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Billet de blog 8 décembre 2023

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Le loup est là !

Le film « Loup y es-tu ? » poursuit sa route, avec détermination. Ce témoignage engagé montre, en actes, la réalité du soin institutionnel dans un Centre Médico-Psycho-Pédagogique. Mais au-delà, il s'agit aussi de souligner à quel point nous sommes empêtrés dans des liens et du collectif, et que c'est justement la condition de notre advenue et de notre émancipation. Défendons les liens qui soignent !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis la sortie en salle du film "Loup y es-tu?", la réalisatrice Clara Bouffartigue écume les cinémas de France et de Navarre, présente son travail, anime des débats, attise des rencontres...Rappelons que ce très beau documentaire s'immisce avec une grande délicatesse dans le quotidien d'un Centre Médico-Psycho-Pédagogique, non dans le but de montrer le fonctionnement d'une telle institution soignante, mais plutôt pour mettre en relief la façon dont les enfants et les adolescents se (re)construisent à partir des liens. Ces liens qui nous tissent, qui nous traversent, qui nous portent. Ces liens si précaires et vulnérables. Ces liens qu'il faut donc protéger, et parfois réanimer.

Hier soir, aux 3 Luxembourg, Clara Bouffartigue m'a fait l'honneur de participer à une après-séance sur ce thème essentiel : "les liens qui soignent". Malgré l'audience réduite, on pouvait sentir à quel point ce film peut toucher, à quel point il sensibilise à des enjeux primordiaux, mais tragiquement invisibilisés : comment grandir ? Mais aussi, comment traite-t-on les enfants aujourd'hui ? Voici en quelques mots les éléments qui ont pu être abordés à cette occasion.

Comme on peut le constater en visionnant le film, le regard saillant de Clara Bouffartigue a su attraper à la volée des moments particulièrement féconds, qui viennent mettre en relief le processus soignant à l’œuvre, via la mise en scène et en sens des liens, la possibilité de réintroduire du je(u), de se réapproprier ses appartenances, de faire collectif. Là, quand quelque chose se produit et qu’on le ressent, dans l’instant propice, ce qu’on pourrait appeler le kaïros du soin.

Or, ces « cristallisations » sont rendues possibles par un travail des petits pas, de la prévenance, des silences attentifs et de l’humilité dans la rencontre. Mais aussi par l’émergence de la créativité, de l’imaginaire, des émotions qui ouvrent des espaces de parole et de résonance. La caméra de la réalisatrice effleure tendrement ce tissage délicat, qui a trait à la dentelle des sentiments et à leurs fêlures.

Ces mouvements ne sont pas forcément spécifiques à l’intervention thérapeutique en CMPP, à partir du moment où l’on adopte une conception élargie du Soin, à savoir l’attention affectée et engagée des autres qui permet à un sujet de se construire et de s’individuer à travers des constellations relationnelles.

Mais ce qu’on peut également lire entre les lignes, entre les séquences, c’est aussi tout l’arrière-plan qui soutient ces émergences et ces nouages.

Comment faire lorsque les familles déposent leur souffrance, leur sentiment d’incapacité, leur culpabilité face à la profondeur des entraves et empêchements ? Comment faire lorsque le soin psychique est appréhendé, a priori, comme inefficient, intrusif, voire persécuteur ? En l’occurrence, une partie importante du travail thérapeutique consiste aussi à « traiter » ce qu’on appelle le négatif, à savoir les réticences, les mises à mal, les attaques, la violence, les résistances, l’intensité parfois tragique des souffrances, l’impuissance, les abysses de désarroi…Dans ces conjonctures très éprouvantes, il faut néanmoins pouvoir tenir, être là, rester vivants. Prendre en compte ce que l’on ressent, les doutes et les découragements, l’indignation et la vulnérabilité. Et pour cela, ce qu’on appelle la dynamique institutionnelle est tout à fait déterminante. Car, en toile de fond, il y a, toujours, les autres, l’équipe soignante, la famille, les partenaires, le social, etc. On ne peut soigner qu’à plusieurs, ce qui permet notamment le déploiement d’une véritable scène, susceptible de mobiliser des personnages, des places, des dramaturgies interactives. Le CMPP devient alors un espace psychique élargie, c’est-à-dire une figuration incarnée et située, au sein de laquelle peuvent se jouer et se retisser certains nouages relationnels restés en jachère ou en souffrance. Pour cela, il faut évidemment un lieu, à la fois sanctuarisé, tout en restant connecté à une territorialité concrète, à proximité de l’école, du quartier, du quotidien. Un lieu identifiable, ayant sa logique propre, ses particularités, ses rituels, capables d’accueillir autrement, de laisser émerger ce qui ne peut s’exprimer ailleurs. Par ailleurs, il faut également pouvoir se donner du temps, s’inscrire dans une durée qui puisse laisser les effleurements apparaitre, qui puisse tolérer l’attente des émergences, qui puisse errer, bifurquer, se laisser surprendre. Voici sans doute les conditions de la rencontre et de la confiance, ce qui permettra, peut-être, aux écueils de se dresser, autrement, de se rejouer, de se transformer.

Un lieu, du temps, un collectif. Ces prérequis tissent les enveloppes de l’institution soignante ; sa fonction phorique, capable d’accueillir, de porter, de contenir ; sa fonction sémaphorique, susceptible de mettre en scène et en signes ; et sa fonction métaphorique, permettant de faire des liens, de signifier, d’associer, de jouer avec le sens, de tisser un récit…

Illustration 1

« Loup y es-tu ? » montre, suggère, dépeint et, en cela, constitue un plaidoyer puissant pour le soin institutionnel. De fait, ce qui se passe, là, n’est possible qu’à certaines conditions d'ambiance, qui constituent au fond une forme de politique du prendre soin. Et, sur un plan purement pragmatique, cela fonctionne, cela permet, cela relance…Certes, cela a un coût ; mais, comparé aux potentialités réelles d’émancipation et d’autonomisation, ne doit-on pas considérer que cet « investissement » en vaut la peine, à partir du moment où on prend en compte des temporalités longues ? Si tant est que la souffrance psychique, l’impossibilité d’apprendre, de devenir, de participer à la vie collective, soient effectivement appréhendées comme des pathologies de la liberté et des formes d’aliénation. Quel prix pour ce cri du cœur : "maintenant, je n'ai plus envie de mourir" ?...

En tout cas, il ne s’agit pas d’obtenir la normalisation des existences, et l’adaptation ou la réhabilitation à tout prix, mais de pouvoir avant tout relancer une participation transformatrice, créatrice et singulière au sein d’un monde commun. Au CMPP, les enfants, les adolescents, les étudiants, les parents, les familles peuvent expérimenter des dynamiques créatives d’échange, à même de « réinstituer » les horizons du lien et du collectif. Au final, à travers ce processus, le sujet peut finalement se réinscrire dans un destin partagé, « recollectiviser » ses éprouvés, ses expériences, et s’extraire d’un mal-être exclusivement privatisé et enclos.

"Soigner, c’est à la fois maintenir l’autre dans la vie en l’inscrivant dans une relation qui le soutient, l’embrasse et le contient, et se sentir soi-même particulièrement vivant dans ce lien qui donne sens et intensité à notre existence" (Claire Marin).

Ici, on ne traite pas des gènes défectueux, des programmes cognitifs altérés, des circuits neuronaux déficients. Ici, on rencontre des personnes, aux prises avec une histoire, un corps, une famille, une culture ; une façon d’exister et d’espérer ; des béances, des bifurcations, des esseulements. Des cris, du vif et des larmes. Des refus et des élans. Des fragments de parole.

Ici, pas de protocoles systématiques, de procédures, d’évaluation, de remédiation, de redressage, d’orthopédie. Pas de forçage, pas d’étiquetage, pas de mesure, pas de destin ni de filières. Ici, existe/résiste un lieu où être et devenir, avec les autres…

Alors même que les réformes actuelles tendent à promouvoir des interventions fragmentées, dispersées, ponctuelles, avec des prestataires interchangeables qui ne seraient là que pour appliquer des protocoles à la chaîne.

Malgré ces injonctions hors-sols, les CMPP continuent à pratiquer et à revendiquer une clinique de l’engagement et de la responsabilité, une éthique des liens, une reconnaissance irréductible de la subjectivité et de l’altérité, et le souci, sans cesse remis au travail, d'émanciper et de soutenir les paroles ou les gestes qui libèrent.

Dès lors, ce film remarquable constitue en soi une forme de résistance qui en passerait par le témoignage, par des récits de rencontre, de soins et de devenir…Montrer, concrètement, ce que font les équipes, ces histoires qui se tissent, ces affects qui s’entremêlent, ces nœuds qui se délient en prenant sens, en se partageant ; ces douleurs qui cherchent des mots, ces maux en attente d’être entendus…

Le combat insiste, et l'engagement de Clara Bouffartigue contribue à faire germer l'espoir, en dépit des doutes et des résignations...Sa participation prévue aux Assises du Soin Psychique, qui se tiendront les 24 et 25 mai prochains à la Bourse du Travail, est ainsi très attendue !

En attendant, continuez à soutenir "Loup y es-tu?", diffusez-le, assistez aux séances de ciné-débat...

Illustration 2

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