La famille a mauvaise presse dans les milieux progressistes et militants. Remugles pétainistes, espace privé d’assignation des normes et des identités, lieu des oppressions et des soumissions précoces, matrice des dominations, relais de l’ordre établi et bras armé des politiques étatiques d’embrigadement, usine à produire en série des individus conformes et aliénés, institution nataliste et patriarcale, etc. La famille, c’est l’oppression, la violence et l’abus. Et l’inceste….

Agrandissement : Illustration 1

Il suffit de lire le roman graphique « Ce que Cécile Sait » de Cécile Cée pour être immergé de plain-pied dans ce huis-clos étouffant, dans cette implacable inculcation de l’appropriation, voire de la prédation. Et dans sa répétition transgénérationnelle. Structure d’écrasement et d’acceptation résignée…Effraction de l’intimité par des logiques d’emprise et d’asservissement…
Comment se libérer d’un tel système de reproduction et de transmission ?

Agrandissement : Illustration 2

Dans son récit « L'Hospitalité au démon » Constantin Alexandrakis déploie les errements d’une paternité hantée par les spectres de l’abus. Ici, il s’agit de foirer, de se sentir envahi, incompétent.
Épuisement, parasitage, réminiscence des monstruosités. Comment faire avec les dégueulasseries inoculées, comment se libérer des pourritures, comment ne pas contaminer à son tour ? Peut-on s’émanciper d’une éducation pédophile, et affronter l’effroi des résurgences ? Et l’étreinte des culpabilités, comment on la traite ? Et la violence ? Et les insistances ?
Doit-on alors se soumettre à la condamnation et à l’opprobre ?…
Il faudrait donc se libérer de la famille, abolir définitivement cette institution répressive. En témoignent des essais récents venus d’outre-Atlantique.
Dans « Abolir la famille : Capitalisme et communisation du soin », M. E. O'brien revient sur tous les mouvements révolutionnaires qui ont promu de « meilleures » façons d'aimer, de s'occuper des autres et de vivre, en dehors des foyers familiaux d’oppression. Il serait donc nécessaire de dépasser cette enclosure privatisée en soutenant l’émergence d’organisations communes extra-familiales. Sophie Lewis prolonge le geste dans « Pour en finir avec la famille : Abolir, prendre soin, s’émanciper ». En organisant la pénurie et la privatisation du soin, du soutien et de l'attention, la structure familiale entrave la réappropriation collective des moyens de reproduction, seul chemin possible vers une société plus égalitaire. Dès lors, il ne suffit pas de faire famille autrement, mais il faudrait définitivement nous libérer de cette institution.
Défaire la famille pour s’émanciper du patriarcat et du capitalisme, s’affranchir de la paternité pour échapper aux dominations systémiques ?….

Agrandissement : Illustration 3

Hypothèses séduisantes, d’un certain côté.
Mais qui suppose aussi d’appréhender d’autres voix, en contrepoint.
Et notamment dans certaines réalisations cinématographiques, glanées au fil des circonstances.
Dans « Prima la vita », Francesca Comencini revient sur la relation avec son père, le célèbre réalisateur italien Luigi Comencini.

Là, il s’agit de se polariser exclusivement sur ce lien, dans un huis-clos parfois oppressant. Car on passe des mondes de l’enfance, tissés d’imaginaire, d’émerveillements et de connivences intimes - mais aussi de peurs, de refus, et d’incompréhensions- ; jusqu’aux ruptures de l’adolescence. Quand l’enchantement s’effrite, quand la vie reprend le dessus, dans son tragique réalisme…Comment être à la hauteur, comment assurer les attentes et la transmission ? Que voi ? La liberté devient un danger, un vertige. Les gouffres s’ouvrent, et les liens sont implacablement mis à l’épreuve. Dans ce resserrement narratif presque étouffant, le père ne fera pas semblant de ne pas voir. Avec toutes ses maladresses et ses fragilités, il sera présent pour sa fille, tout le temps qu’il faudra. Un amour profond, avec le cinéma pour héritage, au risque des affrontements. Apprentissage du désir créateur, de la patience et de l’attention à l’autre. Ne pas céder, ne jamais renoncer. Assumer les différences, mais aussi - et c’est parfois plus complexe encore-, ce qui rapproche….
Faire famille, assumer sa paternité, c’est être-là, faire face, malgré les doutes et les errements. Car une évidence insiste : celle de la responsabilité et de la tendresse. Par-delà les failles, les chutes et les deuils…
Autre film récent : « L’attachement », de Carine Tardieu, libre adaptation du roman « L’intimité » d’Alice Ferney.

Ici, la famille doit se reconstruire sur le drame d’une disparition, brutale. On doit apprendre à s’apprivoiser, faire avec ceux qui sont là, malgré tout. Tenir, à plusieurs, et (sur)vivre. S’autoriser. Se (re)lier, encore et encore. Faire chœur, s’accueillir, s’étendre, se recomposer au gré des rencontres, des désirs et des solitudes. Accepter aussi de se sacrifier, de renoncer pour l’amour de l’autre. Être soi, avec et pour les autres. Affronter les situations, au-delà des étiquettes et des catégorisations. Assumer les invitations et les mains tendues, au-delà des positions : « il n’y a pas de féministes, il n’y a que des ordures ou des gens dignes ». Le film valorise ainsi une certaine valse-hésitation : on peut ne pas choisir, on peut hésiter, on peut revenir, ou partir. La famille est une tribu mouvante, instable ; ce qui prime, ce sont les histoires partagées et les instants vécus ; la réalité des présences et des préoccupations. Ce qu’on fait ensemble, ce qu’on partage. Pas de places prédéfinies, mais des liens à construire. Qu’est-ce qui compte ? Comment faire « nous » ? La famille comme processus perpétuel d’adoption et de (re)composition, comme polyphonie parfois dysharmonique…. Laissant les uns et les autres être et exister, singulièrement, collectivement.
Évoquons au passage quelques autres productions cinématographiques . Dans « Le règne animal », de Thomas Cailley, un père, après avoir « perdu » sa femme », accepte finalement la différence irréductible de son fils. Il se bat pour les laisser devenir, au-delà des normes, des haines et des rejets - quitte à accepter d’être séparé.

Dans « Tel père, tels fils » d’Hirokazu Kore-eda, la filiation s’affirme résolument comme un lien affectif d’attachement, d’adoption, d’identification, s'affranchissant de la transmission biologique.

Et puis, il y tous ces films qui abordent la question des liens familiaux en dehors des parentés officielles : « Les Enfants des autres » de Rebecca Zlotowski, « Le roman de Jim » d’Arnaud et Jean-Marie Larrieu…


Et comment ne pas évoquer « La plus précieuse des marchandises » de Michel Hazanavicius, ce conte magnifique dans lequel il est question de sauvetage, d’accueil, et d’une adoption radicale de l’altérité, au risque de sa propre sécurité. Une rencontre qui bouleverse l’ordre et les préjugés, qui transforme et qui donne du sens…

Ce qui fait famille n’est pas la loi, la structure, mais bien ce qui a pu exister en termes d’affects et d’attachement. Les traces qu’on laisse. Ce qui a pu exister, véritablement, malgré la fragilité des places. Ce qu’on aura déposé, et ce qui nous aura traversé. Des spores, volatiles, des paroles, des regards….
Peut-on détruire la famille ? Sans doute pas totalement, mais on doit bien pouvoir faire famille autrement ; comme une ouverture, une promesse incertaine, un engagement mais aussi une possibilité de s'extraire...et non pas comme un dû, un capital ou une propriété....
Pourrait-on considérer une forme de familialisme mutant, élargi, commun, qui consisterait à prendre soin de ce qui est fragile et qui a besoin d'attention pour s'épanouir ? Une forme d'ouverture à l'événement et à la rencontre, de disponibilité psychique, de réceptivité affective ? Pourrons-nous redevenir des alloparents, attentifs, concernés par la vulnérabilité, assumant notre propre fragilité et notre besoin de reconnaissance ou de tendresse ?
Arriverons-nous à penser la famille comme un assemblage branlant, une kyrielle de "je" aux destinées imprévues, aux décisions contradictoires, aux désirs mystérieux ? Une esquisse perpétuelle, de l'inconnu toujours insufflé dans l'intime. Un agglomérat d'étrangeté, qui s'obstine à faire avec, ensemble, en dépit de...

Agrandissement : Illustration 11
