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Billet de blog 7 janvier 2025

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Face à la merde, vue imprenable...

En toute impunité, on continue donc à dépecer le soin psychique, alors même que les enfants et les adolescents vont de plus en plus mal...Soit c'est de l'inconscience qui frise le foutage de gueule, soit c'est carrément délibéré, car il faut bien faire des sacrifices...Mais où se situe la limite du tolérable ? Et comment résister, encore ?

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Bon, on va pas tergiverser, c’est la merde ; ça craque de partout. Les enfants et les adolescents vont de plus en plus mal, pour des raisons sociales évidentes…le mal-être collectif est de plus en plus prégnant et on sacrifie littéralement les plus jeunes, sans état d’âme. Pression permanente, évaluations, injonctions, concurrence…Perte des repères, délitement des perspectives, destruction de l’avenir…Délaissement, mépris, abandons…Et puis, la prégnance des réseaux sociaux, comparaisons permanentes, regards impitoyables…Violence banalisée, du vide, du rien, de l’exclusion…Sentiment d’écrasement, d’inutilité, d’insuffisance…Agressions, maltraitance, perte d’espoir… A quoi bon ? Je ne vaux rien, je ne suis pas à la hauteur, la barre est trop haute, infranchissable…Mais qui se soucie vraiment ? Qui me reconnait ? Qui se préoccupe et fait attention à moi ? Tout est faux, tout est mensonge ; rien n’est....Désaffiliation, désaffection, décrochage…Il n'y a personne...Des cris dans le néant....

Illustration 1


Actuellement, selon un récent rapport parlementaire, 20,8 % des 18-24 ans traversent des épisodes dépressifs, ce qui correspond à une hausse de 77 % en quatre ans. Les hospitalisations des jeunes filles de 10 à 19 ans, pour des tentatives de suicide ou des scarifications, ont progressé de 133 % depuis 2020, et de 570 % depuis 2007. Du côté des jeunes garçons, le passage à l’acte est plus violent, plus définitif…  Les mineurs constituent désormais le premier public des urgences psychiatriques, concernant un tiers des passages
En 2023, 936 000 jeunes de 12 à 25 ans, dont 62% de filles, auraient « bénéficié » d’une prescription d’au moins un psychotrope, soit une hausse de 18% par rapport à 2019. 

En ce qui concerne le THADA (Trouble Hyperactivité avec Déficit d'Attention), la prescription de psychostimulant amphétaminique chez les enfants augmentent également dans des proportions inquiétantes selon des données épidémiologiques approfondies : +116% pour la prévalence entre 2010 et 2019. Et les populations concernées sont significatviement les plus précaires  (entre 2010 et 2019, 35,2 à 38,8% des enfants diagnostiqués hyperactifs vivaient dans des familles bénéficiant de la CMU ou de la CMU-C alors que, selon l'INSEE, ces aides ne sont attribuées qu'à 7,8% de la population française). Le pourcentage d'enfants présentant des éléments de défavorisation sociale dans la cohorte d'enfants hyperactifs se situe autour de 40%...Par ailleurs, les enfants immatures ont également plus de "chance" d'être médiqués - 50% de traitement en plus chez les enfants nés en décembre par rapport à ceux nés en janvier sur une même année scolaire...

Rappelons au passage que la première cause de décès maternel en périnatalité est désormais le suicide...

La merde n'est plus une vue de l'esprit ; on patauge dedans, on s'enfonce, on est débordé...

Or, dans le même temps, l’accueil et le soin se délitent. Dans le meilleur des cas, on évalue, on oriente, et on prescrit ; massivement…indignement….A l'instar des terres gorgées de pesticide, on arrose largement nos enfants, pour du rendement à court-terme, sans considération pour leurs devenirs...Il faut dire que la pédopsychiatrie agonise ; à force de vouloir l’achever, la voilà qui crève la gueule ouverte. Le nombre de pédopsychiatres a diminué de 34% depuis 2010 ; 58% des lits sur les services de pédopsychiatrie ont fermé depuis 1993. En 2023, le centre hospitalier universitaire de Nantes a renvoyé des urgences, sans prise en charge, 123 enfants de moins de 15 ans qui se sont présentés pour des idées suicidaires ou à la suite d’une tentative de suicide, en dépit d’une indication formelle d’hospitalisation.  
Alors, on épend des psychotropes, on sédate, on entrave, on endort…Jusqu’à…

Illustration 2

Mais cette souffrance infantile, on doit bien pouvoir la faire fructifier, ouvrir des marchés, en tirer du fric. 
Dans le paysage sinistré de la psychiatrie, seul le privé lucratif tire son épingle du jeu : 3 700 places ont été créées dans le secteur. Sa rentabilité approche les + 9 %, ce qui fait des cliniques psychiatriques les plus lucratives parmi tous les établissements de santé privés…

Le secteur du mal-être et du handicap de l'enfance est chargé de promesses...Quel dynamisme, quelles perspectives de profits ! Les mioches sont totalement écrasés, ils sont en échec, ils se replient, ils consomment toujours plus de pilules...Voilà de quoi pondre de nouvelles recommandations, vendre des applications, des médocs, des méthodes, des protocoles ! 

Et puis, les dispositifs innovants font leur preuve, à l'instar du numéro national de prévention du suicide, le 3114. Voici le type de réponses qu'on peut y entendre, après parfois plusieurs heures d'attente :  “Vous n’allez pas si mal que ça sinon vous seriez passée à l’acte au lieu d’appeler.Des dizaines de personnes ont confié à Mediapart avoir été qualifiées de « personnes cherchant uniquement de l’attention », ou même de « menteuses »...Voilà, ça c'est indéniablement "une orientation efficace et un accompagnement complet des personnes en souffrance psychique"...

Illustration 3

En parallèle, les institutions soignantes subissent toujours plus de violences managériales et de délitement de leur capacité d’accueil. Désormais, il faut diagnostiquer à la chaîne, avec des pointeuses pour optimiser les performances. Il faut évaluer les pratiques, améliorer la qualité, repérer exclusivement les troubles du neuro-développement, en réduisant le nombre de professionnels. Les soignants sont systématiquement disqualifiés, accusés d’incompétence ; ils doivent se former pour améliorer leurs performances et leur soumission. Il faut obéir, éradiquer toute critique, toute référence à la vie psychique ; il faut réduire les coûts, fluidifier les parcours, morceler, fragmenter, pulvériser. Les directions sont encouragées à écraser les acteurs de terrain, à empêcher le dialogue. Il faut épuiser les résistances, fissurer les collectifs. Pour diminuer la surcharge, pour valider les statistiques officielles, les enfants n’ayant pas été labellisés neuro-troublés ne seront plus reçus…Expédition vers les limbes de tous ceux qui sont maltraités, abusés, précarisés…De tous ceux qui vivent des douleurs existentielles insupportables…De tous ceux qui souffrent, qui crisent, qui désespèrent… cela n’existe plus, si on ne le voit plus. On fait disparaitre les postes de psychologues, ou de médecins, en les remplaçant par des coordinateurs de parcours. Désormais, on analyse les comportements déviants, et on prescrit de la remédiation pharmacologique. Et puis, les consultations pourront bien se faire en visio, non ? Suivi long, interdit. Du court-terme, tout de suite. Evaluation, réorientation, vers du néant. Triage, calibrage, étiquetage, traçabilité…Tout, sauf du soin. Dans cette perspective, on fait appel à des cabinets d’audit pour guider la transformation de l’offre et du handicap ; car il s’agit bien de contraindre les pratiques, d’empêcher la rencontre et l’attention soignantes. De toute façon, il faudra bientôt traiter sans liens ni personnes. Les professionnels, démobilisés, accablés par la violence subie, confrontés à l’insignifiance et au mépris, peuvent être tentés de quitter le navire, pour se préserver. 
ça tombe bien ; l'objectif ultime du technocrate manager, c’est d’éliminer l’humain…Il faut déployer des rouages anonymes, impersonnels, automatiques. Des molécules, des algorithmes. Remplacer les relations incarnées par des programmes d’intelligence artificielle, ou par des chatbots conversationnels. 
On doit désormais surveiller les cerveaux, par des approches plus ou moins invasives (des applications aux implants, en passant par les électrodes et les casques EEG). Ainsi, on pourra prédire, utiliser ces données neuronales, qui seront récoltées, numérisées et analysées, à des fins entrepreneuriales ou commerciales : amélioration de la performance, de la productivité, de l’exploitation, de la soumission…Approche marketing directement câblé sur le cerveau, capitalisation, privatisation, financiarisation….
Il faut dire que, selon la décision de Conseil d’État du 14 octobre, des Think Tank institutionnels tels la fondation Montaigne n'auront pas de déclaration d'intérêts annuelle à faire à la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique (HATVP). Ils pourront donc continuer à influencer en toute impunité les décisions gouvernementales, en passant sous silence les conflits d’intérêt, le travail idéologique de lobbying voire de corruption. En dépit des irrégularités et des vices éthiques, on pourra donc nommer en catimini un Conseil national des troubles du neurodéveloppement, en pleine période de démission gouvernementale, de façon à donner du pouvoir à des personnalités ayant pris des positions très orientées sur le plan idéologique. On pourra distribuer l'argent public à l'Institut du Cerveau de l'Enfant, ou aux Centres Experts Fondamental, etc....

Illustration 4


Et les réformes pourront se poursuivre, inexorablement. Le 5 juillet dernier paraissait ainsi un décret relatif aux modalités de fonctionnement des établissements et services médico-sociaux. 
Désormais, ces structures seront sommés de fonctionner en dispositifs intégrés, et de proposer un ensemble de prestations adaptées, souples et modulaires. Les institutions devront donc mettre à disposition un panier d’accompagnements combinés, partiels et marchandisables, tout en devenant des structures d’appui-ressources auprès de la communauté éducative des acteurs de droits communs. De surcroit, il conviendra de mettre à disposition leur expertise afin de faciliter les parcours et la réalisation des projets existentiels, mener des actions de formation/sensibilisation ou de conseils sur des situations individuelles nécessitant un avis distancié et spécialisé. Cette fonction appui-ressources devra permettre de faciliter la gradation des réponses, en garantissant le hors-sol et la non-rencontre. 
Il s’agira notamment de mettre en œuvre des trajectoires de vie et de santé inclusives, évolutives, adaptées, modulaires et coordonnées pouvant impliquer une pluralité d’acteurs. On éparpille, on dissémine, on répand. Voilà, il faut définitivement fragmenter, ubériser, mettre en flux…dans une logique contractuelle de marché. Car le fonctionnement en dispositif intégré nécessite la conclusion d’une convention cadre entre les acteurs au niveau départemental: – le directeur général de l’agence régionale de santé (DGARS); – l’inspecteur d’académie, directeur académique des services de l’éducation nationale (IA-DASEN) par délégation du recteur; – le directeur régional de l’alimentation, de l’agriculture et de la forêt (DRAAF); – la maison départementale des personnes handicapées (MDPH); – la Caisse d’allocations familiales (CAF); – la Mutualité sociale agricole (MSA); – La Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM); – les organismes gestionnaires des ESMS concernés; – le cas échéant et à leur demande, les collectivités territoriales impliquées pourront également signer la convention cadre….Tout le monde peut apposer sa signature, par délégation, pour mieux passer le relais, et ne pas s'impliquer. 
Quelle belle usine à gaz, tragico-comique…On dilue les responsabilités, on désengage, on crée des organigrammes, des conventions, des dispositifs, pour être sûr que rien n’y personne ne soit vraiment là…L'objectif est peut-être de perdre les enfants déviants dans d'obscures forêts ? 

Illustration 5


En tout cas, la transformation en plateforme vise à « déspécialiser » tous les modes d’accueil et d’accompagnement. Il faut diluer, pour diminuer les listes d’attente. De l'homéopathie institutionnelle. De la pensée magico-technocratique. Les interventions seront toutes transitoires, éphémères, le but étant toujours de pouvoir relayer, vers les limbes….
Il faut dire que les organismes gestionnaires brillent par leur allégeance aux directives idéologiques, par leur volonté de soumettre les professionnels, de détruire les pratiques, de normaliser, de fusionner, de s’étendre, etc…Quitte à sacrifier au passage…
Certaines associations « découvrent » ainsi que leurs politiques audacieuses et disruptives créent des déficits budgétaires problématiques, qui menacent leur survie… Alors, en urgence, il faut que les établissements fassent des économies, réduisent les dépenses destinés à la « masse salariale » - ceux-là même qui produisent « l’activité », qui accueillent les usagers. Plutôt que de revoir les méthodes gestionnaires, ce sont les travailleurs de terrain qui vont devoir faire un effort, en réduisant la voilure des équipes. Faire plus avec moins...toujours....
Au final, le fantasme ultime des technocrates managers seraient que n’existent plus que des procédures, des protocoles, des conventions…sans acteurs. Plus de facteurs humains. Plus de frictions. Plus d’antagonismes ni de conflictualités. Plus de résistances, mais des organigrammes et des directives, s’appliquant à des réalités fictives et désincarnées. De pures virtualités.

Illustration 6

Alors, les soignants sont-ils condamnés à l’impuissance, à la résignation et à la servitude ? 
Pas toujours…
Par exemple, des soignants du collectif de défense des CMPP Bretons se sont organisés pour se présenter au conseil d’administration d'une importante association gestionnaire. En conséquence, un nouveau conseil d'administration a été élu, avec une majorité de membres du Collectif, ce qui donne à cette coalition de professionnels une mahorité absolue, permettant de porter une véritable politique de changement et de défense des pratiques. De surcroit, la présidente et d’autres administrateurs n’ont pu renouveler leurs mandats - ils avaient entre autres été impliqués dans des réformes très autoritaires et dans l’assignation au tribunal des membres du CSE….Pensant que son micro était coupé, voici les paroles qu’aurait prononcées cette présidente destituée : " le putsch est très bien organisé, je suis bonne pour rentrer à la maison" !! Manager Go Home ! 

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Des enquêtes ont également été menés par un cabinet d’expertise spécialisé pour faire reconnaitre les risques psychosociaux. Dans certaines associations, les professionnels ont réussi à obtenir des revalorisations salariales. 
D’autres se mettent en grève, et relaient leur action sur un plan médiatique, pour dénoncer les pratiques managériales maltraitantes. 
En outre, des sociologues et des juristes ont pu être sollicités pour évaluer les conséquences des réformes imposées par les ARS ou le gouvernement. 
En faisant ensemble, des collectifs de résistance se tissent, on se retrouve, on partage, on lève la tête. Certaines familles commencent également à se mobiliser, les syndicats, les élus locaux, des acteurs du territoire…Il faut tisser un contre-discours, témoigner du réel, des situations vécues, des drames concrets...Mettre en avant l'engagement des équipes, au plus près des personnes en souffrance. Dénoncer les abandons, les destructions, les infamies. Préserver l'accueil, l'écoute, la dignité....
Comment fédérer toutes ces luttes, comment sensibiliser l’opinion public, mobiliser la société civile, diffuser des témoignages, associer d’autres professionnels, notamment les enseignants ? Comment occuper le territoire, mais aussi investir les lieux qui impulsent des injonctions hors-sol (ARS, siège des associations gestionnaires, cabinets ministériels) ? 

Voilà les défis, voilà les espoirs....Car en prenant soin des enfants, nous défendons l'avenir !

Bonne année ! 

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