Un inventaire un tant soit peu exhaustif ne peut que pointer un constat assez affligeant, malgré toutes les tentatives pour détourner le regard : l’enfance, les enfants, sont indéniablement maltraités au niveau social et politique…Le mal-être infantile qui en résulte prend des formes très diverses, témoignant à la fois d’une indignation, d’un appel, mais aussi d’une souffrance absolument négligée. Pourtant, les indicateurs sont là, les chiffres parlent d’eux-mêmes dans leur froide objectivité. Et, au-delà des statistiques officielles, les modalités de ce délaissement s’incarnent, concrètement, dans des réalités abjectes : enfants à la rue, enfants suicidaires, enfants maltraités, enfants écrasés, enfants sacrifiés, enfants révoltés… Des émeutes en passant par les services de pédopsychiatrie, la détresse infantile s’exprime par soubresauts et convulsions, dans une certaine indifférence collective.
Mais comment comprendre un tel scandale dans une société qui se gargarise de bienveillance inclusive, de bons sentiments et de souci pour l’avenir ? Indéniablement, la façon dont nous traitons nos enfants témoigne de l’ethos de nos organisations collectives contemporaines… la figure de l’enfant cristallise effectivement des représentations et des affects particulièrement révélateurs des cadres normatifs implicites à l’œuvre sur le plan institutionnel – et ce d’autant plus qu’il s’agit de considérer les « déviances infantiles », en particulier « l’arriération » et la délinquance juvénile.
Agrandissement : Illustration 1
Néanmoins, à travers le « traitement » de l’enfance se dit quelque chose d’essentiel sur le plan anthropologique, mettant à jour des strates fantasmatiques très signifiantes pour comprendre les fondements de nos imaginaires sociaux, et leurs impensés. On peut ainsi suggérer que ce mépris de l’enfance s’enracine plus profondément, venant trouver ses sources dans une forme de haine immémoriale à l’égard de l’infantile fortement imprégnée d’eugénisme. Appréhender les enjeux actuels autour de l’enfance suppose donc de se plonger dans la généalogie des dispositifs en charge de l’enfance déviante, afin de comprendre pourquoi les pouvoirs publics édictent toujours davantage de normes, d’injonctions, voire de sommations concernant la nécessaire (ré)adaptation infantile. Il faut toujours coloniser et arraisonner l’enfance…Quels spectres ressurgissent ainsi ? L’Enfant est observé, dépisté, mesuré, testé, calibré ; mais, dans le même temps, ces dispositifs normatifs de repérage tendent à se dégager de toute forme de responsabilité collective à l’égard de la souffrance infantile. La priorité est désormais de trier, de séparer le bon grain de l’ivraie, et d’inscrire dans des filières destinales et rentables. En effet, ces stratégies de mesure confirment des déviations, désignent les divergences et se donnent le pouvoir de les catégoriser, en occultant totalement la prégnance du mal-être, tant sur le plan individuel que collectif. De fait, une fois l’étiquetage réalisé, la gestion de cette « problématique » ne devrait plus être plus un enjeu social de soin, mais de remédiation.
Nous formulons alors cette hypothèse : le management contemporain de l’enfance troublée serait la traduction d’un effroi à l’égard de la vulnérabilité, de la déviance, de l’indéterminé et de la puissance subversive de l’enfance. Cette illusion de maîtrise instrumentale, intriquée avec un délaissement institutionnel généralisé, vient finalement révéler nos aveuglements, nos affres, et nos compromissions les plus inavouables. Car l’enfant nous échappe ; il paraît insaisissable, il bouscule, il déstabilise ; il creuse les impuissances. Sommé d’être à la fois performant, désirable, disponible, discipliné, consommable, il résiste insupportablement en prenant la tangente et en se dérobant aux assignations… Face au trouble et au dépit, s’imposent alors des prescriptions normatives de plus en plus généralisées, écrasantes, définitives, intolérantes à toute forme de divergence.
Malgré ce rouleau compresseur, comment préserver l’attention, la rencontre et le soin ? Comment pouvons-nous accueillir véritablement nos enfants ? Comment reconnaitre en nous la vulnérabilité de l’infantile sans ériger à son égard des défenses haineuses ?
Agrandissement : Illustration 2
« Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope dans la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau »
Jacques Prévert[1]
[1] « La chasse à l’enfant », In. Paroles, 1946, Gallimard