« De nos jours, nous vivons avec des cerveaux de chasseurs-cueilleurs dans un monde moderne, agréable à une minorité, grâce aux fruits de l’imagination humaine, et rendu misérable aux autres par le scandale de la spoliation au sein de l’abondance »
Richard E. Leakey et Roger Lewin, « Les origines de l’homme »
Dans le cadre de cette généalogie du patriarcat, abordons désormais certains éléments anthropologiques spécifiques permettant de cerner les origines du système patriarcal et sa perpétuation.
En effet, si pour certaines critiques féministes, comme Carla Lonzi, le patriarcat est la plus ancienne parmi les formes de domination - ce d’autant plus qu’elle a su se rendre invisible et naturelle-, il parait nécessaire d'en dégager les fondements et les conditions d'émergence à partir de nos spécificités humaines. De fait, pour Carla Lonzi, le système patriarcal coïnciderait quasiment avec l'histoire et la culture, soit avec ce qui tisse la particularité même d'Homo Sapiens. Dès lors, le patriarcat n'a pu imposer son hégémonie qu'en devenant une norme d'existence, une manière d'être au monde inscrite au sein même des structures et des conditions de notre humanisation.
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Le creuset collectiviste de l’humanité
"L'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux" Karl Marx, VIème Thèse sur Feuerbach
Les racines de l’hominisation s’inscrivent dans la vie collective, non seulement sur le plan culturel mais aussi en ce qui concerne les conditions concrètes d’existence au quotidien. « Dans une communauté vivant de la chasse et de la cueillette, l’échange et le partage de la nourriture sont le cœur de la structure sociale » (Richard Leakey).
En l’occurrence, « les chasseurs cueilleurs du monde entier sont connus pour être passionnément égalitaristes et tout faire afin de minimiser la compétition et empêcher les déchirures du tissu social » (Sarah Blaffer Hdry). Leur façon de "produire" entraîne un mode de répartition par partage collectiviste, au-delà du cercle de famille, en limitant les effets de domination. Voici par exemple les propos d'un !Kung cité par Richard Borshay : « nous ne voulons pas de quelqu'un qui se vante, car un jour sa fierté l'amènera à tuer l'un de ses semblables. Alors nous disons toujours que sa viande ne vaut rien. Ainsi, nous refroidissons son cœur et nous l’adoucissons ».
En conséquence, nos ancêtres chasseurs-cueilleurs organisaient vraisemblablement une redistribution égalitaire des biens, pour tous, quelle que soit la participation effective de chacun. Pas d’appropriation, pas d’accumulation, pas d’exploitation, mais une complémentarité collective dans la division du travail.
La vie de ces proto-sociétés s’organisait ainsi autour du campement, au sein duquel les enfants et les individus les plus vulnérables pouvaient être protégés. Un tel lieu devint donc le foyer social primordial où s’instaura la division du travail et la répartition des biens. Les activités au quotidien supposaient alors une solidarité communautaire et une coopération permanente.
« Le partage remonte sans doute très loin dans la préhistoire humaine et on peut affirmer qu’il a joué un rôle capital dans la survie et le développement de notre espèce… Ce fut un des facteurs essentiels dans l’évolution de l’hominien vers l’homme » Robert Clarke, « Naissance de l’homme »
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"Chez les populations de chasseurs-cueilleurs, le partage du produit de la chasse est équitable ; cette pratique égalitaire assure la cohérence du groupe et renforce les interrelations. Souvent celles-ci dépassent le cadre du groupe ; un morceau de gibier peut devenir au sein du réseau tissé entre différentes communautés un objet d’échange ou un présent. Les conséquences de cet acte sont essentielles : les vieillards, les malades et les jeunes enfants restés au camp reçoivent leur part, ce qui est une forme de socialisation évoluée" Marylène Patou-Mathis, « Neanderthal, une autre humanité »
L’échange généralisé devint donc la spécificité des premiers humains, entrainant dans son sillage des répercussions décisives sur le plan de l’organisation sociale, du comportement, des compétences cognitives, des manières d’être affecté. L’association de la chasse et de la cueillette, en tant qu’activités collectives et complémentaires de coopération, exercèrent ainsi une influence déterminante sur l’évolution humaine. « Cette forme d’économie mixte détruisit l’organisation sociale caractéristique des primates et la remplaça par un type de société fondée sur la division du travail entre les individus. Elle contribua à stimuler les capacités intellectuelles des hommes en augmentant les pressions sélectives. Elle exigea une coopération sociale dont aucun de nos cousins primates n’avait fait preuve. La clef de l’économie mixte fut le partage » (Richard E. Leakey et Roger Lewin). Dès lors, la formation d’un réseau social très étroit permit l’éducation prolongée des enfants, en déployant des processus approfondis de socialisation ainsi que l’inculcation des qualités indispensables à l’insertion dans un environnement social complexe et à l'implication progressive dans l’économie groupale et mixte. Tous ces facteurs amenèrent à un resserrement des liens interpersonnels, avec un schéma social basé sur la confiance, la tolérance et la réciprocité.
Ainsi, le caractère distinctif de l’espèce humaine est consubstantiel de son essence sociale : les enfants « s’humanisent » à travers le groupe et sont d’emblée « infusés » par du collectif et une histoire relationnelle.
« Le mimétisme est aujourd’hui encore la forme la plus commune d’apprentissage des comportements sociaux, celle qui préside à l’éducation non verbale des enfants, celle qui s’étend à la cohésion des comportements dans un groupe » (Bernard Nadoulek)
Dès lors, l’actualisation des « potentialités génétiques et biologiques » est absolument dépendante des rapports entretenus avec les autres. C’est en tant qu’être social que le devenir humain se déploie : « nous sommes la trace qu’ont laissés les autres dans notre système nerveux, dans les rapports que nous avons eus avec eux » (Henri Laborit).
Les particularités de la cognition humaine sont également consubstantielles au vivre-ensemble, impliquant coopération, compréhension, engagement intersubjectif, anticipation, partage d’une vision commune, de perspectives, d’une mémoire, d’aspirations, de croyances, de narrations, de mythes, de rituels, etc.
« Les hommes n’auraient pu s’épanouir d’aussi remarquable manière si, au départ, nos ancêtres n’avaient vécu en étroite coopération. La clé de la transformation d’une créature sociale semblable au singe en animal cultivé vivant au sein d’une société hautement structurée et organisée est le partage : partage du travail et de la nourriture » Richard E. Leakey et Roger Lewin
La vie sociale implique effectivement un besoin permanent d’échanges, de concertations, et devient le ferment de la communication ainsi que des médiations symboliques, dont le langage.
« Nos ancêtres simiesques étaient des êtres sociables (...) le développement du travail a nécessairement contribué à resserrer les liens entre les membres de la société en multipliant les cas d’assistance mutuelle, de coopération commune, et en rendant plus claire chez chaque individu la conscience de l’utilité de cette coopération. Bref, les hommes en formation en arrivèrent au point où ils avaient réciproquement quelque chose à se dire » Friedrich Engels, « L’origine de la famille, de la propriété privé et de L’État ».
Tant l’évolution que les conditions spécifiques des modalités d’existence de nos ancêtres les ont finalement dotés de caractéristiques très singulières : « premièrement, l’immense faculté d’apprendre et d’interpréter le monde autour de nous. Deuxièmement, le pouvoir d’édifier et de transformer l’environnement de diverses façons arbitraires et de créer ainsi la culture. Additionnez ces deux caractéristiques, combinez-les avec un certain degré de coopération sociale qu’on ne trouve ailleurs que chez certains insectes vivant en société, et vous aboutirez à un produit extraordinaire, un animal virtuellement apte à accomplir toute chose » (Richard Leakey).
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Dès lors, l’individuation humaine est l’expression de la vie groupale, familiale, et de l’environnement social plus élargi qui enveloppe toutes les interactions du quotidien, les imprègnant de formes matérielles, idéologiques, culturelles et sociales, incorporées à des schémas de subsistance. Au gré des pressions évolutionnistes liées aux modes d’existence des chasseurs-cueilleurs, la coopération est devenue un héritage constitutif de notre humanité, ayant finalement contribué à l’émergence de nos capacités cognitives, de notre créativité imaginaire et de notre adaptabilité environnementale et sociale.
« La pratique de l’entraide a créé les conditions mêmes de la vie sociale », Pierre Kropotkine
Et l’émergence d’une conscience partagée autorise finalement le déploiement de la créativité instituante, des significations imaginaires sociales, en rapport notamment avec le partage des affres existentiels : « Il semble donc assez probable que la communication humaine fut aussi utilisée pour combattre l’angoisse de la mort » Daniel Bloch, « Hominisation ».
Instituer l'absence de prédation
Comme le souligne Bernard Nadoulek, « dans cette forme réduite de société, l’ensemble du groupe fonctionne dans une culture relativement égalitaire ou la notion de hiérarchie n’apparait pas encore. Ces micro sociétés en mouvement n’ont pas les possibilités de stoker des surplus alimentaires, les ressources sont redistribuées de façon immédiate et ne permettent pas d’entretenir des improductifs dont le rôle serait simplement hiérarchique. Les leaders doivent justifier leur rôle par des compétences particulières de cueilleur ou de chasseur. Malgré cette culture égalitaire et coopérative, le pouvoir du groupe sur l’individu est total et légitimement accepté, c’est une question de survie. L’interdépendance est de règle et elle est renforcée par le fait que chacun vit en permanence sous le regard de tous ».
Une tel impératif de vie coopérative entrave le développement des antagonismes sociaux disproportionnés ou des hiérarchies instituées, et entretient une forme d’horizontalité fonctionnelle, sans accaparement du pouvoir. « Les qualités de chacun sont indispensables à la survie » et, dès lors, les compétences différenciées ne se cristallisent pas en rapport de domination. Pierre Clastres décrit également des sociétés "primitives" indivisées, au sein desquelles un pouvoir politique non coercitif est institué collectivement. Dès lors, c'est la société en son entièreté qui exerce le pouvoir en reconduisant l'institution des lois, lesquelles s'imposent à tous les membres de la communauté sans exception. Ainsi, le chef incarne la Loi du groupe, sans exercer de prérogatives particulières en termes de privilèges et de domination, et l'égalité entre les membres de la communauté se voit garantie par les modalités spécifiques d'institution du politique. Ces organisations sociales seraient finalement agencées contre le surgissement de l'État.
Par ailleurs, de telles sociétés de chasseurs-cueilleurs partagent une vision de leur environnement comme étant « donateur », avec des conceptions plutôt « confiantes » du monde. Par exemple, les Nakaya disent que « la forêt est comme un parent ». Et, « pour un enfant Mbuti, la forêt n’est pas tant dangereuse que nourricière et prodigue – elle est comme une figure maternelle qui l’entoure avec bienveillance. Au moins au début (jusqu’à ce qu’il soit confronté à des informations contraires), on lui enseigne à être plutôt curieux que craintif face aux étrangers » (Sarah Blaffer Hdry).
Philippe Descola, de son côté, décrit une forme d’« écologie des relations », caractéristique d’une anthropologie non dualiste, ne séparant pas en deux domaines ontologiques distincts humains et non-humains. « Dès leurs premières croyances, les chasseurs cueilleurs considèrent que tous les éléments de la nature sont vivants et la regardent avec l’affection due à une mère nourricière » (Bernard Nadoulek).
" Pour mon peuple, il n’y a pas un coin de cette terre qui ne soit sacré. Une aiguille de pin qui scintille, un rivage sablonneux, une brume légère, tout est saint aux yeux et dans la mémoire de ceux de mon peuple. La sève qui monte dans l’arbre porte en elle la mémoire des Peaux-Rouges" lettre du chef Seattle au président Cleveland
D’ailleurs, Marshall Sahlins (« Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives ») a établi que les sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs vivaient dans un certain "foisonnement", sous-utilisant systématiquement les ressources disponibles et leur force de travail. "La croyance classique selon laquelle cette économie primitive permettait tout juste de survivre au prix d’un labeur incessant est une idée fausse (...). Si l'homme primitif ne constitue pas de stocks, c’est qu’il n’en ressent pas le besoin. Pourquoi chasser et cueillir plus qu’on ne peut consommer, puisque la nature offre perpétuellement ce dont on a besoin ? Les stocks sont là, à portée de main, dans les baies et les fruits qui poussent sur les arbres, les animaux de la forêt et les poissons de la rivière qui forment des proies faciles, renouvelées en permanence. La société de chasseurs est une société sans économie, et même, a-t-on pu dire, « une société contre l’économie », donc sans pauvreté – cette dernière étant une invention de la civilisation. C’est nous qui avons créé la pénurie" Robert Clarke, « Naissance de l’homme »
Imaginaire instituant à l’œuvre et différenciation
Cependant, il n'y a pas eu une société uniforme de chasseurs-cueilleurs, ni un seul mode de vie correspondant à une seule manière de s’organiser socialement. La créativité institutante était évidemment à l’œuvre, le travail de culture, les stratégies de différenciations, voire de schismogenèse pour se démarquer des groupes voisins, avec des dialectiques complexes entre recherche d'intégration conformiste et stratégies de distinction. Comme le souligne Bernard Nadoulek, dès ses origines, « l’humanité explore, tâtonne, invente, développe, remet en cause, transgresse, innove, ce qui la définit c’est sa liberté ».
Et, dans La dissociété, Jacques Généreux insiste : « avec le genre homo, la sélection naturelle a « bricolé » une lignée singulière privée des avantages immédiats de l’hyperadaptation à une niche écologique, mais préservant ainsi une chance de survie dans un environnement changeant ».
Ainsi, « la survie d’une espèce renonçant à tous les avantages de l’hyperadaptation à un milieu spécifique supposait qu’elle développât avec succès une aptitude singulière qui compense tous ces avantages réunis. Cette aptitude singulière du genre homo, c’est une hyperadapatation aux relations sociales. En effet, les transformations somatiques propres au genre humain ont pour conséquence de rendre les individus plus dépendants des autres, les relations sociales plus intenses et la cohésion du groupe plus nécessaires ».
Il parait donc essentiel de souligner le creuset collectiviste et coopératif de l’humanisation. Dès lors, certaines conceptions contemporaines affirmant l’individualisme extrême, l’absolue indépendance des monades identitaires, voire la dimension auto-entrepeneuriale de l’être humain - avec, en corolaire, la nécessité d'imposer la désinstitutionnalisation néolibérale et la privatisation des Communs - , sont en décalage complet avec les connaissances paléoanthropologiques. La société humaine est née de la collectivisation, du développement des liens sociaux et de l’attachement affectif, ce qui a favorisé l’évolution secondaire des sentiments humains, les capacités cognitives, sociales et morales des êtres humains.
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Ce n’est que secondairement, en rapport avec la révolution symbolique et l’évolution de la conscience collective, que les êtres humains se sont rassemblés en communautés productrices et ont développé de nouvelles activités sociales. Dès lors, la vie sédentaire en village a permis l’accumulation de biens de prestige, au-delà des premières nécessités. Et c’est par rapport à ces objets de distinction que sont souvent attachés les marques du rang social et de l’opulence, et que le désir de convoiter les possessions d’autrui a pu s’affirmer. Nous reviendrons sur ces enjeux spécifiques, notamment par rapport à l’évolution des institutions patriarcales.
Cependant, ces visions très idéalisées des sociétés primitives de chasseurs-cueilleurs ne doivent pas occulter les conditions de survie très rudes, l’importance de la mortalité infantile, l’existence d'antagonismes, de rivalités et de violences, de hiérarchies, ou de normes très contraignantes, etc.
Alain Testart souligne par exemple que, même dans des sociétés nomades « achrématiques », c’est-à-dire sans richesses matérielles ostentatoires, des règles de parenté, de filiation et de mariage complexes s’imposent impérieusement. Par ailleurs, des inégalités politiques peuvent également exister, avec de véritables différences de statuts et de pouvoirs.
De surcroit, il existe aussi des sociétés plus complexes de chasseurs-cueilleurs, marquées par des différenciations de richesses en plus des hiérarchies statutaires. Ce type de sociétés peut pratiquer la guerre, se livrer à des razzias pour ses saisir des biens et des femmes, et pratiquer des formes archaïques d’esclavage.
Ainsi, en dépit des preuves indéniables concernant l’origine collectiviste de l’humanité, il faut savoir rester prudent quant aux fantasmes nostalgiques à l’égard de la "pureté" du communisme primitif…
L’organisation familiale d’Homo Sapiens
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D’après les travaux anthropologiques, voici quelques-unes des caractéristiques des organisations sociales propres aux Homo Sapiens « originaires » – en rappelant que celles-ci se démarquent particulièrement par leurs diversités ubiquitaires, leur créativité instituante, leur dimension historique et évolutive, leur tendance à s’extraire des normes…
Les sociétés humaines sont à 90% patrilocales, avec des unités de reproduction monogames de loin les plus fréquentes. « Tout un ensemble de facteurs écologiques, phylogénétiques, cognitifs, affectifs, émotionnels et biologiques (neurotransmetteurs, hormones) complexes intervient à la fois pour l’établissement de la monogamie et de sa durabilité » ; « les monogamies impliquent tellement de changements hormonaux, comportementaux et cognitifs que les facteurs de sélection naturelle et sexuelle ayant présidé à leur apparition se maintiennent avec une grande stabilité » (Pascal Picq).
Cependant, cette monogamie humaine, plus sociale que sexuelle, « se révèle très particulière puisque les couples vivent le plus souvent avec d’autres couples au sein de communautés plus larges », polygynandres, en pratiquant la « fusion-fission » et des agrégats de familles. Ainsi, si la famille est incontestablement la première structure sociale, elle constitue la société elle-même au cours des premiers temps humains, n'étant envisageable que dans son effectif le plus large.
L’anthropologue Sarah Blaffer Hrdy décrit ainsi les sociétés de chasseurs-cueilleurs comme des « assemblages flexibles d’individus apparentés, culturellement homogènes », possédant une cohérence et une uniformité encourageant des liens d’attachement sécures. « Nos ancêtres vivaient tout au long de l’année dans des communautés très grégaires comportant des individus de tous âges, avec des petits très démunis qui grandissaient lentement ». Compte-tenu des aléas de l’existence, « les humains eurent la chance d’être adaptables, mobiles et équipés adéquatement pour pouvoir élaborer consciemment des stratégies ». Ainsi, des accouplements polyandres occasionnels paraissent parfaitement compatibles avec les combinaisons reproductives plus adaptables (alternativement monogames, polyandres et polygynes) qu’on retrouve chez les « reproducteurs communautaires ». Au fond, « les chasseurs-cueilleurs avaient besoin d’être, et de fait étaient opportunistes et adaptables dans leurs liens conjugaux et leurs modes d’existence ».
Selon Rutger Bregman, "les êtres humains sont des machines à apprendre hypersociables. Nous sommes nés pour apprendre, pour nouer des liens et pour jouer". Par ailleurs, une forme d'égalité ou de complémentarité harmonieuse des sexes aurait pu constituer un avantage crucial par rapport à d’autres espèces d’hominidés. En effet, le fait que les femmes participent aux décisions collectives semble corrélé avec une diversification du réseau social. En l’occurrence, les chasseurs-cueilleurs nomades semblent préférer, au niveau individuel, passer du temps avec leur propre famille. En cas d'exclusivité masculine dans le pouvoir décisionnaire, la lignée paternelle sera favorisée. Mais si les hommes et les femmes ont voix au chapitre ensemble, un compromis est nécessaire. Ils voudront alors trouver des arrangements flexibles pour vivre avec les deux familles, ce qui mènera à un réseau social plus complexe. De surcroit, "les chasseurs-cueilleurs avaient une politique d’intégration plutôt décontractée. On rencontrait sans cesse de nouvelles personnes et on pouvait facilement rejoindre un autre groupe" (Rutger Bregman).
Dans ces sociétés nomades de chasseurs-cueilleurs, chacun participe à la vie collective, avec une véritable collaboration : « les femmes, loin d’être passives, vouées à des tâches subalternes, immobilisées par la nécessité d’élever les enfants, et dépendantes des hommes pour l’acquisition de leur subsistance, jouent au contraire un rôle actif à la recherche de nourriture, cueillant, chassant à l’occasion, utilisant des outils, portant leurs enfants avec elles jusqu’à l’âge de quatre ans et pratiquant certaines techniques de contrôle des naissances (telles que l’allaitement prolongé) ». Claudine Cohen, « De l’homme (et de la femme) préhistorique », conférence pour l’Université de tous les savoirs. Par ailleurs, les hommes doivent également s’investir pour assurer la sécurité, la subsistance et le développement de leur descendance, favorisant des relations plus permanentes et sélectives entre hommes et femmes, un attachement et une attention réciproque plus approfondis.
D'après Richard Leakey, « la division du travail est la clé de l’organisation sociale humaine. Mais il ne coule pas de source que les tâches à répartir entre les membres d’un groupe social soient représentatives des sexes. En effet, de multiples communautés actuelles, dites « simples », nous l’apprennent : les fonctions considérées comme masculines dans une société peuvent être réservées aux femmes dans une autre. Pourtant, l’universalité de la chasse, admise comme apanage masculin, est frappante. C’est ce seul facteur qui semble dominer le statut social des deux sexes, surtout par la distribution spécifique des produits de la chasse ». Nous reviendrons ultérieurement sur cette ébauche décisive de différenciation sexuée dans l’émergence du patriarcat. De fait, les produits de la chasse sont imprégnés d’un prestige social et symbolique, et confèrent un statut distinctif, statutaire et politique, considérable au donateur. Ce don institue ainsi des relations d’alliance et d’obligation, organisant un réseau de relations réciproques concourant à tisser des interdépendances entre les groupes. « Or, ceux qui donnent de la viande sont précisément ceux qui ont tué le gibier, les hommes. Dans les sociétés basées sur la chasse et la cueillette, les femmes sont donc désavantagées, à cet égard, sur le plan social tout au moins ». Ces points seront évidemment à approfondir.
Selon Emmanuel Todd, une des caractéristiques essentielles d’Homo Sapiens est la « norme centrale nucléaire et monogame (à l'origine il y a le couple conjugal), avec un fort coefficient de variabilité et de flexibilité ». Cependant, notre espèce se singularise dès l’origine par sa liberté institutionnelle, par une tendance au « bric-à-brac expérimental », avec une « véritable boîte à outils de formes concevables », des fluctuations importantes entre patrilocalité et matrilocalité, une « porosité intrinsèque », une flexibilité des groupes, une plasticité dans les organisations collectives autorisant l’évolution des agencements, etc. Ainsi, Homo Sapiens présentait originairement une forme d’indifférenciation généralisée dans toutes les dimensions sociales, et notamment en ce qui concerne les systèmes de parentés, avec une bilatéralité donnant à la parenté de la mère et à celle du père des places équivalentes dans la définition du monde de l'enfant. Les unions monogames se font sur un mode exogame, « sans dogmatisme », de manière tempérée, excluant a priori une fermeture absolue de la population. Le premier système familial humain, nucléaire et centré sur le lien conjugal, est sans doute tissé par des formes d’équivalence et de différenciation, avec une configuration de complémentarité assez plastique et pragmatique. Aucune relation n’est complètement stable, les familles, les individus peuvent se séparer, se regrouper, le divorce est possible…Et le statut de la femme est élevé. Selon Evelyn Reed, "une femme avait l’option de passer sa vie en compagnie d’un seul homme, mais elle n’était sous aucune contrainte légale, morale ou économique de le faire".
La relative stabilité du couple parental permet une éducation longue des enfants ainsi qu’une transmission des connaissances accumulées. « La famille conjugale, instrument efficace d'éducation inclut un principe de division sexuelle du travail » (E. Todd), de façon souple, polymorphe, évolutive et réversible. Emmanuel Todd souligne que cette configuration familiale « primitive » ressemble sur beaucoup de plan à celle de l’occident moderne, plus particulièrement dans sa version américaine…pointant ainsi le « paradoxe d'une modernité - technologique, politique et économique - issue d'un fond anthropologique archaïque ».
Ainsi, l’institution patriarcale ne constituerait pas une forme archaïque de société, mais au contraire le fruit d’évolutions socio-historiques complexes à partir des formes primitives de sociétés des chasseurs-cueilleurs, plus égalitaires à l’égard des femmes. La sédentarisation des nomades des steppes en Asie centrale aurait alors amené ces sociétés à adopter un système d’héritage prônant l’indivision et la patrilinéarité avec une domination masculine. Ce système se serait ensuite propagé du centre vers les marges, les régions périphériques d'Eurasie conservant le modèle « archaïque » de familles nucléaires. C’est d’ailleurs cette préservation de formes familiales plus souples qui aurait ensuite favorisé le décollage éducatif et l'émergence de la modernité en Occident, alors que les systèmes patriarcaux se seraient finalement avérés être des entraves en termes de développement institutionnel et politique.
Par ailleurs, comme le rappelle Pascal Picq, « quel que soit le ou les types d’unités de reproduction, toutes les sociétés humaines ont inventé des rituels, des signes, des symboles et des règles plus ou moins morales et coercitives indiquant le statut reproducteur des membres de deux sexes et de toutes les classes d’âge ».
Soin aux enfants et ontogenèse sociale
Un élément saillant qui caractérise également Homo Sapiens est l’altricité secondaire, c’est-à-dire la poursuite du développement cérébral suite à la gestation et à la naissance, dans un « utérus socio-culturel ». L’émergence de la coévolution bioculturelle a donc fait sauter les verrous physiologiques, et le développement cérébral se déploie alors sous la forme d’une véritable ontogenèse sociale.
De surcroit, « les contraintes pesant sur les mères et leurs jeunes enfants nécessitent diverses formes d’alloparentalité, c’est-à-dire la participation de personnes plus ou moins affiliées aux soins de nourrissage, de portage, de protection et d’éducation des enfants », comme nous le développerons ultérieurement. Dès lors, on constate une véritable « reproduction communautaire », avec une étonnante adaptabilité dans les cultures humaines. La « fonction maternelle » est ainsi étayée collectivement, avec une propension à confier les jeunes enfants aux autres, dans le cadre des règles sociales au sein du groupe.
Cette prise en charge communautaire des enfants implique des investissements respectifs des femmes et des hommes, très variables en fonction des systèmes socio-culturels, ainsi que certaines organisations économiques, avec notamment le passage « d’une économie de subsistance basée sur les individus et leurs besoins immédiats à une économie d’échange et de partage ». « Cela suppose aussi que les individus diffèrent la consommation d’une partie de leur collecte dans le cadre des obligations sociales », avec l’affirmation d’une sphère commune.
En fonction de ces configurations sociales de parentage, le petit d’homme présente ainsi une grande plasticité ontogénétique, ouvrant d’infinies possibilités de variation. En outre, Sapiens conserve à l’état adulte certains caractères juvéniles morphologiques, comportementaux, sociétaux et cognitifs de ses ancêtres, tels que l’aptitude à apprendre. Par ailleurs, le propre de l’espèce humaine « est de vivre dans des mondes et des médiations symboliques mobilisant le langage, mais aussi des artefacts », ce qui est constitutif d’une véritable révolution cognitive.
Au fond, le succès démographique et évolutif des Sapiens modernes repose davantage sur la culture que sur des caractéristiques biologiques, du fait notamment d’organisations sociales permettant de prendre davantage soin des jeunes enfants, avec des formes de reproduction communautaire plus efficaces pour le nourrissage et la protection. Par ailleurs, le développement de formes d’organisation adaptées à des tâches de plus en plus diversifiées et complexes leur permet de vivre dans des groupes plus nombreux, alors que « les rituels de passage comme les règles de parenté et de filiation enserrent les individus dans des réseaux symboliques d’une très grande complexité ».
Ainsi, la sexualité, la reproduction, les règles de filiation et de parenté, les alliances, les différences de genre, l’exercice de la parentalité, les modalités éducatives, ont toujours été repris dans des mythes, rituels, coutumes, récits, prescriptions, interdits, et obligations etc., venant organiser un certain ordre social, plus ou moins normatif, avec une créativité instituante impressionnante – il est à noter d’ailleurs que « les sociétés pratiquant la solidarité, la coopération et l’altruisme s’adaptent mieux et résistent mieux aux périodes de crise », et que les « mères et les enfants bénéficiant de l’une des solutions d’alloparentalité ou d’investissement communautaire ont de meilleures chances de survie » - à bon entendeur…
L’institution du petit d’homme et la socialisation de la psyché
« La société – l’institution- […] est là pour hominiser ce petit monstre vagissant qui vient au monde et le rendre apte à la vie » Cornelius Castoriadis
La psyché humaine se caractérise primitivement par sa « défonctionnalisation originaire » et par sa « dérégulation instinctuelle » ; du fait de sa condition néoténique, l’être humain naît effectivement en état de « prématuration spécifique », d’inachèvement et d’indétermination.
Selon R. Barbaras, « l’homme est caractérisé par (…) une spécialisation dans la non-spécialisation ». « Notre existence est caractérisée par le fait que son être demeure toujours en question ou en jeu pour elle-même. Contrairement aux autres êtres vivants, la vie de l’être humain comme être lacunaire est réalisation et non plus seulement conservation »
Ainsi, un manque est creusé au sein de la plénitude des ajustements naturels, et cette incomplétude originaire contraint chaque sujet immature à « s’hominiser » par le biais d’un processus de socialisation. L’être humain est donc condamné à s’instituer via des dispositifs collectifs qui vont suppléer à son sous-équipement.
Comme le souligne René Kaes, « le groupe est un environnement humain nécessaire pour que la naissance soit une mise au monde de l’humain ». Et, pour Piera Aulagnier, « ce qui caractérise l’humain est de confronter dès l’origine l’activité psychique à un ailleurs qui se donnera à voir sous la forme que lui impose le discours qui le parle ».
La dimension institutionnelle, sociale, historique, discursive, pratique, ritualisée, fantasmatique, idéologique, incarnée, etc., des dynamiques éducatives peut finalement se déployer dans des formes très diverses, et en partie arbitraire – au-delà de certains invariants et impératifs.
« Chaque groupe social définit l’enfant selon des normes qui sont utiles au groupe : commodes aux parents et aux aînés, bien plus que conformes à la réalité objective qu’est l’enfant » Georges Devereux, “Essais d’ethnopsychiatrie générale”
Dès lors, la période de dépendance, d’apprentissage, d’imprégnation sociale est nécessairement étendue, avec comme corrélat une plasticité du développement et des modalités d’individuation en fonction des formes institutionnelles spécifiques qui orientent le devenir infantile. Au niveau cérébral en particulier, les dynamiques développementales émergent à partir d’une immaturité initiale, d’un potentiel de plasticité et de transformation inhérent à l’imprégnation dans un milieu humain.
Par ailleurs, cette « retardation » développementale, ou plutôt une forme d’hétérochronie, favorise la fixation de traits pédomorphiques à l’âge adulte, à travers notamment la disposition au jeu, le maintien de la curiosité, de l’ouverture au monde et à l’apprentissage tout au long de l’existence. Pour Giorgio Agamben, l’être humain se caractérise ainsi par un « infantilisme obstiné », qui permet au langage et « à toute cette sphère de la tradition exosomatique » d’orienter le devenir, bien plus que n’importe quelle empreinte génétique.
La nécessité d’un portage et de soins collectifs
Cet état initial et prolongé de dépendance totale, de désaide (« hilflosiggkeit »), d’imprégnation relationnelle, de mise en forme institutionnelle et d’ouverture, constitue à la fois une promesse, mais aussi une vulnérabilité spécifique, qui doit « sans cesse être accompagnée, compensée, prise en charge par un ensemble générique de soi qui caractérise l’humanité depuis plusieurs centaines de milliers d’années » (David Doat).
Dès lors, l’anthropologie insiste sur le fait que la dimension institutionnelle du soin, de la prise en charge, du portage, constitue « une activité spécifique de l’espèce humaine » (J. Tronto). C’est effectivement en répondant de manière créative et instituante à cette vulnérabilité originaire à laquelle le contraint sa morphogenèse spécifique que le petit d’homme s’humanise, via des dispositifs spécifiques d’acculturation et d’interprétation, proches de ce que Piera Aulagnier appelait la « violence primaire », c’est-à-dire « l’action psychique par laquelle on impose à la psyché d’un autre un choix, une pensée ou une action qui sont motivés par le désir de celui qui l’impose mais qui s’étayent sur un objet qui répond pour l’autre à la catégorie du nécessaire ». Jean Laplanche décrit également la condition anthropologique indépassable de cette "situation originaire" à laquelle est exposée initialement l'enfant ; c'est-à-dire une modalité interactionnelle au sein de laquelle le langage de l’adulte devient traumatisant et séducteur en véhiculant un sens qui s’ignore lui-même en tant que manifestation de l’inconscient parental, au sein duquel s'expriment aussi des "sédiments d'institution" - la sexualité en constituant un élément parmi d'autres. Ainsi, les signifiants qui émanent des adultes sont non seulement liés à la satisfaction des besoins de l’infans, mais ils « transportent » également la potentialité d’autres messages, charriant notamment certaines dispositions institutionnelles traduisant une socialisation déjà-là. Ces « signifiants énigmatiques » s’immiscent alors dans la psyché du bébé et ne peuvent être complètement métabolisés par celle-ci du fait de son immaturité. En conséquence, ces messages laissent nécessairement derrière eux des restes en attente de réélaboration ultérieure, mais aussi des préfigurations des formes institutionnelles du monde social auxquelles l'enfant va se trouver exposé, constituant des germes de subjectivation – et potentiellement d’aliénation et d’enclosure.
Un des éléments du « succès » évolutif et démographique de l’espèce humaine tiendrait justement à la nécessité de déployer une créativité institutionnelle pour faire face à cette situation originaire de vulnérabilité et de dépendance. Dès lors, les anthropologues soulignent l’importance des processus d’« insulation », c’est-à-dire le déploiement collectif et institué d’une forme de paroi vivante et périphérique, protégeant les sujets les plus vulnérables, les enfants en premier lieu mais aussi les sujets âgés, handicapés, etc.. De fait, la culture humaine s’est vue contrainte d’organiser des espaces de soutien et de « couvaison sociale », à même de garantir le devenir d’êtres intrinsèquement marqués par leur immaturité constitutive prolongée. Ont ainsi émergé, de façon diversifiée, des institutions spécifiques encadrant une forme d’apprentissage par le jeu, de mise en scène de la coopération, des affections sociales, de l’empathie, du traitement de la rivalité, de la différence, etc. Dans cette dynamique, « les conduites parentales » se diffractent et se complexifient à travers un portage collectif et social.
Agrandissement : Illustration 8
Appréhender ces fondements anthropologiques sur un plan évolutif va maintenant nous autoriser à comprendre la façon dont le patriarcat a pu s’instiller précocement dans les psychés, tout en mettant à mal les conditions mêmes de notre humanisation, à savoir le soin communautaire…
A suivre
« C’est le long vécu de partage égalitaire qui a modelé notre passé. Malgré notre apparente adaptation à la vie dans des sociétés hiérarchisées, et malgré l’état inquiétant des droits de l’homme dans de nombreuses parties du monde, il y a des signes que l’humanité conserve un sens profond de l’égalitarisme, un engagement lenraciné envers la norme de réciprocité, un sens profond (...) de la communauté (...). »
R Lee, « Reflections on primitive communism », in T Ingold, D Riches and J Woodburn, Hunters and Gatherers, Vol I (New York, 1991), p. 268.