Dans le billet précédent, on a déjà commencé à évoquer les enjeux socio-relationnels de l'attention. Mais, finalement, avant de parler de « trouble attentionnel », encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’est l’attention, cette faculté qui amène à « tendre son esprit vers » (du latin attendere).
Sur un plan purement cognitif, être attentif suppose de pouvoir renforcer certaines perceptions, soumises à une sélectivité, de façon à leur permettre un accès privilégié au champ de conscience.
Selon le philosophe pédagogue Johann Friedrich Herbart, l’attention est « la faculté de produire un accroissement de la représentation ».
Théodule Ribot, le fondateur de la psychologie scientifique, évoque l’attention comme un « état intellectuel, exclusif ou prédominant », permettant une « adaptation spontanée ou artificielle de l’individu ».
Ainsi, la fonction attentionnelle consiste à prendre en considération des aspects pertinents de l’environnement, de façon à pouvoir s’ajuster. Il s’agit d’une forme d’interprétation subjective des stimuli, en vue d’une élaboration représentative. Le processus attentionnel suppose donc une forme d’implication, de choix et d’intentionnalité. La perception s’oriente, il y a une direction et un élagage de l’activité cognitive vers des éléments jugés congrus – ce qui suppose de façon consubstantielle la scotomisation d’autres aspects de l’expérience.
Selon Simone Weill[1], il s’agit de la « capacité à suspendre la pensée, à la laisser disponible, vide et prête à être investie par son objet ». Être attentif suppose donc de pouvoir s’extraire des stimulations, accepter une forme d’ouverture et de vide en soi, sans se sentir menacé. William James[2] rappelait ainsi que l’attention « est la prise de possession par l'esprit, sous une forme claire et vive, d'un objet ou d'une suite de pensées parmi plusieurs qui semblent possibles […] Elle implique le retrait de certains objets afin de traiter plus efficacement les autres ». Pour fixer un faisceau attentionnel, il faut alors pouvoir se retirer, faire un choix sélectif et accepter de désinvestir une partie des stimulations sensorielles de la réalité. Toute économie de l’attention suppose ainsi de pouvoir préserver les sujets de certains distracteurs suscitant de l’appétence pour les récompenses immédiates. Car l’attention implique effectivement de pouvoir orienter la saillance des perceptions, en filtrant les stimuli. Or, cette forme de contrôle exécutif, permettant de différer et de se dégager de l’immédiateté, nécessite une maturation spécifique durant l’enfance, très sensible aux conditions d’environnement. Par exemple, un enfant sursollicité, exposé en permanence à des stimulations sensorielles, excité, en quête de satisfactions pulsionnelles sans cesse réitérées, aura beaucoup de mal à faire un pas-de-côté par rapport à son impulsivité et à son avidité. Il ne pourra ouvrir ce vide nécessaire au « désinvestissement/réinvestissement attentionnel ».
Chez l’enfant, l’attention émerge de façon conjointe et interactive, par un intérêt partagé avec l’autre vis-à-vis d’un objet tiers. Toute mobilisation attentionnelle est donc initialement sociale.
« La fonction psychique de l’attention n’est pas d’abord celle d’un sujet solipsisme qui se donne à lui-même des objets d’examen ou de réflexion ; mais la production à plusieurs d’une communauté d’attention, dans l’indication d’un objet, et partant la constitution d’un sens commun » (Pascal Séverac).
Ainsi, l’attention constitue une des composantes essentielles des relations interpersonnelles précoces, permettant au bébé de progressivement prendre conscience des autres et de lui-même.
« Le passage d’une attention plutôt liée à des systèmes visuels sous-corticaux au début de la vie, aux voies corticales, démarre entre 2 et 4 mois, et se développe en fonction de la qualité des interactions parents-bébés pendant la seconde moitié de la première année de vie de l’enfant » (Roberta Simas). Cette capacité à contrôler et orienter l’attention s’enracine dans les interactions parents-bébés, notamment visuelles. Ainsi, il existe une « corrélation entre la durée du regard mutuel entre mère et bébé à 5 mois et la capacité du bébé à contrôler efficacement son attention à 11 mois – ce qui veut dire pouvoir engager mais aussi désengager son attention lorsqu’il le faut ».
Par ailleurs, le bébé manifeste différents états d’attention : flottante, soutenue, concentrée. Et sa capacité à maintenir son attention est aussi liée à son aptitude à se « désengager » sur le plan attentionnel, à se plonger dans un état de rêverie, polarisé par son monde interne. Être attentif implique donc de pouvoir osciller entre une fixation perceptive orientée vers l’extérieur, et la capacité à mettre de côté la prééminence des stimulations externes. Ce qui suppose également une forme de « filtrage » de la part de l’entourage, d’attention à l’environnement sensoriel, de « pare-excitation ». Le bébé a besoin qu’on puisse l’observer, être attentif à lui, de façon à pouvoir investir le champ du ressenti et de la représentation.
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Au final, selon Bernard Golse « le bébé ne peut devenir attentif que si l’on fait attention à lui et réciproquement ».
Dès lors, l’attention se déploie initialement dans un espace partagé, chargé d’affects et de sens ; c’est bien la relation à l’autre, via un processus d’identification mimétique, qui produit la fixation du désir sur tel ou tel objet, et vient ainsi pointer la visée attentionnelle. Se manifeste ici le passage du « proto-impératif » qui veut juste saisir et obtenir en utilisant l’autre, au registre du proto-déclaratif qui cherche à mobiliser le partenaire d’interaction pour contempler en commun, partager un état interne face à une situation. Dès lors, le geste indicatif produit une conjonction d’attention ; et c’est à partir de cette intersubjectivité que l’attention s’intériorise au niveau intrasubjectif, en s’étayant sur une forme de conscience de soi comme puissance signifiante.
« Progressivement, le bébé va évoluer de la simple réponse à l’attention conjointe vers un comportement d’initiation. Il invite l’autre à partager un intérêt sur un objet par alternance de regards, depuis le visage de la personne vers l’objet. Et c’est bien cette initiation de l’attention visuelle qui servirait de vecteur à la compréhension de l’intentionnalité chez autrui »[3]. Dans cette sphère de la communication préverbale, il s’agit donc de partager un même intérêt, d’orienter ensemble son attention. Et, pour maintenir cet investissement, s’exerce une succession d’aller-retours et de coordinations attentionnelles entre le partenaire et l’objet regardé. Ainsi se construit progressivement une forme d’intersubjectivité secondaire qui intègre une relation triadique ou coopérative : l’enfant ajuste son attention avec son partenaire d'interaction et la situation tierce partagée. Entre 6 et 18 mois, cette attention conjointe est favorisée si les parents orientent l’attention de l’enfant avec leur regard, leur voix ou leurs gestes ; s’ils créent des échanges rythmés, ouverts et réceptifs à ce qui peut être proposé. Car l’enfant réagit, puis il devient pro-actif ; il peut alors initier des mouvements d’attention conjointe.
Ainsi, cette construction relationnelle de l’attention en passe par l’accordage affectif, par la dialectique des rythmicités interactionnelles. Les moments de consensualité ou d’interpénétration permettent effectivement un rassemblement et une mise en forme des flux perceptifs. Et c’est bien le travail de « métabolisation » d’autrui qui permet de faire ressortir les éléments pertinents de la réalité, de filtrer les saillances, d’organiser le champ sensoriel, afin de donner du sens et de soutenir les capacités attentionnelles et représentationnelles. A la base, désir, attention, symbolisation sont étroitement intriqués, en identification à ce qui mobilise l’investissement de l’autre. Les capacités de l’enfant à prêter attention sont aussi le reflet de la façon dont il a pu se sentir investi, en tant que centre d’attention. Au fond, l’attention est initialement un phénomène transitionnel, à cheval entre moi, l’autre et l’environnement. De là découle la capacité à instaurer un rapport singulier et créatif au monde, à partir du moment où des enveloppes psychiques ont pu se tisser pour permettre l’instauration d’un espace interne sécure et préservé, permettant d’associer des perceptions et des représentations. Pour cela, il faut évidemment que l’environnement ait joué sa fonction de pare-excitation, de filtrage, de présentation ajustée du monde ; en « détoxifiant » les éléments sensoriels trop désorganisants, en orientant l’attention vers des éléments signifiants, en soutenant le maintien de l’investissement cognitif, en permettant de différer les gratifications et les satisfactions pulsionnelles, en mettant de côté les stimulations intempestives, en tissant des fils de sens et de narration, en faisant de la visée attentionnelle une fin en soi, dans l’interaction. Autant d’émergences qui ne peuvent se déployer que dans le lien à un autre attentif, dans un cadre ajusté et contenant, et qui amèneront à des interiorisations progressives, permettant de se passer de la présence effective et d'accéder à la capacité à être seul en présence de l'autre.
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Ainsi, le développement de l’attention infantile fait intervenir des boucles circulaires d’ajustement entre l’enfant et son entourage, dans un véritable processus d’épigénèse intersubjective. Il existe effectivement une très grande diversité de facteurs qui, du plan neurobiologique au plan familial et social, soutiennent, à travers des interactions circulaires, ce processus organisateur que modulent des effets d’après-coup et de rétroaction. Les conditions environnementales n’ont pas les mêmes répercussions en fonction du tempérament de l’enfant, de sa situation cognitivo-affective, et également de sa propre histoire voire de l’histoire familiale transgénérationnelle.
De surcroit, l’activité psychomotrice joue précocement un rôle essentiel au sein de cette dynamique développementale complexe. André Bullinger décrit par exemple l’équilibre sensori-tonique, comme une composante de l’activité psychique permettant d’assurer au mieux les modalités d’interactions entre un organisme et son milieu par l’intermédiaire de boucles de régulation (tonique et cognitive). L’activité motrice est source de plaisir, de sauvegarde et de gains narcissiques, très tôt dans le développement ; elle se manifeste en effet comme vecteur de la réalisation pulsionnelle au sein de la sphère intersubjective.
Par son agitation, ses conduites impulsives, son incapacité à anticiper les conséquences de son initiative, l’enfant hyperactif contraint son entourage à exercer une surveillance et un contrôle permanents. Les parents doivent être hypervigilants, sur le qui-vive. En définitive, il se produit une forme de transposition projective de l’attention et de l’anxiété sur l’environnement relationnel. Ce mécanisme défensif agit ainsi dans l’espace intersubjectif, par le biais de cette délégation de subjectivité que réalise l’enfant hyperactif à son milieu. Ce déplacement décharge l’enfant de conflictualités intrapsychiques inélaborables, et lui permet « d’agir son environnement relationnel » afin de le rendre plus cohérent avec lui. Il mobilise ainsi massivement le monde qui l’entoure, le polarise en l’empêchant de disposer de marges de manœuvres différenciées. La dimension intersubjective de l’agir et des mécanismes attentionnels se structure alors progressivement sur un mode unidimensionnel, stabilisant en conséquence un dispositif par nature instable parce qu’interactif.
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Dans l’hyperactivité, le contrôle de l’attention se voit ainsi durablement délégué à l’autre au lieu de l’oscillation habituelle à laquelle conduit l’instabilité d’ensemble du processus attentionnel.
Ce transfert particulier des compétences attentionnelles allié à l’extériorisation de l’agir participe en définitive d’un mécanisme qui dépasse la conscience singulière de l’enfant et l’inscrit dans un système d’ensemble fondamentalement intersubjectif. Cependant, cette modalité défensive vient progressivement modifier l’ensemble de l’équilibre interactionnel.
Or, l’implication de tout le champ des relations interpersonnelles est révélatrice d’une perturbation profonde de la dynamique intersubjective autour du symptôme hyperactif.
D’une part, les troubles de l’enfant peuvent contribuer à entraîner la famille dans des structures défensives réactionnelles. D’autre part, il s’avère que la structuration des modalités interactionnelles autour de l’hyperactivité entretient également la symptomatologie du fait de l’instauration de bénéfices manifestes pour l’enfant : famille attentive à toutes ses actions, monopole de l’intérêt, déplacement des conflits parentaux avec évitement de la séparation, sentiment de toute-puissance…La souffrance relationnelle semble alors devenir indispensable à l’enfant hyperactif pour maintenir une configuration interactionnelle privilégiée dans laquelle celui-ci arrive à être le centre de l’attention de tous. Ce dispositif permet de trouver en permanence dans l’environnement des garantis contre les angoisses d’abandon. Ainsi, l’agitation et les conduites impulsives acquièrent un sens relationnel qu’elles n’avaient pas forcément au début. Elles deviennent de plus en plus des manières de faire réagir l’entourage, et de s’assurer de la permanence de son investissement.
Ce modèle psychogénétique et interactionnel permet ainsi d’expliquer l’évolution qui conduit certains enfants d’une angoisse de séparation à la cristallisation de l’équilibre familial autour du symptôme hyperactif.
Car c’est bien une spirale qui peut alors se déployer, l’hyperactivité entretenant la défaillance attentionnelle, et réciproquement. De fait, cette motricité permanente crée un flux sensoriel et proprioceptif continu, qui vient interférer avec les capacités de traitement cognitif de la situation interactionnelle ; les perceptions ne viennent plus alimenter la psyché en informations à représenter, mais la saturent en sensations investies pour elles-mêmes. Or, ce primat de la sensation sur l’action finalisée va secondairement perturber l’intégration somato-psychique, induisant une forme de défaillance dans le mécanisme de « représentations motrices partagées » telles que définies par Marc Jeannerod. En l’occurrence, l’intersubjectivité constitue normalement un « miroir somato-psychique » pour l’enfant, lui permettant d’unifier à travers l’autre, et en sa présence, ce qui est éprouvé comme sensations éparses, non liées.
Ce qui doit en tout cas nous amener à envisager une véritable psychopathologie des troubles attentionnels et de l'hyperactivité infantile, au-delà des étiologies neurobiologiques très simplistes, réductrices, et non valides sur un plan épistémologique - malgré leur caractère très rassurant, et le fantasme de maîtrise qu'elles charrient...Car cet abord exclusivement organique de "troubles" ainsi isolés du reste du fonctionnement psychique, coupés de l'histoire de la personne et du contexte environnemental, relationnel, affectif, et social dans lesquels ils se produisent et qui leur donnent sens, constitue aussi le symptôme social d'une véritable intolérance à la conflictualité du psychisme, voire une forme de "psychophobie". De façon défensive, il s'agit alors de faire miroiter des solutions magiques et omniscientes, au détriment de la complexité, certes moins immédiate, plus incertaine et angoissante...
Au fond, selon Jean-Yves Chagnon, « l’hyperactivité dite « pure » ou « essentielle », sans manifestations psychopathologiques, conçue sans lien avec le fonctionnement mental serait un vœu inconscient, un (non)-rêve de sujet hyperactif. Ce serait en effet une des caractéristiques psychologiques de celui-ci que de réfuter la perspective d’être doté d’un fonctionnement mental pathologique ou défaillant et de trouver dans un modèle peu enclin à l’envisager une communauté défensive »...Au-delà du manifeste, du visible, du mesurable, prêtons attention à ce qui se déploie en sus du comportement observable, et essayons de laisser émerger la réalité d'un monde interne vivant....
A suivre...
[1] La pesanteur et la Grâce, Plon, 1947
[2] Extrait de The Principles of Psychology, Vol. 1, Chap. 11, « Attention », pp. 403-404.
[3] Aubineau, L., Vandromme, L. et Le Driant, B. (2015) . L’attention conjointe, quarante ans d’évaluations et de recherches de modélisations. L’Année psychologique, Vol. 115(1), 141-174