Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

198 Billets

0 Édition

Billet de blog 4 juin 2020

Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

Des raisons d’espérer

A travers quelques illustrations, je voudrais donner un aperçu du travail et de l'engagement clinique d'un pédopsychiatre de CMPP. Malgré le contexte difficile dans lequel nous exerçons, les attaques et les désaveux auxquels nous sommes régulièrement exposés, il s'agit, pour une fois, de mettre l'accent sur nos espérances, nos partages et nos petits bonheurs. Gracias a la vida!

Dr BB (avatar)

Dr BB

Pédopsychiatre en CMPP

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’exerce un travail parfois difficile…En tant que pédopsychiatres, nous sommes certes en première ligne pour accueillir la détresse des enfants et de leur famille. Nous partageons des situations de vie très éprouvantes ; nous vivons parfois l’impuissance et la solitude, face à des impasses, ou des configurations inextricables. Nous recevons aussi de plain-pied la violence du social, de l’exclusion, des défaillances institutionnelles. Parfois, nous pouvons être véritablement atteints par l’agressivité des familles, le mépris de certains collègues, le désaveu des instances de tutelle…A d’autres moments, il nous faut contenir des explosions comportementales, métaboliser des angoisses dévastatrices, survivre à certaines formes d’attaque des liens ou de notre intégrité psychique. Le tout dans un climat collectif de défiance, voire de franche hostilité, accompagné de mutations gestionnaires de plus en plus problématiques de nos espaces thérapeutiques.

Souvent, dans le regard des autres, je crois lire ceci lorsque j’énonce un tel métier : « il faut être un peu siphonné pour faire ça » - ou, en tout cas, être capable d’assumer une forme de masochisme bien tempéré…

Sans doute…Car il faut effectivement maintenir une propension à espérer bien chevillée au corps, savoir rester droit sans se déprimer, et résister sans se voiler la face, ni sombrer dans la paranoïa.

Justement, je voudrais insister, dans ce billet, sur les joies et les espérances qui viennent régulièrement nous rappeler les raisons de notre vocation, et confirmer nos engagements. Oui, nous ne sommes pas complètement doloristes, et notre pratique nous apporte à l’évidence de véritables satisfactions, voire même certains moments de grâce.

Actuellement, mon activité de clinicien est surtout marquée par les « retrouvailles » avec les enfants et leur famille, au décours de cette situation inédite de confinement qui nous avait contraints à maintenir un lien dématérialisé, faute de mieux. Dans ces moments, je réalise l’intensité de la présence, de l’engagement dans la relation, et ce malgré tous les aménagements de notre cadre (masque, réduction drastique du matériel, etc.). Il y a quelque chose d’irremplaçable à être là, ensemble, avec notre corporéité, nos sens, la qualité d’une présence incarnée…Et il est particulièrement marquant d’éprouver la dimension de plaisir dont sont imprégnés ces instants de partage, qui plus est avec des enfants sans langage verbal, ayant besoin de l’incarnation de l’autre pour intégrer sa réalité et son investissement…

Mais laissons un peu le COVID de côté, et revenons à une clinique plus « habituelle », en évoquant certaines situations cliniques antérieures à la crise sanitaire.

J’ai été amené à suivre depuis de très nombreuses années une famille avec trois enfants. La situation était surtout préoccupante pour la benjamine de cette fratrie, que nous appellerons Anna. Celle-ci présentait un mutisme extra-familial drastique, avec des stratégies d’emprise très serrées. Quand elle venait au rendez-vous avec ses parents, elle me tournait systématiquement le dos, se calfeutrant dans un coin du bureau. Evidemment, il était impossible de croiser son regard, ou d’entendre le son de sa voix. Cette situation s’est maintenue de la sorte pendant des années, tout du moins lors des consultations, et ce malgré plusieurs tentatives de prises en charge : thérapie familiale, psychodrame de groupe. A l’issue de la prise en charge familiale, les deux aînés ont respectivement pu investir un travail psychothérapeutique individuel, qui leur a permis d’approfondir leurs propres problématiques en s’émancipant des enjeux familiaux. Devenus étudiants, ils ont continué à venir en consultations, de façon plus ou moins rapprochée en fonction de leur disponibilité, et ont tous les deux réussi un parcours professionnel et existentiel tout à fait satisfaisant, en dépit de leurs difficultés initiales.

Pour Anna, la situation était plus mitigée : dans son intégration scolaire et sociale, il y avait quelques évolutions notables : elle pouvait désormais accepter à minima de s’exprimer pour maintenir un semblant d’adaptation. Et d’ailleurs, elle se situait dans un parcours de réussite scolaire très élitiste, à la mesure de ses exigences narcissiques. Cependant, les personnes qu’elle avait désignées comme « non grata » restaient exposées à un refus absolu de la moindre parole, quand bien même il pouvait s’agir de membres proches de la famille ou d’amis. L’espace du soin restait également un lieu où toutes les défenses par le silence, le refus et l’emprise continuaient à s’exercer. Car il fallait sans doute à Anna cette possibilité de maintenir ses symptômes dans certaines configurations, pour pouvoir s’en détacher dans d’autres lieux. En effet, Anna avait un besoin fantasmatique de geler le fil du temps, de s’assurer qu’elle pouvait toujours exercer une maîtrise omnipotente sur elle et les autres, en s’affranchissant de toute passivité et de tout changement subi. Sur les dernières années précédant sa majorité, je proposai de recevoir Anna seule à l’issue des rendez-vous avec ses parents, afin d’essayer de faire émerger un temps plus individualisé et subjectivé. Initialement, ce fut difficile pour elle d’accepter, et elle exprima à sa manière sa réticence. Je lui expliquai qu’il me semblait important de tenir bon, et de ne pas lâcher en dépit de ses protestations silencieuses. Puis cela devint une forme d’habitude. Elle me tournait le dos, évidemment, et restait muette. De mon côté, il me fallait à chaque fois prendre le risque d’un monologue sans la moindre certitude quant à sa réception. Je reprenais avec elle ce que nous avions pu aborder avec ses parents. J’évoquais ce qu’elle me faisait ressentir, mes doutes, mon impuissance, mes espoirs ; mon agacement parfois. Mais aussi le désir qu’elle puisse progressivement s’ouvrir à l’autre sans se sentir menacée ; qu’elle puisse être touchée, affectée ; qu’elle puisse aimer et se laisser aimer. Qu’elle puisse s’autoriser à éprouver, à penser plus authentiquement, en se laissant investir par des idées et des émois…Parfois, il fallait vraiment être convaincu, ne pas se décourager. A d’autres moments, j’avais l’impression, ou peut-être juste l’illusion, que quelque chose pouvait néanmoins s’ensemencer, et je m’accrochai à la représentation d’un après-coup un peu chimérique : il se passera peut-être quelque chose plus tard ; certaines paroles peuvent s’immiscer à travers les fêlures d’un mur de briques, et y déposer quelques graines en attente de germination….

Finalement, Anna atteint sa majorité. D’un commun accord avec ses parents, nous décidons de ne pas imposer une poursuite du suivi, même si Anna n’exprime pas d’opposition explicite. Il n’y aurait pas de sens à ce qu’elle continue à venir de la sorte, accompagnée par ses parents, lesquels se trouvant contraints de s’exprimer pour elle. Cependant, je laisse évidemment la porte ouverte, en précisant que le centre sur lequel je travaille peut accueillir des étudiants.

Pendant plusieurs années, j’aurais quelques nouvelles d’Anna, à travers ce que pourrons m’en transmettre occasionnellement sa fratrie.

Très récemment, je constate sur mon agenda qu’un rendez-vous a été pris avec la sœur aînée d’Anna, ce qui me semble étrange, dans la mesure où j’avais déjà fixé avec elle un autre créneau de consultation à quelques semaines d’intervalle. Qu’à cela ne tienne…

Le jour du rendez-vous en question, l’accueil m’informe à l’heure convenue qu’ « Anna est arrivée ». Je me dis que cela doit être une erreur et reste un peu perplexe ; mais en salle d’attente, c’est bien elle qui est là. Il me faut cependant un petit moment d’accommodation pour la reconnaître. Déjà, je découvre son regard, profond, lumineux, et mélancolique. Puis j’entends le son de sa voix, à la fois grave et fluet. Et, je peux sentir sa poignée de main, elle accepte de me toucher.

Anna vient sans en avoir informé sa famille, et je la rassure immédiatement quant à la stricte confidentialité de notre rencontre. Evidemment, elle n’est pas très prolixe mais, suite à ma demande, elle accepte que je lui pose des questions pour essayer de cerner ce qui l’amène ainsi à revenir. Ce qu’elle me raconte me sidère ; je suis à la fois secoué par l’authenticité et la profondeur de sa détresse et, en même temps, je réalise les avancées décisives que cette jeune femme a pu accomplir, du fait même de son désarroi. Car Anna souffre d’un chagrin d’amour…Elle verbalise le manque, la douleur, la culpabilité, l’espérance. Elle parle de jalousie, de colère. Elle réalise que ses études prestigieuses ne font pas sens pour elle, qu’elle n’a jamais pu aborder la question de son désir au-delà de sa quête de légitimité et de réussite. Elle se sent vide, désespérée. Je lui demande si elle souhaite que je l’adresse vers un(e) collègue, compte-tenu de notre passif. Mais Anna souhaite au contraire que je puisse la suivre, car elle me fait confiance.

A l’heure où j’écris ces lignes, je n’ai aucune représentation de la tournure que prendra ce suivi -  comme à chaque rencontre d’ailleurs.

Néanmoins, au-delà du caractère très poignant de cet entretien, du fait de la souffrance enfin reconnue et des transformations presque miraculeuses d’Anna, j’ai pu éprouver une sorte de vertige à considérer que nos espoirs ne sont pas toujours vains. Nous n’affrontons pas que des mirages ; nos interventions peuvent effectivement se déployer dans le temps. Et il peut y avoir quelque chose de gratifiant à pouvoir recueillir, parfois, les fruits de nos luttes. Il a fallu se battre, mais un fil, aussi ténu soit-il, a pu se tisser, ouvert vers un devenir…Certes, Anna souffre, et cela peut paraître étonnant que je considère cela comme une évolution favorable. De fait, c’est justement à travers cette reconnaissance partagée de son mal-être qu’elle va peut-être pouvoir se débarrasser de certains schémas défensifs qui l’enfermaient littéralement. Il faut parfois pouvoir se déprimer, pour déconstruire des fixations délétères et investir de nouveaux équilibres plus émancipateurs…

Pour cela, il est évidemment nécessaire d’investir un travail sur la durée – et il faudrait donc qu’on puisse nous laisser cette opportunité...

Pour certaines familles, reçues depuis plus d’une décennie, on en arrive à constituer un point d’ancrage et de stabilité, alors que dans leur situation tout semble se déliter à force de discontinuité et de rupture. Il faut savoir faire le dos rond, encaisser, enrager intérieurement, mais tenir. Être là en dépit des déceptions et des irritations.

Et parfois, des miracles s’accomplissent : de conditions qui paraissaient catastrophiques dès la petite enfance, j’ai pu voir émerger des évolutions tout à fait remarquables ; des bébés qu’on aurait pu penser captifs d’une prophétie mortifère, devenir des enfants curieux puis des adolescents engagés ; des drames être surmontés pour devenir des forces de vie.

Il est parfois difficile de pouvoir évaluer véritablement le rôle qu’on a pu jouer dans ces trajectoires. Mais, au moins, on aura été le témoin, on aura nommé ce qui a pu se déployer, tout en étant le garant d’une histoire et d’une vérité. Ce qui n’est déjà pas rien.

On a beau mettre la « résilience » à toutes les sauces, il me semble que c’est toujours à travers l’expérience d’une relation, d’une confiance, et d’une narration, que des horizons peuvent émerger.

Je repense à la situation d’une adolescente qui avait été reçue initialement dans un contexte de déscolarisation complète à l’occasion de sa rentrée au lycée. Et qui avait connu de tels moments de détresse, avec une menace suicidaire très préoccupante, qu’elle avait dû être hospitalisée pendant plusieurs mois, sur injonction du juge, via une ordonnance de placement provisoire. Ce furent des instants extrêmement éprouvants, pour elle évidemment, mais aussi pour nous, sa thérapeute et moi. Car elle nous confiait toute la béance de son désespoir, l’intensité de ses angoisses, son sentiment de perdre pied, d’être persécutée. L’hospitalisation lui aura au moins permis cette plongée abyssale, l’acceptation de son mal-être et la possibilité de le partager. Au-décours de cette période très douloureuse, elle a pu investir plus authentiquement les soins que nous lui proposions, même si elle avait régulièrement besoin de vérifier que nous pouvions « survivre » à ses attaques dans la relation – combien de rendez-vous à encaisser son agressivité, ou son mutisme…En parallèle, nous avons beaucoup soutenu l’équipe pédagogique du lycée, afin qu’elle puisse reprendre une scolarisation progressive. Actuellement, elle est en Terminale, et retourne au lycée sur un emploi du temps complet. A nouveau, elle investit des perspectives et elle a pu me confier récemment qu’elle sentait bien qu’il fallait qu’elle approfondisse son travail personnel, pour se libérer de ses démons…

Me revient également en mémoire ce pré-adolescent présentant des troubles du comportement très inquiétants, avec récurrence de violence lors de son entrée en 6ème. Cette situation avait conduit à une escalade de sanctions disciplinaires, avec des exclusions en série ; un vrai cercle vicieux, qui aboutira finalement à l’agression physique d’un proviseur, nécessitant la mise en place d’un suivi par la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Notre intervention permettra de prendre en compte la dynamique familiale, d’aborder les enjeux identitaires et la spirale autodestructrice de ce jeune, en rapport avec un vécu dépressif non verbalisable. De fil en aiguille, la situation scolaire se normalisera tant bien que mal, avant qu’une orientation en internat ITEP (Institut Thérapeutique Éducatif et Pédagogique) n’aboutisse. Là, cet adolescent retrouvera une certaine appétence pour apprendre, et une confiance dans ses compétences. Il a maintenant initié une formation de maître-chien, avec un véritable enthousiasme, et réinvestit un projet lui permettant l’accès à un processus d’autonomisation progressive.

Je pourrais aussi évoquer cet autre adolescent, actuellement en 3ème ULIS avec un projet d’orientation professionnelle en restauration. Il avait initialement été adressé sur le CMPP dans sa petite enfance, suite à des évaluations cliniques concluant à des troubles sévères du spectre autistique. Initialement, il était effectivement très renfermé, avec une communication extrêmement restreinte et rudimentaire. Cet enfant a pu bénéficier d’un projet institutionnel cohérent et pérenne sur plus d’une décennie : rééducation orthophonique, psychothérapie individuelle à deux séances par semaine, consultations de guidance familiale, avec accompagnement très rapproché de la scolarisation, prise en compte de la fratrie, suivi social, etc. Des bilans psychologiques ont également pu être régulièrement réalisés pour évaluer les évolutions cliniques de façon objective et ajuster les interventions. Actuellement, en dehors d’une certaine réserve et de quelques difficultés expressives, c’est un adolescent bien intégré, autonome, ayant des projets d’avenir et possédant une culture footballistique encyclopédique. Les éléments autistiques initiaux ont régressé de manière tout à fait significative, pour ne pas dire disparu…

Des expériences comme celles-ci, nous en vivons beaucoup. Au milieu d’autres, plus mitigées, et d’autres encore franchement affligeantes. Ce qui est le plus difficile, au fond, ce n’est pas tant d’être confronté à des situations extrêmement lourdes en termes de handicap ou de pronostic. Dans tous les cas, on peut travailler, avancer, il n’y a jamais de fatalité. Mais il faut qu’on puisse en avoir les moyens ; cela suppose déjà une forme d’alliance, de confiance, et de continuité dans le travail avec les familles et les partenaires impliqués. Ce qui n’est pas toujours évident, en dépit de notre investissement. Certaines familles peuvent tolérer que l’on ne soit pas exactement là où elles voudraient nous situer, consciemment et inconsciemment ; elles peuvent même supporter des points de vue contradictoires, voire certaines maladresses de notre part. Par contre, certains parents espèrent de nous une intervention magique et toute-puissante, ce qui attise souvent de la déception, plus ou moins susceptible d’être élaborée et dépassée…D’autres ne viennent nous voir que pour confirmer notre incompétence décrétée a priori, et entretenir leur sentiment de préjudice. D’autres nous rencontrent sous pression, parce qu’on leur a exprimé une forme d’injonction plus ou moins menaçantes, mais sans la moindre attente…

Il faut le reconnaître, nous rencontrons beaucoup d’enfants qui auraient eu besoin d’une prise en charge pérenne, mais pour lesquels cela ne réussit malheureusement pas à se mettre en place, du fait de problématiques complexes et intriquées. Du fait aussi parfois de notre difficulté à cerner immédiatement les enjeux, et à entendre une forme de demande plus ou moins implicite qui se refermera aussitôt si elle n’est pas satisfaite – si tant est qu’elle puisse l’être…

A l’impossible, nul n’est tenu, ce qui ne nous dédouane pas d’avoir à nous remettre en cause et d’essayer de comprendre ce qui a pu achopper dans telle ou telle configuration. 

Nous travaillons aussi avec nos failles, et nos tâches aveugles. Avec nos sensibilités et nos irritations. Avec notre arrière-plan existentiel, et avec les effractions permanentes et imprévisibles de la réalité – événements de vies impromptus, arrêt maladie, congé de maternité, accidents divers et variés, phénomènes sociaux…Mais aussi avec l’espoir, la confiance et le désir. Certes, nous nous devons de préserver un espace intérieur de recul et d’écart, un temps de suspension, voire une certaine réserve. Au-delà des exigences de neutralité bienveillante et des impératifs éthiques, il s’agit surtout de travailler avec tact et humilité, tout en nous donnant les moyens d’une évaluation clinique aussi rigoureuse et approfondie que possible. C’est à ces conditions que nous pourrons, peut-être, aider vraiment ceux qui ont bien voulu nous accorder leur confiance et nous déposer quelque chose de leur intimité, de leur souffrance, et de leurs espérances…

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.