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Billet de blog 9 novembre 2020

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Confinement : après la tragédie, la farce ?

Peut-on véritablement parler de reconfinement ? Que ce soit au niveau des affects collectifs, comme des mises en pratique, une telle affirmation relèverait au mieux d’une mascarade. Après la stupeur et l’effroi, la situation actuelle ressemble davantage à une mauvaise tragi-comédie ; alors même que les conséquences restent très préoccupantes, tant sur le plan sanitaire que de nos devenirs communs

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« La première fois l’Histoire se répète comme tragédie, la seconde fois comme farce » (Karl Marx)

La situation est grave, et sans doute plus inquiétante encore sur le plan sanitaire que lors du premier confinement : alors que le seuil des 40 000 décès liés à la COVID-10 a été franchi dans notre pays, le système hospitalier est saturé sur l’ensemble du territoire, les équipes médicales sont exsangues, les conditions hivernales vont sans doute favoriser la diffusion virale, l’épidémie de grippe va pointer son nez, les soins différés à l’occasion de la première vague ne peuvent plus trop attendre, les services publics sont globalement désorganisés, et la gestion gouvernementale…

Il y aurait de quoi éprouver profondément l’instant tragique, vivre l’angoisse dans ses tripes, trembler, frémir pour nos communs… Et pourtant, je crois percevoir – en assumant le caractère très subjectif de ce ressenti – un tout autre vécu au niveau collectif.

Autant, le premier confinement possédait indéniablement la dimension épique d’une tragédie, une forme de dramaturgie très spectaculaire : l’inédit, l’excitation voire la jouissance de vivre l’Événement, d’être traversé par l’Histoire…Des mises en scène héroïques, un discours martial, une logique d’invasion…La solidarité collective, les applaudissements, une prise de conscience commune, l’indignation…Des polémiques sensationnelles et des débats passionnés (l’hydroxychloroquine par exemple)…L’impréparation, le débordement, l’amateurisme, les contradictions politiques…. L’engagement en « première ligne », le retournement des valeurs, la valorisation des « derniers de cordée »…Des opposants controversés (Didier Raoult), des prises de position conflictuelles…. Des enjeux géopolitiques, des dérives populistes ou sécuritaires, des fanatiques illuminés (Bolsonaro, Trump)…L’émergence de fantasmes collectifs très puissants et de scenarii  complotistes à la chaîne…Une dynamique spectaculaire, relayée par l’omniprésence des médias et la dimension caricaturale des discours…Des logiques narratives, des cibles identifiées, des causalités désignées (le croisement inopiné d’un pangolin et d’une chauve-souris, le rassemblement évangéliste dans le grand Est)…. Des clivages très manichéens et des jeux de contraste…. L’urgence et la frénésie d’un côté, une véritable course contre la montre pour sauver des vies… De l’autre, l’harmonie restaurée avec ses proches, la nature, les charmes printaniers de la campagne…Les rythmes retrouvés, une parenthèse de décélération, les animaux se baladant dans les villes, l’air respirable…. L’espoir d’une lutte victorieuse, les appels enthousiastes au monde d’après…Les avantages éphémères du télétravail, les apéros Skype, la course au papier toilette et à la farine…les fuites et les engagements…La comédie humaine face au drame, le rappel de notre condition et de notre impuissance…

Mais tout allait de soi, nous nous sentions soudés, malgré quelques dissidences de façade. Les portes étaient closes, les rues désertes, seule l’hôpital palpitait, funestement.

Six mois après, les lendemains n’en finissent plus de déchanter, et les affects collectifs ont radicalement changé de nature et de forme. De fait, la première vague épidémique semblait avoir essentiellement induit des mouvements émotionnels en rapport avec l’angoisse et la sidération, non dénués d’une certaine forme d’excitation paradoxale : car il se passait enfin quelque chose, vécu collectivement. On se sentait ébranlé, ensemble ; on avait besoin de se serrer les coudes, on se retrouvait, on affichait des banderoles, on manifestait de chez soi ; on était enfermé, mais vivant ; tous logés à la même enseigne – enfin, pas tout à fait ; il y avait les morts, et ceux du front, qu’on pouvait célébrer. Il y avait les spectaculaires transferts en TGV, la solidarité entre les régions, la mobilisation nationale. On y croyait, la fleur aux fusils. Et puis, on déconfina, on festoya, on profita des vacances, on eut l’illusion d’une page tournée…

Mais vint l’automne, le rappel des scandales, la crise économique, les laissés pour compte, les rancœurs accumulées, les défaillances multiples et généralisées. Vint le constat des dégâts, lorsqu’on on rouvrit les couvercles ; ça avait bien moisi là-dedans…Les vacillements des services publics, les flottements institutionnels, les perdus de vue…Les conséquences massives, parfois irréversibles de ces semaines de confinement…Des situations médicales dégradées, des retards de développement infantiles, des disparitions…Les effets différés des rituels collectifs évaporés…La persistance d’un capitalisme plus sauvage et débridé que jamais, appliquant cyniquement la « stratégie du choc » (N. Klein) ; le retour implacable à l’a-normal….

Et puis, les résurgences terroristes, les stratégies démagogiques iniques, le « séparatisme » et les accusations d'« islamo-gauchisme », le délitement des liens sociaux et de la solidarité collective, le sacrifice perpétué de l’école publique, l’oubli des plus vulnérables, la poursuite inlassable des orientations politiques ayant contribué à l’émergence de la crise…les haines qui se cristallisent, l’anomie qui règne…Des caricatures en guise de communication…le dévoiement des principes républicains…les contradictions et les atermoiements.

Désormais, l’égrènement pathétique de l’incompétence de nos gouvernants est devenue une litanie aux vertus quasi anesthésiantes : « les annonces contradictoires sur les fermetures de certains magasins, puis de certains rayons de supermarché, le délai d’une semaine après la rentrée des classes, pour autoriser, en lycée seulement, les demi-groupes, les pénuries de matériels essentiels qui se profilent ou qui sont déjà sous tension (gants, oxygène…), l’incapacité pour les agences en charge, comme Santé Publique France (SpF) à produire le moindre spot de prévention notamment autour de l’utilisation des masques  – tout cela montre que 10 mois après le démarrage de la crise, les erreurs passées ne sont pas considérées, les recommandations de bon sens ne sont pas transmises, l’amateurisme règne, les décisions sont prises dans l’opacité au niveau de l’Élysée, sans concertation avec l’ensemble des ministères, des administrations, des élus locaux, sans même parler de la société civile. Pire, tous les acteurs extérieurs au gouvernement qui ont proposé leur aide sont méprisés ».

Tous ces dysfonctionnements entretiennent évidemment méfiance, désinvestissement, négligence…

Nous entrons maintenant dans un régime de chronicité, harassant et déprimant. Car oui, c’est bien sur le versant dépressif que semble désormais se déployer les affects collectifs. Perte d’horizon, résignation, délitement du sens, sentiment de vacuité, d’inutilité ; perplexité quant aux valeurs communes, aux sens de nos existences collectives ; repli, refus… A quoi bon ? Pourquoi ?

La culture est officiellement déclarée comme superfétatoire. On peut la sacrifier sans ambages. Ainsi que toutes les dynamiques collectives, les rencontres, les événements fondateurs du social. On dématérialise, on virtualise, on condamne. Seuls comptent les rouages économiques, ceux qui rapportent, qui produisent, qui font fructifier.

Quels peuvent-être les effets d’un tel « état d’exception permanent », mobilisé pour la survie exclusive, au détriment de la dignité de la vie. Quelles sont les conséquences psychiques et subjectives d’une telle gouvernance biopolitique sur le long terme ?

Voici ce qu’en dit par exemple Giorgio Agamben  : « une culture qui sent venir sa fin, désormais sans vie, cherche à gouverner comme elle peut sa ruine à travers un état d’exception permanent. La mobilisation totale dans laquelle Jünger voyait le caractère essentiel de notre temps est à voir dans cette perspective. Les hommes doivent être mobilisés, ils doivent se sentir à tout instant dans une condition d’urgence réglée dans les moindres détails par qui a le pouvoir de la décider. Mais tandis que la mobilisation avait par le passé pour but de rapprocher les hommes, maintenant elle vise à les isoler et à les mettre à distance les uns des autres ».

De mon point d’observation – certes très limité -, je constate que la peur est moins massive, et qu’elle laisse désormais la place à la lassitude et au désistement…Il y a quelque chose qui ne nous atteint plus de la même façon, qui ne nous affecte plus suffisamment. Le spectaculaire parait lointain, rattrapé par la gesticulation, la mascarade, la parodie des revirements…Les chiffres – mortalité, hospitalisation en réanimation, etc. - se succèdent, ainsi que les mesures contradictoires, telle une grotesque tragi-comédie mal mise en scène ; une bouffonnerie. Dès lors, on tend à fonctionner par clivage ; je sais, mais…il y a quelque chose de trop virtualisé, d’impalpable, de désincarné. A force de tout mettre à distance, le réel se dissipe. Des technocrates omnipotents et omniscients savent, décident, imposent.

Comme le rappelle les auteurs de "Covid-19 : une crise organisationnelle", la tendance est à « ce que l’on pourrait appeler un décisionnisme parfait, en éliminant le débat parlementaire contradictoire, libre et approfondi ». En fonction de quoi, « la critique, l’opposition, l’expression du doute ou de l’hésitation, la nécessité de convaincre se font désormais en dehors des institutions ». Cependant, « l’action collective s’est le plus souvent déployée en dehors de tout ce qui avait été programmé, prévu, anticipé. Cette crise sans précédent est donc aussi celle de l’inorganisation. Formidable paradoxe d’une société saturée d’organisations de toutes sortes, mais qui rencontre tant de difficultés à “organiser ces organisations”. »

Quand ça échappe, quand ça ne fonctionne pas, le réflexe primaire de la gouvernance technocratique consiste à pondre de nouveaux protocoles, à créer de nouvelles structures, à complexifier la lisibilité, la cohérence, et à engranger de la confusion…

Dès lors, les passions tristes tendant à se se déchainer, les fantasmes de contrôle technicien et les pulsions d'emprise se déploient, dans tous les sens, nonobstant le caractère parfois irrationnel et improductif des mesures sur le terrain. Rappelez-vous : vous êtes bien peu de choses, exposés aux forces terrifiantes de la nature. Obéissez, taisez-vous, mettez vos masques, éloignez-vous, rentrez chez vous, respectez, travaillez, consommez, et tout ira bien ! Et n’oubliez pas de télécharger Stop-Covid.

Certes, en surface, on accepte, on courbe l’échine ; il faut bien. Mais, comme le souligne Aclin dans « Lundi Matin » : « partons d’un constat simple, qu’on peut faire et refaire dans la rue, dans les rames du métro, devant les écoles, à son travail, au soleil des parcs : il n’y a pas de « second confinement ».

Au fond, on ne sait plus trop de quoi on parle ; on n’arrive plus à qualifier ce que l’on traverse. Le même terme – « confinement » - renvoie à des réalités trop dissemblables. On est censé vivre la même chose qu’au printemps, alors que, en dehors des drames de l’hôpital, rien n’y ressemble. Comment y croire ? Comment adhérer aux discours, quand les réalités se voilent ?

La société est-elle devenue schizoïde ? Il y a quelques mois à peine, on assistait à de grands rassemblements, les terrasses étaient bondées…Et, puis, Macron nous annonce brutalement la possibilité de 400 000 morts.

« Le terme de « confinement » ne contribue en rien à décrire la situation qui est la nôtre depuis quelques jours ; il en alimente plutôt la confusion. En mettant en avant, comme un chiffon rouge, l’aspect sanitaire, ce terme est engagé, qu’on le veuille ou non, dans une stratégie de légitimation et de banalisation des manœuvres en cours qui nous empêche d’en penser les multiples strates et les conséquences que nous savons déjà durables ».

Il faut dire que cette situation qui anesthésie les éprouvés semble également favoriser la somnolence de la pensée – à partir du moment où l’on considère qu’une réflexion authentique a besoin de distance et de temps. Tout est livré à chaud, on commente, on réagit, on publie, on s’écrie, on se contredit, on s’insurge, on s’oublie, on passe à l’acte…Des pantins amnésiques et désarticulés.

« Pour nommer cette situation où personne n’est confiné, mais où tout le monde est soumis à un principe de raisons suffisantes – dont la liste variable est édictée régulièrement par l’État – pour sortir de chez soi, où la circulation n’est pas tellement entravée mais doublée en continu de son motif crédible, de son attestation, il me semble que le nom d’« arraisonnement » est parfaitement adéquat. Il désigne précisément cela : une mise à la raison, le fait de n’avoir droit à l’existence qu’à mesure qu’on est capable de rendre des comptes, de donner ses raisons ».

Nous serions donc arraisonnés, soumis à un contrôle permanent pour motifs sanitaires, sommés de réguler nos conduites. Le mot d’ordre est incontestable : il faut sauver des vies, il faut soutenir les soignants. Imparable en effet.

Certes, il est plus porteur, politiquement parlant, de désigner l’irresponsabilité des irréductibles fêtards, d’une jeunesse impétueuse et écervelée, et de ramener le peuple indocile à la raison – plutôt que de reconnaitre les erreurs de gouvernance ainsi que les contradictions des décideurs politiques. Pourquoi ne pas nommer, avec une certaine humilité, les difficultés à gérer cette crise ? Les errements et les doutes ? L’inconnu ? Pourquoi ne pas s’extraire d’une forme de satisfecit indécent ?

Comment, individuellement et collectivement, est-il possible de faire face à l’omniprésence des incohérences et des paradoxes, pourvoyeurs de dissonances cognitives : tout est sous contrôle, mais on est totalement dépourvu…On prévoit, mais on n’anticipe rien…On peut ouvrir de nouveaux lits de réanimation, mais on poursuit la politique de « restructuration hospitalière » et on n’a pas de personnel…On se confine quand on rentre chez soi, mais dehors tout le monde semble vaquer normalement à ses occupations habituelles…On se soucie de vous, mais on sacrifie les plus fragiles…Tout va bien, mais rien ne va plus

Dorénavant, tout le monde a compris que cette crise allait s’inscrire dans une temporalité longue et indéterminée et que, même une fois l’épidémie maîtrisée, il faudrait faire avec des conséquences extrêmement pérennes et problématiques.

Le moins qu’on puisse dire, c’est que toutes les institutions ont été ébranlées, profondément, durablement, et parfois de façon irréversible. Les collectifs se sont délités, la dématérialisation s’est accentuée, amenant à toujours plus de virtualisation et de désamarrage. Au sein même de nos arrière-plans institutionnels, je ressens ainsi une inquiétante impression de flottement, et ce à tous les niveaux – que ce soit dans le champ scolaire, de l’Aide Sociale à l’Enfance, du soin, etc. Or, comme le souligne J.B. Desveaux, « dès lors que les méta-cadres font l’économie de soutenir une préoccupation soignante (…), alors, privées d’un « holding du holding », d’un soutien de nos cadres soignants, les pratiques de chacun se voient fragilisées, et c’est bientôt l’ensemble de l’édifice qui risque de vaciller ».  Ce qui paraissait évident, dans nos assises collectives, a montré sa fragilité, et son besoin de protection. Car tout disparait très vite, si on y prend garde. La culture de l’interchangeabilité, du temporaire, du « comme si », tend à saper les bases de nos engagements relationnels. Le travail d’équipe s’éclipse, et on en arrive bien vite à entériner l’exception, à en faire un régime de normalité, et à dévier toujours plus. De protocoles en procédures, on oublie toujours un peu plus le sens de nos métiers. Chacun s’isole et produit des prescriptions de plus en plus déréelles. Pourquoi s’en soucier ? On entérine, on valide, on applique, au nom de l’urgence sanitaire, indiscutable.

Peut-on alors évoquer une forme de dépression institutionnelle ? De résignation en automatismes, la créativité, la vitalité des équipes se trouvent effectivement étouffées. On survit, on se donne l’apparence, mais…on nous fait bien comprendre que l’on ne constitue qu’une variable d’ajustement, négligeable ; qu’il y a d’autres priorités, et qu’il faudra bien s’adapter, faire preuve d’agilité ; profiter de la crise pour amorcer un virage, pour se réformer, se moderniser, aller plus loin dans la remise en cause des mauvaises habitudes ; il faut saisir l’opportunité !

Illustration 1

Et pourtant, les « usagers » sont en demande, bien plus sans doute que dans le déconfinement immédiat, à la suite duquel il avait été parfois compliqué de réamorcer l’investissement de l’extérieur et des espaces tiers. Actuellement, je suis même assez étonné de l’absence de défections dans les rendez-vous : les familles viennent, sollicitent, expriment leur désarroi et leur recherche de points d’ancrage. De fait, dans l’après-coup, les souffrances collectives paraissent de plus en plus massives, amenant à une appétence pour les liens, à un besoin de contenance, de stabilité, de continuité – tout ce qui doit pourtant être détruit au nom de la nécessaire adaptation….

Nonobstant, outre les processus de « plateformation », de recours extensif à des prestataires privés, on nous prépare désormais le « grand virage numérique du médico-social », avec une enveloppe de 600 millions d’euros (et de 2 milliards pour l’ensemble des secteurs) ! Avec ça, on va enfin pouvoir « mutualiser les compétences et les outils », faire preuve « d’interopérabilité », mettre en œuvre la « contractualisation des objets numériques » ! Ouf, on est sauvé !!

Néanmoins, à force de confiner les esprits, cela va vraiment finir par pourrir là-dedans…

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