Après de longs et sinueux propos introductifs, je voudrais désormais rentrer dans le vif du sujet en déclinant quelques exemples de situations qui illustrent ce que je perçois comme une tendance à essentialiser les normes sexistes, sous couvert de progressisme – et j’essaierai par la suite de montrer que cette tendance s’étend bien au-delà de la question du genre…
Commençons à brûle-pourpoint par certains enjeux transidentitaires. De fait, je suis parfois interpelé, notamment dans les parcours institués de transition, par l'exigence de devoir complètement incarner le sexe opposé, en occultant toute la part d’ambiguïté, d’hermaphrodisme, ou d’indétermination dans l’identification genrée. Plutôt que de jouer avec les codes, avec les normes, avec les attributs tant corporels et physiques que sociaux, il s’agit souvent de se les approprier et de les reconduire jusqu’à la caricature, en dépit des dynamiques subversives du mouvement Queer. Ainsi, les consultations médicales spécialisées dans les « dysphorie de genre » permettant d’initier un parcours de transition ont-elles une véritable dimension disciplinaire et normative, dans le fait de certifier que la personne s’identifie effectivement aux normes attendues du sexe opposé, c’est-à-dire qu’elle se comporte comme telle, qu’elle en incarne les stéréotypes, dans sa présentation, ses ressentis, ses actes, etc. Ce qui suppose, en arrière-plan, qu’il y aurait bien un modèle de ce que doit être un homme, ou une femme, et de ce qui permettrait d’y prétendre également sur le plan anatomique et civile. Dès lors, l’identité se rétracte dans une panoplie, corporelle et comportementale, avec la conception d’arrière-plan d’un genre essentialisé, en termes de représentation, de vécu, si ce n’est de sexuation biologique.
Repensant au film documentaire « Petite Fille » de Sébastien Lifshitz, j’ai toujours en tête cette image de l’enfant qui, ayant acquis le « droit officiel » de se présenter socialement sous une apparence féminine, se voit alors affublé de tous les atours caricaturaux d’un féminin adultomorphe… Ainsi, le caractère insaisissable, indéterminé, androgyne, étrange et bouleversant de cet enfant s’évapore brutalement, en faveur d’une espèce de caricature de mini-femme, trop apprêtée, voire sexualisée. Exit le non-binaire, la dissidence à l'égard du régime hétéro-normatif de la différence sexuelle. D’un côté, il y a là une forme de déni de l’infantile, dans sa dimension polymorphe et indéterminée, mais aussi dans sa dynamique d’attente, de moratoire, d’exploration…. De l’autre côté, on a le sentiment que tous les éléments qui pouvaient éventuellement dire quelque chose de la subjectivité de cet enfant - comme par exemple son caractère un peu éthéré, lunaire, flottant - ne sont plus considérés en tant que tels, mais se trouvent rabattus sur des attendus normatifs du féminin, venant confirmer son assignation de genre. Ne peut-on considérer qu'il s'agit là d'une véritable violence épistémologique et désubjectivante imposée par les Institutions officielles - la famille, la médecine, l'école ?
Par ailleurs, le discours d’arrière-plan du film, alimenté par les prises de position médicales « bienveillantes » et « progressistes » tend finalement à affirmer que l’identité de genre serait comme innée, présente là, d’emblée, sans aucune influence des liens, fantasmes, attentes, interactions, transmissions, etc. On ne nait pas femme mais on le devient ; en revanche, on naitrait « trans », « dans le mauvais corps », sans devenir ni histoire, sans dimension relationnelle, affective, identificatoire, sociale, etc. Un parent pourrait donc s’enorgueillir d’avoir transmis à son enfant des qualités, valeurs, traits de personnalité, désirs, etc. Mais son identité de genre, ou son orientation sexuelle, échapperaient à toute influence familiale, seraient totalement autonomes, comme si d’ailleurs le fait d’avoir pu contribuer, même de façon totalement involontaire et inconsciente, à cette « transidentité » était vécu comme un aveu de culpabilité – ce qui témoigne en toile de fond d’un jugement moral plutôt dénigrant : accepter une certaine influence sur l’identité trans de son enfant serait inenvisageable, voire condamnable, donc cette identité ne serait pas souhaitable dans l’absolu, vécu comme un échec – ce qui n’empêcherait pas, pourtant, d’accepter des protocoles médicaux induisant notamment un risque d'hypofertilité… Manifestement, on n'en est pas à un paradoxe prêt....
"OK, je sais, la transidentité pose un problème insoluble : qu'est-ce qui se passe quand tu deviens enfin celui que, de ton point de vue, t'étais censé être ?
Qu'est-ce qui t'arrive à la fin de la transition ? Comment tu fais pour ne pas être rattrapé par cette saloperie "d'identité" ? Dès qu'elle te dit "bienvenue à la maison", elle commence à te faire croire que c'est la fin du voyage, qu'il n'y a nulle part d'autre où aller. Et là, ni vu, ni connu, elle te refait le coup de l'assignation. Retour à la case départ.
En fait, il faudrait pouvoir être toujours en chemin. Pour lutter efficacement contre "l'identité", il faudrait pouvoir sortir de la binarité, et du "soit l'un, soit l'autre". Delphine Horvilleur, "Il n'y a pas de Ajar"
Sur ce plan, la littérature peut apporter des descriptions beaucoup plus subtiles, nuancées et profondes, réintégrant les dynamiques identitaires au sein d’un parcours biographique aux prises avec des contextes collectifs et des luttes politiques.
Par exemple, le roman de fiction historique « Stone Butch Blues », écrit par Leslie Feinberg, raconte le parcours d’une personne « mal accueillie » dès l’enfance, et confrontée par la suite à des « cumuls » de discriminations dans l’Amérique des années 70 : antisémitisme, classisme, homophobie, transphobie, animosité anti-butch, etc. Ainsi, le sexe et la classe apparaissent-ils déterminants pour façonner le trajet identificatoire du personnage, à travers notamment le malaise ressenti avec les féministes de la classe moyenne qui méprisent à la fois les identités de butch et de femme qui sont les normes de sa communauté d’origine. Mais la densité littéraire de ce caractère vient aussi de ce que l’on peut appréhender de son « arrière-plan historique », de ses liens familiaux, de ses « complexes identitaires » précoces, de sa douleur de se sentir d’emblée en exil, à côté, sans portage ni reconnaissance. Dès lors, ce qui s’avère particulièrement intéressant, c’est la recherche permanente que déploie le narrateur pour se trouver, pour se construire, pour se rencontrer, pour se sentir reconnu, etc. Là, le genre apparait comme un signifiant flottant, sans référence fixe au niveau corporel, décomposant les catégories du masculin et du féminin. Et si le protagoniste de cette quête identitaire en arrive à transformer son corps par des hormones et de la chirurgie, c’est autant à travers une forme de jeu exploratoire que pour que la société lui foute la paix – et cesse de le maltraiter - , en tolérant une présentation acceptable dans un genre normé du point de vue extérieur. De surcroit, l’accomplissement du personnage n’en passe pas seulement pas un activisme performatif concernant les catégories du genre. En effet, c’est à travers les liens, les rencontres, les expériences amoureuses, mais aussi l’engagement politique, qu’un horizon de réalisation personnelle peut se déployer et qu’un espace identitaire habitable peut se construire. Là se joue aussi le développement d’une conscience de classe, traversée par les divisions sexuelles et raciales.
Bref, ça épaissit un peu le propos…En revenir à des parcours singuliers permet d’introduire de la complexité et de l’ambiguïté, au-delà des stéréotypes, des discours manichéens, et des solutions toute-faites.
Voilà également ce que peut en dire Maggie Nelson, dans "Les Argonautes" : "Certaines personnes trouvent du plaisir à se conformer à une identité, comme dans « You make me fell like a natural woman » -rendue célèbre par Aretha Franklin, et plus tard par Judith Butler, qui s’est intéressée à l’instabilité engendrée par la métaphore. Mais cette identification peut être une expérience horrible, ou tout simplement impossible. Ce n’est pas possible de vivre vingt-quatre heures par jour avec la conscience immédiate du sexe auquel on appartient. La conscience de son propre genre est, heureusement, de nature discontinue"
Ou encore : "le récit dominant correspondant, qui croit sans cesse en popularité (« né dans la mauvais corps », et donc, nécessité d’un pèlerinage orthopédique entre deux destinations bien fixes), est inutile pour certains (…). Comment expliquer, dans une culture désespérément vouée à la résolution, que parfois l’énigme reste en suspens ? (…). Comment expliquer que pour certains, ou pour certains à certains moments, l’irrésolution est acceptable - désirable même (…). Comment peut-on passer par-dessus le fait que la meilleure façon de comprendre comment les gens se sentent à propos de leur genre ou de leur sexualité - ou de tout le reste, en fait - est d’écouter ce qu’ils ont à dire et d’essayer de les traiter en conséquence, sans confondre leur vision de la réalité et la sienne propre ?"
Par ailleurs, alors que les mouvements militants féministes, Queer, ou transidentitaires dénoncent à juste titre le patriarcat et la domination masculine, qu’est-ce qui amène malgré tout à soutenir un désir de devenir homme, à s’identifier à l’agresseur ? Pourquoi vouloir se transformer en "Porc" - puisque ce serait là l'essence du "masculin" en régime hétéropatriarcal ? Bien sûr, il y a les enjeux du "regard" d'autrui et de l'acceptation sociale, en rapport avec une intolérance persistante - voire une agressivité très réactive - vis-à-vis de l'indétermination, de l'entre-deux, ou de l'irrésolution. Et il ne faudrait surtout pas négliger ce besoin de "sécurisation", à travers une forme de conformité aux attendus sociaux normatifs.
Tal Madesta, dans "La Déferlante » n°7" , souligne aussi, à travers son propre parcours de transition, que « devenir un homme, c’est devenir invisible ». « Ainsi, je m’habituerai au confort d’être invisible, c’est-à-dire lorsque je serai tenté de m’abandonner à ce flegme orgueilleux et mou qui caractérise les hommes ». Dès lors, un des traits saillants de la masculinité hégémonique serait cette « tranquillité », cette « évidence », cette « insouciance », qui consisterait à être un Homme comme les autres, et à ne pas réaliser les situations de violence que peuvent vivre des personnes moins protégées par leur statut. Ce privilège de l’invisibilité peut paraitre indéniable - même s’il fût aussi dénoncé comme un stigmate de la discrimination, à l’instar du roman « Invisible man » de Ralph Elisson… Cependant, faut-il le considérer comme une caractéristique immuable, homogène, systématique, comme un marqueur nécessaire de l’identité masculine ? Est-ce là une réalité en soi, ou bien la résultante d’une construction sociale et d’une trajectoire individuelle ?
Visiblement, le fait d’avoir été femme, d’avoir traversé un parcours de transition, constituerait en tout cas une forme d’immunisation à l’égard de la domination masculine. Ces hommes-là, qui ne l’ont pas toujours été, ne pourraient donc pas être des agresseurs, là encore par essence, du fait d’un refus originaire d’assignation sexuée…A nouveau, une identité a priori, quand bien même elle résulterait d’une trajectoire, désignerait de façon définitive le degré d’oppression ou de victimisation….
Cependant, je reste naïvement perplexe quant aux modalités instituées de certains parcours de transition. Pourquoi, indépendamment des risques indéniables quant aux violence transphobes, la revendication d’une identification « masculine » supposerait d’en porter tous les attributs, notamment sur le plan physique ou physiologique, renvoyant à une forme de naturalisation substantialisée, puisque le genre est une performance ? Spontanément, j’aurais tendance à imaginer qu’il y a suffisamment d’ambiguïté dans les jeux de travestissement, dans la présentation sociale d’un soi « masculin », si c’est effectivement le genre ressenti et affirmé de façon performative, pour ne pas être contraint de produire une transformation corporelle, voire psychique et comportementale. Car, par exemple, l’injection de testostérone, outre ses effets corporels sur la musculature, la pilosité, la voix, induit aussi des répercussions très concrètes sur le plan de l’attitude, de la perception, du rapport à autrui, de la sexualité, etc. Au niveau éthologique, ce stéroïde androgène et anabolisant est significativement corrélé à l’agressivité territoriale, et est également associé à la compétition sociale et aux comportements de domination. Ainsi, les mâles dominants secrètent plus de testostérone, notamment dans les situations de stress et de menace par rapport à leur suprématie.
Les hyènes représentent d’ailleurs une des rares espèces de mammifères pour laquelle les femelles sont dominantes, avec une organisation matriarcale, mais aussi physiquement plus grandes et plus fortes que les mâles, avec un clitoris très développé ressemblant à un pénis, du fait notamment d’un taux de testostérone surélevé…
Une étude portant sur des femmes hétérosexuelles a également montré que celles-ci identifient comme plus « masculins » - mais pas forcément plus « attirants » - les hommes ayant des taux de testostérone plus élevés. Cela laisse à penser que l’imprégnation testostéronique exerce un impact tout à fait reconnaissable sur le plan phénotypique – et associé aux stéréotypes de la masculinité.
Par ailleurs, d’après d’autres recherches, les hommes ayant des taux de testostérone plus élevés auraient une tendance à avoir plus de partenaires sexuels durant leur vie, ainsi qu’une moindre tendance à fonder une famille. Chez les femmes, celles dont les niveaux de testostérone sont significativement plus importants ont davantage recours à la masturbation et ont plus fréquemment des relations homosexuelles.
Enfin, une autre étude démontre que les individus présentant des taux élevés de testostérone « montreront un utilitarisme intransigeant, même quand la poursuite d'un but est agressive ou viole des normes morales solidement installées »...Est-ce là vraiment un modèle identificatoire désirable, auquel on pourrait aspirer ?...
Néanmoins, il faut se méfier des extrapolations hâtives ; une corrélation ne signifie pas une causalité...
En outre, il ne s’agit évidemment pas de naturaliser à outrance, et de relier de façon consubstantielle certains patterns de comportements à l’effet direct de telle ou telle sécrétion hormonale. Cependant, on ne peut nier que le taux de testostérone puisse avoir un effet sur les ressentis et les postures, aussi minime soit-il. Certes, la physiologie, chez l’être humain, est toujours subvertie, transformée, travaillée par la culture, les liens et les significations imaginaires ; mais cela ne veut pas dire qu’elle ne contribue pas à orienter nos éprouvés et nos agissements…que ce soit d'ailleurs à un niveau purement biologique ou fantasmatique.
À ma connaissance, il n’y a certes pas d’études fiables évaluant l’éventualité d’un changement comportemental sous testostérone injectée - et c'est sans doute préférable sur le plan éthique, et d'ailleurs impossible à réaliser sur le plan méthodologique compte-tenu de la prégnance des biais et des surdéterminations.... Mais n’oublions pas que certains criminels sexuels récidivistes sont traités par castration chimique…
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Par ailleurs, cette contrainte à s’injecter de la testostérone induit aussi une forme de dépendance, notamment vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique : d’une part, il y a donc restriction d’autonomie, mais aussi ouverture d’un marché spécifique, potentiellement récupérable et exploitable…un « vrai soi » tributaire d’une prothèse chimique, de l’injection sans cesse renouvelée d’une substance externe produite industriellement ? Étrange conception de l’émancipation subversive - ou émergence d’identités manufacturées compatibles avec l'air du temps…
Dans cette logique, on pourrait véritablement "retourner" l'argumentaire de Preciado : de fait, "nous sommes face à un nouveau type de capitalisme chaud, psychotropique et punk. Ces récentes transformations imposent l’agencement de nouveaux dispositifs microprothétiques de contrôle de la subjectivité avec des plateformes techniques biomoléculaires et médiatiques. Cette "économie-monde" dépend de la production et de la circulation de centaines de tonnes de stéroïdes synthétiques".
"La production pharmacopornographique caractérise aujourd’hui une ère nouvelle de l’économie politique mondiale, non par sa prépondérance quantitative, mais parce que le contrôle, la production et l’intensification des affects narcotico-sexuels sont devenus le modèle de toute autre forme de production"....
Mais là, avec la testostérone, il ne s'agit plus de contrôler la sexualité, la fertilité, ou l'humeur, mais l'Identité. Quelle performance pour le capitalisme !
Abordons désormais un autre exemple.
Il y a quelques temps, j’ai été très étonné de découvrir en une de Mediapart un article dénonçant les préjugés sexistes qui perturberaient le diagnostic de trouble hyperactivité / déficit de l’attention.
Ainsi, sans aucun recul concernant les enjeux épistémologiques, sociaux, éthiques, par rapport à cette catégorisation diagnostique des enfants, il est affirmé que « les petites filles sont vraisemblablement sous-diagnostiquées » - ce qui est appréhendé à la fois comme une discrimination mais aussi comme un préjudice évident…Le Dr Anne Claret-Tournier, psychiatre à la Pitié-Salpêtrière (Paris), interviewée dans l’article, explique alors qu’il y aurait un « effet protecteur féminin ». « Alors que le TDAH serait à 80 % d’origine génétique (sic), les femmes auraient besoin de plus de facteurs génétiques et environnementaux pour répondre aux critères diagnostiques du TDAH » …Là encore, l’article ne questionne absolument pas ces assertions très contestables sur le plan scientifique. Mme Christine Gétin, présidente de l’association HyperSupers TDAH France, enfonce d’ailleurs le clou : « dans notre société patriarcale, on attend moins de la part des filles sur le plan scolaire, alors que tout le monde se mobilise pour un garçon ». Pour lutter contre cette intolérable injustice, il faudrait donc « multiplier les formations pour les parents, les enseignants […], les pédiatres, les psychiatres […] et les psychologues » sur la diversité du TDAH chez les filles et les femmes….
La question du sous-diagnostic en rapport avec le « sexisme » vient donc occulter des questions essentielles concernant les représentations collectives et contemporaines de l’enfance, les causalités multifactorielles des difficultés scolaires, les modalités éducatives – et leur différenciation genrée-, la prégnance des « perturbateurs attentionnels », la conséquence de conditions de vie précarisées sur le développement de l’attention, la tendance à médicaliser, à catégoriser et à normer toute forme de déviation infantile, le lobbying de l’industrie pharmaceutique en arrière-plan, etc.
Dans cet article, aucune voix dissidente ou contradictoire n’est prise en compte, à l’instar par exemple du Dr Patrick Landman, qui souligne que « naturaliser sans preuve scientifique une catégorie pathologique sans spécificité, sans distinction claire avec la norme et surtout pourvue de corrélations fortes avec la condition sociale, peut présenter des risques potentiels éthiques et même politiques ». Ou encore : « le TDAH, présenté comme une maladie sous diagnostiquée ou diagnostiquée avec retard, est en réalité une « fausse maladie », inventée par des spécialistes et des experts dans l’art de contourner la démarche clinique et de promouvoir indirectement un médicament à partir d’un pseudo-diagnostic dont les effets et les conséquences sont plus que suspects ».
A travers une approche sociologique, Sandrine Garcia rappelle pourtant certaines évidences, à savoir que les dispositions scolaires sont essentiellement une construction socio-familiale…C’est effectivement au niveau de la famille que vont s’inculquer des « dispositions ascétiques », une forme d’autocontrainte, une capacité à maintenir une attention prolongée, etc. Cette incorporation, loin d’être automatisée via des processus neurodéveloppementaux innés, repose sur des conditions spécifiques de socialisation familiale, différenciées en fonction du genre de l’enfant. Ce qui va à l’encontre de la « pensée naturaliste » de certains parents, issus majoritairement de milieux populaires, qui tendent à se représenter l’absence de « goût d’apprendre » et de faculté à la concentration comme liée à une nature enfantine spécifique, innée, sans possibilité d’agir sur le plan pédagogique ou éducatif.
Actuellement, les filles sont, de façon très schématique, éduquées pour mieux correspondre aux attentes et aux habitus scolaires, et elles réussissent d’ailleurs beaucoup mieux sur le plan académique - même si leurs orientations professionnelles et leurs carrières restent très déterminées par d’autres facteurs. Mais plutôt que de remettre en question l’éducation des garçons et la construction précoce d’une virilité qui en passe notamment par la valorisation de l’agitation motrice, il faudrait « naturaliser » et problématiser cette différenciation éducative, à travers une médicalisation outrancière et un « nivellement par le bas » : les filles devraient être diagnostiquées et traitées comme les garçons, en recevant des psychotropes dès qu’une difficulté se présente…Décidément, le sexisme devient un argument de vente très porteur, avec une véritable instrumentalisation du féminisme – les mêmes polémiques se déploient d’ailleurs dans le champ de l’autisme, où les discriminations de genre sont dénoncées alors même que, sur le plan épidémiologique, les cas les plus « graves » concernent majoritairement des garçons, notamment du fait de certaines vulnérabilités génétiques spécifiques.
Ivan Jablonka rappelle également qu’ « une étude de 2020 menée à l'université de Cambridge a montré que les scolarité des garçons dépendait de leur conception de la masculinité, les garçons "cool" ou "durs" étant moins motivés que les garçons rétifs aux identités traditionnelles. Souci de l'apparence, prise de risques, culture de la bagarre ne se révèlent pas lucratifs sur le marché scolaire » …A bon entendeur…
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Qu’il s’agisse de constructions sociales ou de déterminations biologiques, pourquoi faudrait-il effacer toute différence, alors même celles-ci sont à l’avantage des filles ? Que faut-il penser de ce désir d’être diagnostiqué, catégorisé, normalisé, dès le plus jeune âge, sur un mode disciplinaire et pharmacologique ? Là, il s’agit à nouveau d’essentialiser, pour ne plus avoir à considérer les histoires singulières, les situations relationnelles, le contexte social, etc. Et l’indignation à l’égard des préjugés sexistes se voit « détournée » pour favoriser une véritable marchandisation du mal-être infantile.
D’ailleurs, comme le souligne une étude épidémiologique récemment publiée, la prescription de méthylphénidate ne cesse de progresser en France, de manière assez problématique. Les auteurs de cet article (S. Ponnou, H. Haliday, B. Thomé et F. Gonon) mettent ainsi en évidence « une augmentation continue de la consommation de méthylphénidate, ainsi qu'une mise à mal systématique des règles de prescriptions - hors AMM et hors recommandations ». « Entre 2010 et 2019, la prescription de méthylphénidate a augmenté de +56 % en incidence et de +116 % en prévalence » …Par ailleurs, l'étude montre « l'influence des conditions sociales sur la prescription : les enfants issues des familles les plus défavorisées sont les plus médiqués » … La pression scolaire contribue à cette augmentation de prévalence de la prescription. « En effet, les enfants nés en décembre reçoivent cette prescription plus fréquemment que ceux nés en janvier ». Par ailleurs, des facteurs d’environnement tels que les inégalités sociales, l’exposition excessive aux écrans pendant l’enfance apparaissent également un facteur de risque pour les troubles attentionnels. Faut-il pour autant prôner une solution médicamenteuse de plus en plus systématique, en lien avec des biais scientifiques, médiatiques et des conflits d’intérêts manifestes, alors même que « de larges études nord-américaine sont montré que la prescription de psychostimulant n’améliore pas la performance scolaire des enfants souffrant du TDAH » ?
Soyons cohérents, dénonçons également cette intolérable discrimination à l'égard des enfants riches et des enfants plus matures, car nés en début d'année, qui n'auront pas le privilège de bénéficier d’amphétamines dès leur plus jeune âge !
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A travers ces quelques exemples, on voit déjà que sous l’apparence de critiquer et de déconstruire les normes, il s’agit parfois de les caricaturer en les essentialisant. De surcroit, cette tendance à enclore dans des catégories substantialisées dépasse largement l’identité de genre, et vient finalement questionner quelque chose de plus fondamental : le rapport à l’altérité…
A suivre