagnement en parcours impliquera de nouvelles approches, qui nécessiteront un renforcement immédiat de la formation continue et un recours accru aux experts d’usage. Subséquemment, il ne faudra plus de soignants, mais des accompagnants de parcours, des coachs, des courtiers en prestations. 

Comme le revendique l'ARS IDF, l’objectif est de transformer progressivement toutes les structures afin qu’elles deviennent, à leur tour, des plateformes capables de proposées des réponses "modulables". Or, dans cette logique, les déficiences ont été regroupées en quatre grandes familles, Troubles du Neuro-Développement, Troubles du Comportement, Polyhandicap, Troubles de la Sensorialité, chacune structurée en parcours, avec des Zones d'Intervention Prioritaire (ZIP). La plateforme présentera un guichet d'évaluation unique, en lien avec les dispositifs de repérage précoce, afin d'orienter précocement vers la bonne filière, sur une trajectoire existentielle prédéfinie. Chacun sera donc assigné, voire destiné, tout en revendiquant une réponse personnalisée...Et l'objectif est définitivement de généraliser cette logique de parcours à l’ensemble du secteur médico-social. Les plateformes se composeront d’accueils de jour couvrant toutes les tranches d’âge, d’unités d’enseignement mobiles en maternelle et en élémentaire, de dispositifs d’autorégulation implantés dans les écoles, d’équipes mobiles d’appui à la scolarisation. A travers ce large éventail, l'objectif sera d'accompagner de la toute petite enfance à l'accès à la vie professionnelle. En parallèle, les professionnels seront amenés à se former à de nouvelles pratiques, et à s'approprier une nouvelle culture commune...Qui ne sera surtout pas celle du soin. Et tous ceux qui ne rencontreront dans ces cases de "prêt-à-porter" pourront aller se faire (non)-voir ailleurs, dans les limbes. 

Rappelons pourtant que, dès les origines de la psychothérapie institutionnelle, l’inscription dans un paysage, dans un territoire voire un terroir, était essentielle. En effet, alors que des dizaines de milliers de patients internés mourraient de faim sous l’occupation allemande – l’extermination « douce » des aliénés-, les « fous » de Saint Alban ont été relativement épargnés, car ils ont pu tisser des liens avec les acteurs et les ressources locales : espaces de culture et de glanage, fermes, cheminements traditionnels d’approvisionnement et de troc, marchés informels sur le territoire, etc., mais aussi réseaux de résistance…

Illustration 2

Ces lieux de soin se sont également transformés à travers l’activité de ceux qui les ont traversés, soignants comme soignés. Une histoire s’est inscrite dans la spatialité, des traces à la fois singulières et collectives, contribuant à tisser une ambiance particulière, pétrie de tous ces sédiments. Ce qui fait aussi de ces institutions de véritables Communs du soin, tissés par des enchevêtrements complexes. Ces formes institutionnelles sont constituées d'une mosaïques de lieux et de récits, d'un ensemble de liens et de pratiques, inscrites dans la matière du quotidien, ses dérivations, ses constellations...

En voici quelques autres illustrations :

A Lille, en 1945, Fernand Deligny était nommé à la direction d’un Centre d’Observation et de Triage (COT). Mais il ne s’agissait pas pour lui d’inscrire son intervention dans un processus de redressement, de régénération morale, ou de rédemption des adolescents déviants en les orientant vers une place sociale prédéterminée. Au contraire, il revendiquait le principe d’un lieu ouvert, où quiconque pourrait aller et venir. Les moniteurs recrutés étaient issus des mêmes milieux sociaux que les adolescents accueillis, sans diplôme : des ouvriers, des syndicalistes militants, des chômeurs. Car, « priver un enfant de ses circonstances habituelles de vie, c’est le priver de son caractère habituel » (F. Deligny[3]).

Au final, le Centre pouvait devenir « un petit morceau bien vivant de l'univers humain », « un hectare découpé en pleine société », au sein duquel les mineurs « inadaptés » s’initiaient au théâtre, au chant…
De la sorte, Deligny préconisait de se libérer de cette prétention à affirmer quel devrait être, a priori, le comportement, la trajectoire et le devenir des enfants placés, afin d’entraver les processus d’assignation. Pour ce faire, il était nécessaire de « déconstruire » l’artificialité de l’espace et des interactions, de laisser émerger les surgissements et les accidents ; l’inattendu. De la vie et des circonstances…

« Si le centre d’observation est une caserne, on y verra les possibilités d’adaptation des garçons à la vie de soldat. Si c’est un camp scout, on y verra leurs aptitudes à la lecture des signes de piste, leur réceptivité présente au code de l’honneur, leur goût pour la vie en équipe. Si c’est une prison, on les verra prisonniers. Si c’est un laboratoire, on les verra cobayes. Si c’est quelque chose comme une courée de faubourg, on les verra (les parents étant proches et les retours à la maison aussi fréquents que possible) à peu près tels qu’ils sont d’habitude ».

Ainsi, le lieu et les rapports qui s’y déploient spontanément doivent permettre de contourner les présupposés normatifs, laissant aux enfants des marges de manœuvre pour circuler et bifurquer, à leur façon. Condition nécessaire pour qu’ils ne soient pas que des présences administratives, fantomatiques, « répondant à l’artifice qui prétend les protéger par un redoublement de comportements artificiels » (F. Deligny[4]).

Ultérieurement, Deligny ouvrira une nouvelle « tentative », en s’installant dans le hameau cévenol des Graniers avec des enfants autistes mutiques, afin de leur permettre de déployer leur façon singulière d’exister et d’interagir avec le monde…Là, on pouvait se permettre de s’extraire des parcours prédéfinis et des trajectoires en filières. On pouvait errer, le long des lignes, semant de mystérieuses et lancinantes cartographies, en résonnance avec les forces sensorielles de l’espace ; détours, chevêtres, orné, réseaux arachnéens, radeaux… Ces liens obscurs et ces cheminements apparaissaient comme autant d’antidotes à la concentration des pouvoirs et des identifications. Car tout se révèle fragile, éphémère, contingent. Tissé par les ruptures et le hasard des croisements. Ce qui permet alors d’accueillir l’insu, d’où peuvent naitre de nouvelles configurations et agencements. Des brèches et des percées qui jaillissent de ces géographies branlantes.

Illustration 3

Cette démarche était foncièrement artisanale, hors protocole, luttant contre l’infusion de normes abstraites qui entravent l’émergence des possibles. Ici, sur un territoire, se cultivait un réflexe de l’esquive. Une culture de l’altération, une attention portée aux butées de l’existence, aux circonstances. Cette présence, à la fois proche et plurielle, consistait à trouver d’autres manières d’être ensemble, à ouvrir d’autres possibles, inscrits dans un usage des lieux.

En 1969, la psychanalyste Maud Mannoni fondait également l’École expérimentale de Bonneuil. L’objectif était alors d’accueillir des enfants atypiques, arrachés à l’asile ou définitivement exclus du système scolaire. À l’époque, la création d’un foyer d’accueil de jour, au milieu de la population locale, constituait en soi une démarche anti-ségrégative. De fait, l’enjeu principal était d’éviter un horizon asilaire et l’enfermement institutionnel. Une telle « Institution éclatée » n’établissait pas de projet préétabli, qui s’imposerait à l’enfant en l’assignant à nouveau à un statut inextricable, à une identité sociale sclérosée, à un destin figé.

« La notion d’institution éclatée, que nous avons introduite, vise à tirer parti de tout insolite qui surgit (cet insolite qu’on a coutume, au contraire, de réprimer). Au lieu d’offrir la permanence, le cadre de l’institution offre dès lors sur fond de permanence des ouvertures vers l’extérieur, des brèches de toutes sortes […]. Ce qui demeure : un lieu de repli, mais l’essentiel de la vie se déroule ailleurs […]. A travers cette oscillation d’un lieu à l’autre, peut émerger un sujet s’interrogeant sur ce qu’il veut » (Maud Mannoni, Éducation impossible, Paris, Seuil, 1973, p 77).

Illustration 4

Dans cette dynamique du passage, où les enfants et les adultes vont faire, ensemble, un trajet, ce n’est pas le diagnostic qui définit l’itinéraire buissonnier. Au contraire, le lieu doit pouvoir accueillir la singularité, les pas-de-côté, l’en-dehors. Le travail se fait à partir des différences, sans présupposés idéologiques ou normatifs. Il s’agit plutôt de favoriser les échanges, la vie commune, les initiatives collectives, tout en maintenant un lien permanent avec l’extérieur, à travers des rencontres avec des artisans, un centre équestre, une médiathèque, etc. Tout cela est l’occasion de tisser des circonstances nouvelles, hors des sentiers balisés et des filières ; d’ouvrir un champ de possible hors-les-murs.

De la même façon, la Clinique de la Borde bénéficie d’un long travail d’ancrage départemental avec l’hôpital de Blois, les maisons de retraite, et de nombreux autres acteurs du territoire, ainsi qu’une implication active dans la Fédération psychiatrique de Territoire …Là se revendique un soin de l’accueil, capable de prendre le temps, et d’investir des lieux, tout en ayant la possibilité de mettre en place des Visites à Domicile ou autres interventions excentrées. Le projet de soin institutionnel s’est construit autour d’une liberté de circulation, tant de la parole que des personnes. De surcroit, au-delà du soin, il s’agit aussi d’un espace de transmission, de partage, de formation.

Illustration 5
Clinique de la Borde

Pourtant, ces modèles sont désormais une cible privilégiée des réformes visant une « transformation de l’offre » : les usagers doivent prioritairement être mis en flux, pour éviter toute forme de « stase » ou d’enracinement. D’où le délitement délibéré des institutions publiques de soin, en faveur de dispositifs privés « extraterritoriaux ». Il faut définitivement passer d’une logique des soins à une logique de l’accompagnement, avec une optimisation des moyens.

Dorénavant, le sanitaire gèrera exclusivement les situations de crise, avant de répandre les patients dans des parcours balisés.

Ainsi, au CHRU de Tours, les nouvelles politiques pour un « hôpital public compétitif et efficace » doivent conduire à un regroupement de trois sites psychiatriques au sein d’un même bâtiment. Ce transfert s’accompagnera de la suppression de 84 lits, 57 postes d’infirmiers et 14 d’agents de service hospitalier… Les patients seront alors regroupés/ballotés, sans possibilité de trouver une forme de stabilité ou de continuité. Il est également à prévoir une saturation des urgences psychiatriques, avec des retours à domicile sans soins adaptés ou le recours à des méthodes de contention…

D’un côté, on crée donc des pôles hypercentralisés et disproportionnés, hors-sol, pour gérer la crise ou produire du diagnostic à la chaîne. Et de l’autre, on empêche le déploiement d’un soin ancré dans le territoire, au bénéfice de prestations externalisées, temporaires, flottantes, et de plus en plus axées sur des logiques de surveillance et/ou de rentabilité….

Prenons comme exemple le service de psychothérapie pour enfants et adolescents du Centre hospitalier universitaire de Strasbourg. Les locaux enclavés de l’Elsau sont de plus en plus inadaptés : bâtiments aux airs de préfabriqués, isolés et vétustes…Or, leur réfection ou leur déménagement sont sans cesse repoussés, pour des raisons financières.

Illustration 6
Service pédopsychiatrique de l'Elsau

En parallèle, l’Agence régionale de santé Grand Est a autorisé en mai 2023 deux groupes de psychiatrie privés à exercer une activité de soins à Strasbourg. Au total, 160 places pour accueillir adultes et enfants devraient être créées.

En 2012, l’entreprise Orpea-Clinea inaugurait son « pôle médical de l’Ill », une structure privée comprenant trois établissements : une maison de retraite, un établissement de soins de longue durée et un autre consacré aux soins de suite et de réadaptation, aux abords du quartier de la Vogelau à Schiltigheim. Avec déjà la perspective de construire une « clinique psychiatrique privée » sur ce même terrain.

Ainsi, avec la bénédiction des tutelles sanitaires, le groupe Emeis, ex-Orpea, ambitionne désormais d'ériger une méga-clinique pédopsychiatrique à Schiltigheim, avec un bâtiment de deux étages et d’une superficie totale de 7 000 mètres carrés. En plus d’un hôpital de jour au rez-de-chaussée, le projet initial prévoit 80 lits d’hospitalisation pour une patientèle de 12 à 25 ans, avec l’embauche de 60 professionnels de santé. Dans sa version finale, cet établissement démesuré offrirait sept fois plus de lits dédiés à la pédopsychiatrie que ce qu'il existe actuellement sur l'hôpital public dans le département entier.

Indéniablement, la création d’une telle méga-structure à but lucratif apparait comme un élément de fragilisation des institutions publiques déjà exsangues, avec un risque de « forage et d’extraction » des ressources humaines, et une centralisation de l’activité en dehors des réalités locales. En conséquence, l'Eurométropole de Strasbourg fait pour le moment obstruction à ce projet en refusant de modifier le Plan Local d’Urbanisme, jugeant que le groupe privé nuirait à l'offre existante dans l'hôpital public. La maire de Strasbourg, Jeanne Barseghian, souligne que "l'hôpital public aura la charge des personnes les plus vulnérables avec les maladies les plus graves tout en ayant été dépouillé au préalable de professionnels de santé". Dans le même temps, la méga-clinique lucrative pourra s’assurer des profits juteux, en sélectionnant les patients les plus solvables et en proposant des activités thérapeutiques rentables à la chaîne.

En attendant, Emeis reçoit déjà, depuis juillet 2023, de jeunes patients en hôpital de jour, dans deux préfabriqués modulaires, sur un parking au cœur de la zone d’activité. Un véritable non-lieu….

Illustration 7
Sur l’emplacement de la future clinique, quelques bâtiments modulaires abritent un hôpital de jour temporaire pour les patients de 12 à 25 ans

Voici donc un panorama non exhaustif des nouvelles formes d’hétérotopie du soin : d’un côté, des dispositifs gigantesques, sans ancrage territorial, à financement privé, avec un mandat d’extraction. Et de l’autre, des services et prestations en ambulatoire, entre médico-social diffus et offre libérale. Dans ce nouveau « paysage », pas de liens ni de continuité. Les patients circulent, sont mis en flux et en parcours, sont disséminés. Cela tourne, sans attache, sans engagement. Chacun gère un petit bout, un petit temps, en fractionné. Et puis, on passe le relais, ou on oriente vers les limbes, sans transition....

[1] Delion, P. La constellation transférentielle, ERES, 2022

[2] "Constellation", Chimères, n°79, 2°13/1

[3] Les vagabonds efficaces et autres textes, Ed Dunod, 1947

[4] « 1 maison pour 80 ou 8 maisons pour 1 », 1949

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