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Billet de blog 10 juin 2025

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Attention, enfants ! (13) Interfaces numériques et délitement attentionnel

On médicalise donc l'inattention infantile, sans véritablement se préoccuper des enjeux environnementaux qui contribuent à détériorier les émergences attentionnelles. Or, l'impact des interfaces numériques semble de plus en plus évident, avec des effets significatifs sur le développement relationnel et neuro-cognitif. Petit tour d'horizon...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Avant de pathologiser l'inattention infantile, préoccupons-nous des effets concrets de l'environnement sur le développement attentionnel...

En l'occurence, un des traits les plus saillants des évolutions sociales actuelles est que le rapport au monde des enfants est toujours davantage médiatisé par des interfaces numériques. Or, « les interactions intenses que nous développons avec eux ont des conséquences très profondes, au niveau neurologique, biologique et psychologique, comme au niveau social, économique, institutionnel et politique » (Katherine Hayles[1]).

Pendant les premières années, les réseaux synaptiques des enfants sont effectivement remaniés pour s'adapter à leur environnement, aux rythmes, cadres de vie et modalités d'interaction avec leur milieu. Leur structuration neuro-cognitive va donc dépendre de cette immersion progressive ; mais ils ont aussi besoin de temps de flottement, non structurés ou captifs d’un programme, pour expérimenter et découvrir le monde par eux-mêmes.

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« Surtout, il est important que les enfants interagissent directement - et non à travers des écrans - avec le monde par leurs sens et manipulent des objets. Si la majorité de leurs expériences sont médiées par un écran, leurs structures cognitives vont s’en trouver changées. En effet, à mesure que le rythme s'accélère et que les expériences deviennent de plus en plus virtuelles, les enfants s'ennuient très facilement. S'ils sont habitués à une stimulation continue par les écrans, dès que cette stimulation s'arrête, ils commencent à se plaindre » (Katherine Hayles).

De fait, les saillances numériques captent l’attention en induisant des structures de récompense artificielles, des shoot permanents de dopamine. Ainsi, les fonctions cognitives permettant de surseoir, d’attendre et de persévérer sont potentiellement entravées par le passage à cette forme d'hyper-stimulation, de même que les capacités critiques et créatives.

Dans son ouvrage « Ecrans, un désastre sanitaire » , la neurologue Servane Mouton pointe « l’effet délétère des écrans sur notre santé physique et psychique, et en particulier sur celle des enfants et adolescents, ces êtres de chair et d’esprit en formation ; mais aussi sur le développement neurologique et socio-émotionnel, nos relations inter-individuelles, notre lien à la vérité et la libre formation de nos opinions ». De fait, les interfaces numériques mobilisent essentiellement l’attention exogène (fonctionnelle très tôt dans la vie et mise en jeu automatiquement, sans effort, par des stimuli extérieurs), au détriment de l’attention endogène (volontaire ou dirigée, qui se met en place progressivement, avec effort et persévérance pour gagner en efficience), avec un impact significatif sur le développement psychoaffectif et neuro-cognitif. En effet, solliciter beaucoup l’attention exogène se fait au détriment du renforcement de l’attention endogène et des capacités de concentration, en particulier pour un cerveau immature. Or les contenus proposés par les écrans sont en quelque sorte des caricatures de stimulus exogènes. L’attention automatique du tout-petit est en effet particulièrement sensible aux mouvements rapides, aux contrastes, à la nouveauté… Par exemple, en matière de jeux vidéo d'action, un accomplissement optimal ne peut s'obtenir qu'à travers le développement d'une attention exogène éparpillée, c'est-à-dire vigilante au moindre mouvement du monde extérieur. Ces dispositions attentionnelles spécifiques s’opposent à celle de la concentration approfondie et focalisée, ce qui favorise secondairement l’émergence d’une distractibilité accrue.

Illustration 2

Nonobstant, au regard de la diversité et de la richesse du monde réel, les contenus proposés par les écrans apparaissent bien pauvres pour l’enfant découvrant le monde : des stimuli visuels et auditifs uniquement, sans relief ni texture, odeur ou affect. Paradoxalement, ils sont aussi trop riches : la rapidité de défilement des images, les sons, le rythme sur lequel l’enfant n’a aucune prise et la nécessité de transposer en 3D des informations en 2D saturent et épuisent ses capacités cognitives et attentionnelles.

En l’occurrence, l’usage des écrans est corrélé à un environnement appauvri, à des stimulations intempestives qui imposent leur cadence sans respecter la temporalité propre ou la disponibilité de l’enfant. Celui-ci se retrouve alors exposé à une situation de saturation cognitive, à un trop-plein d’informations à traiter. L’enfant n’expérimente plus à son propre rythme, ce qui suppose un ajustement des activités et des interactions à son état.

Dès lors, la première interface entre l’enfant et le monde peut s’en trouver compromise. Il est d'ailleurs prouvé qu’il apprendra moins bien à travers un écran que via une interaction humaine réelle, dans la mesure où le corps, les liens et les affects ne sont pas mobilisés. Ainsi, non seulement l'usage d'une tablette "interactive" ne développe pas, mais altère aussi lourdement le développement de la motricité manuelle fine chez des enfants d'âge préscolaire.
Au final, ces outils sont donc susceptibles de compromettre le développement neurologique, socio-relationnel et affectif des enfants. Ainsi, l’exposition régulière aux écrans avant 3 ans est associée ultérieurement à de moindres performances cognitives, en particulier langagières, socio-relationnelles et attentionnelles.

Illustration 3

De surcroit, c’est également le système cérébral de récompense qui peut se trouver précocement altéré par les outils numériques. De fait, la sollicitation univoque et excessives des voies courtes de récompense peut avoir des conséquences à moyen et à long terme sur les capacités de motivation intrinsèque et de persévérance. Ainsi, l'hypersensibilité des circuits de récompense, telle que développée par les jeux vidéo d'action, est intimement associée à l'impulsivité comportementale et au risque d'addiction. En outre, les compétences mobilisées par ce type d’activité s’avèrent très spécifiquement situées, et non transférables à d’autres domaines.

 Le « media multitasking » constitue aussi un facteur important de perturbations des processus attentionnels mais aussi de la mémorisation. Comme le souligne Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives, les nouvelles technologies mettent le cerveau dans une situation permanente de multitâche et de sursollicitation exogènes, pour laquelle il n'est pas opérant. Une telle immersion prématurée détournera fatalement d'apprentissages essentiels qui, en raison du verrouillage progressif des "fenêtres" de développement cérébral, deviendront de plus en plus difficiles à effectuer. Au final, « les comportements de multitasking associés aux incessantes sollicitations du monde numérique (notamment des réseaux sociaux) ancrent l'inattention et l'impulsivité cognitives au cœur non seulement de nos habitudes comportementales, mais aussi, plus intimement, de notre fonctionnement cérébral ». Quelles peuvent être les conséquences, à court comme à plus long terme, d'un environnement aussi intrusivement "distractif" ?

Certains professionnels décrivent par exemple un syndrome clinique spécifique « d’exposition précoce et excessive aux écrans » (EPEE), qui associe :

  • un retard de communication et de langage
  • un centrage d’intérêt très restreint et exclusif sur les écrans
  • une absence de recherche d’interactions, cette indifférence pouvant aller jusqu’au refus actif de la relation
  • une absence d’intérêt pour les jeux, notamment symboliques
  • des activités spontanées pauvres, répétitives et stéréotypées
  • un retrait dans les liens avec les pairs
  • des comportements d’allure agressive
  • un agitation, une instabilité, et une difficulté à maintenir l’attention
  • un trouble de la régulation tonico-émotionnelle et de la coordination en motricité fine

Est-ce là le prix à payer pour obtenir une certaine tranquillité, pour pouvoir nous désinvestir de nos responsabilités et obligations à l’égard des enfants ? Certes, le recours aux écrans permet d’obtenir un calme artificiel, mais au mépris des besoins d’interaction, d’expérimentation, d’expression, d’exploration, etc.

Illustration 4

De surcroit, outre les effets directs en termes d’environnement perceptif et sensoriel, l’omniprésence des interfaces numériques induit aussi un impact négatif sur le plan relationnel. Ainsi, depuis plusieurs années, le chercheur en psychologie familiale Brandon McDaniel a décrit le phénomène de « technoférence » via une large étude transversale, c’est-à-dire « les interruptions quotidiennes des interactions interpersonnelles ou du temps passé ensemble qui se produisent à cause des appareils de technologie numérique et mobile ». Les outils numériques s’immiscent indéniablement dans les liens du quotidien, et tendent à interrompre ou entraver la communication ou l’attention partagée. L’écran fait écran à la disponibilité relationnelle, ce qu’on peut qualifier en tant de « phubbing », ou de "présence absente" lorsque le parent, absorbé par le contenu digital, tend à ignorer les sollicitations de l’enfant.

Or, ces distorsions peuvent interférer avec la mise en place des liens d’attachement sécures, en diminuant la sensibilité et l’attention à l’égard des besoins infantiles. L'utilisation des appareils numériques entrave effectivement la disponibilité parentale pour offrir un soutien émotionnel, interagir, jouer, faire des commentaires. Ainsi, on peut observer une réduction des contacts visuels et de l’attention conjointe, précurseurs indispensables au développement des capacités attentionnelles de l’enfant. Les enfants dont les parents sont très souvent distraits par leurs connexions explorent moins leur environnement, investissent moins la relation. Au final, chez les enfants de moins de 5 ans, les technoférences sont significativement associées à une diminution de la sensibilité et de la qualité de la réponse parentale, ce qui compromet l’apprentissage de la régulation des émotions et appauvrit le « bain de langage ». De façon réactionnelle, les enfants sont également susceptibles de présenter des conduites agressives et perturbatrices pour attirer l’attention[2]. En retour, les parents peuvent davantage chercher refuge dans la sphère numérique, plutôt que de se confronter à ces comportements difficiles à gérer, et impliquant...ce qui peut induire un véritable cercle vicieux : les enfants manifestent de plus en plus de débordements comme signal d'appel, ce qui majore le niveau de stress parental et de tension relationnelle, favorisant finalement le repli de tous les protagonistes dans la consommation de contenus virtuels pour éviter la crise...tout en mutilant les liens, et en appauvrissant les échanges ludiques et affectifs, ainsi que les activités partagées. 

En l’occurrence, en ce qui concerne les enfants contemporains, l’espace d’exploration se réduit inexorablement, les interactions s’assèchent, le monde se rétracte…Pauvreté des interactions, repli sur un espace privé stéréotypé, perte du lien avec un extérieur « vivant » …Atrophie des possibilités réelles de jouer. Remplissage du vide par de l’inanité…Or, face au désarroi de la jeunesse, on préconise toujours plus de solutions techniciennes, d'intelligence artificielle, d' « amis virtuels », d'applications de dialogue. Les adolescents de plus de 13 ans posséderaient en moyenne plus de trois écrans personnels, et passeraient au moins 18H par semaine devant ces interfaces numériques[3] - voire jusqu’à presque 7 heures par jour d’après d’autres études[4]. D'après le baromètre du numérique 2025, 52 % des 12-17 ans passent plus de trois heures par jour devant les écrans. « En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires) ». Autant de temps en moins pour les rencontres, les expériences, la flânerie, la mobilisation du corps, etc. Autant de captation des apprentissages, de rabotage de certaines fonctions cognitives, et de configuration du fonctionnement mental. Et de moins en moins de confrontation à l’altérité, à l’attente, à la patience, à la rêverie, à l’imaginaire, etc. Données épidémiologiques à l’appui, Michel Desmurget[5] évoque ainsi un véritable processus de décérébration à grande échelle, avec des conséquences graves sur la santé (sédentarité, obésité, majoration des risques cardio-vasculaires et réduction de l’espérance de vie), sur la socialité (restriction des relations, isolement et repli, décrochage scolaire, voire désocialisation, harcèlement), sur le comportement (agressivité, manifestations anxio-dépressives, intolérance aux frustrations, majoration des passages à l’acte), sur la personnalité (soumission, conformisme, dépendance, déficience du contrôle pulsionnel, incapacité de surseoir), ainsi que sur les capacités intellectuelles (impact délétère sur le développement du langage, de l’attention, de la mémoire, appauvrissement de l’imaginaire et des capacités narratives)…

Illustration 5

Les effets sur la santé mentale des adolescents sont de plus en plus documentés, tout en étant absolument négligés par les pouvoirs publics. Ainsi, selon Santé Publique France, 20 à 25% des collégiennes de 4ème et 3ème et des lycéennes sont à haut risque de dépression. Or, ces données épidémiologiques semblent corrélées à l’usage intensif des réseaux sociaux. En 2021, 86% des 8-18 ans étaient inscrits sur au moins un réseau, dont 58% des 11-12 ans, avec des effets néfastes documentés en termes d’image de soi. De fait, les réseaux constituent des amplificateurs normatifs très puissants, contribuant à accentuer les tendances à la dévalorisation. Les effets « bulles de filtres » sont également susceptibles d’encourager des comportements et des pensées morbides, avec des corrélations concernant la fragilisation de l’estime, le recours à des actes d’automutilation ou des gestes suicidaires…

Dès 2015, la psychologue américaine Jean Twenge faisait le constat que les adolescents souffraient de plus en plus de solitude, de manifestations anxio-dépressives, et que cette détérioration de leur santé mentale était directement liée à la généralisation du smartphone et des réseaux sociaux. Ainsi, la colonisation des vies par les interfaces numériques semble plonger les jeunes générations dans un marasme psychologique et relationnel, renforcé par la logique comparatrice mortifère des réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, le suicide chez les 10-14 ans a augmenté de 91% chez les garçons et de 167% chez les jeunes filles, entre 2010 et 2020.  Entre 1990 et 2017, le temps quotidien de sociabilité entre pairs a diminué de moitié, avec une véritable épidémie d'esseulement. 

Comme le dépeint la série « Adolescence », les réseaux vont effectivement se saisir du flottement identitaire de l’adolescent pour capter son attention, orienter ses appétences identificatoires et libidinales, et finalement l’assigner pour maintenir une forme d’aliénation à des scripts préétablis. De fait, les contenus auto-entretenus colmatent les brèches et les incertitudes, en accueillant tous les affects laissés en suspens : honte, rejet, animosité, manque, etc. Voilà ce que « recueillent » finalement les plateformes pour l’exploiter en l’agrégeant. Car au bénéfice de trouver une place, une reconnaissance, une identité, des ennemis attitrés et des persécutions partagées, on peut bien sacrifier les fragments contradictoires de sa subjectivité émergeante. On sait désormais à quoi faire attention, en fonction d’une certaine organisation du monde, prémâchée. Plus besoin d’être déstabilisé par les incohérences et les incongruités. On ne voit plus que ce qui renforce, sélectionne, entretient, dans un flux attentionnel univoque. Dès lors, la réalité se rétracte sur des saillances spécifiques, et le reste se dissout, au risque d'une forme de radicalisation. On sait maintenant qui on est, ce qu’on doit penser et éprouver, contre quoi on doit se battre, à l’instar d’un héros tragique destiné par la fatalité. Mais on a toujours davantage besoin d’être alimenté, abreuvé de contenus qui garantissent cette conviction identitaire en canalisant l’attention. A la faveur d’un trope narratif hégémonique, voire totalitaire, tous les résidus d’altérité, de dissensus et d'ambivalence doivent être évacués ; ils n’existent plus, ils ont disparu du champ attentionnel…Cependant certaines exigences infantiles insistent, telles que le besoin d’être reconnu pour soi, accueilli, sujet d’une attention singulière, et les adolescents peuvent alors se sentir écartelés entre des aspirations trop contradictoires, voire persécutrices. Subséquemment, le passage à l’acte peut devenir la seule voie de dégagement possible pour échapper aux apories identitaires, aux contrastes inconciliables entre le réel caricatural des mises en scène virtuelles et la complexité irréductible des liens incarnés. En l’occurrence, les réseaux sociaux court-circuitent à la fois la dimension dérangeante de la rencontre, la polyphonie des processus identificatoires, mais aussi les enjeux de la transmission intergénérationnelle. De fait, les figures parentales sont systématiquement désavouées, hors-jeu, obsolètes. Ils vivent dans un autre monde, n’ont pas les références, et n’ont donc plus rien à endosser en termes d’identification désirable. Dès lors, il n’y a plus d’attention partagée, conjointe, mais une enclosure dans des sphères totalement divergentes, incommunicables. Ce qui induit en retour un processus de dénigrement réciproque, d’impuissance et de désarroi…Destructeur des assises narcissiques et des fondations pour construire sa personnalité…

En l’occurrence, l’estime de soi des adolescents est particulièrement influencé par les standards corporels normatifs mis en scène par les médias numériques. Ainsi, selon des études canadiennes, il existe un risque 2,2 à 2,6 fois plus élevé de TCA chez les jeunes adultes hyperconnectés...

Les réseaux sociaux créent également des phénomènes de polarisation attentionnelle, avec par exemple l’imposition d’idéaux artificiels en termes de réalisation sociale et la diffusion de modèles identificatoires standardisés. Voilà ce qu’il faut faire, voilà ce qu’il faut devenir, voilà ce sur quoi votre attention doit être exclusivement orientée.

Récemment, des neuroscientifiques de l’Université de Caroline du Nord ont montré que des changements cognitifs avaient lieu dans le cerveau des adolescents qui fréquentaient assidument sur les réseaux sociaux. Ces derniers semblent effectivement développer une sensibilité accrue aux récompenses sociales, donc aux commentaires et aux avis de leur entourage. Ils sont donc beaucoup plus exposés en termes d'image, de réputation, et de besoin permanent de validation identitaire. Toute déviation à l’égard des normes hégémoniques peut alors être vécu comme une blessure narcissique très éprouvante, d’autant plus quand des phénomènes de stigmatisation sont renforcés par les plateformes.

La récente étude de l’OMS-Europe souligne ainsi qu’un enfant d’âge scolaire sur 6 est victime de cyberharcèlement. Par ailleurs, l’étude montre qu’un adolescent sur 8 se reconnait comme cyberharceleur, avec une hausse de 14  % depuis 2018....

Rappelons également la confrontation ubiquitaire à la pornographie en ligne, avec la diffusion d’images dégradées et humiliantes des femmes. En l’occurrence, il existe une corrélation entre pornographie, domination masculine et violences misogynes. Comme le souligne Gail Dines, « le porno est au patriarcat ce que les médias sont au capitalisme : une sorte de porte-parole qui légitimise notre système d’inégalités ». Par ailleurs, cette excitation sexuelle à potentiel addictif contribue à entraver la capacité à endiguer sa pulsionnalité, à favoriser les voies sublimatoires, les rencontres, le consentement, l’intimité, le respect, la confrontation au corps et à l’altérité…Quelle attention peut-il y avoir à l’égard de la dignité, du ressenti ou du partage dans les liens face à un telle réification obscène et consumériste ?

Soulignons également que les médias sociaux pourraient également faciliter les conduites prostitutionnelles des plus jeunes : en 5 ans, le nombre de mineurs prostitués a augmenté de 70  %, et les réseaux constituent très régulièrement la porte d’accès de ces pratiques banalisées.

La configuration spécifique des réseaux sociaux constitue-t-il un dispositif de captation attentionnelle potentiellement délétère pour les adolescents ? Selon un récent récent rapport de l’OMS-Europe l’utilisation problématique de ce type de médias constitue « un modèle de comportement caractérisé par des symptômes semblables à ceux de l’addiction » : incapacité à réguler l’usage, sensation de manque voire symptômes de sevrage, délaissement d’autres activités, réduction de la socialisation…Au fond, il se produit une forme de détournement et de canalisation de l’attention, au détriment des autres investissements. Or, 89 % des 18-24 ans reconnaitraient leur nomophobie, c’est-à-dire l’appréhension anxieuse d’être séparé de leur smartphone...Cette dimension addictive est orchestrée par les applications selon le système de « récompense alétoire variable ». 

En l’occurrence, le modèle économique des plateformes type réseaux sociaux est basé sur des algorithmes visant à créer une expérience individualisée pour solliciter et extorquer l’attention. Le marché du numérique est effectivement tissé par cette forme de « captologie », qui vise, in fine, à retenir, à marchandiser les ressources attentionnelles, afin d’engranger des profits. Ainsi, TikTok avait pu envisager de récompenser ses usagers proportionnellement au temps passé sur la plateforme...

Le psychologue social Jonathan Haidt[6] souligne que les interfaces numériques ont contribué à façonner une expérience inédite de l’enfance, branchée sur la technologie et non plus basée sur l’espace de jeu. Les réseaux sociaux tendent à transformer les interactions en une opération de gestion de l'image de soi, et contribuent à renforcer le sentiment de pression sociale, de comparaison et d'isolement. Or, au-delà de l’omniprésence des supervisions normatives, les enfants ont besoin de s’exposer au contact de l’altérité, du réel, d’une forme d’adversité incarnée pour s’affirmer, déployer leur personnalité en situation, et construire leur attention, en jouant…Les "risques" des liens incarnés sont nécessaires à la constitution d’un psychisme capable de faire face aux blessures et frustrations. 

A ce titre, les jeux vidéo en ligne, par exemple, sont très loin d'être de véritables activités ludiques, mobilisant l'imaginaire, le faire-semblant, l'incarnation, la réflexion hypothétique, etc., en dehors des exigences de performance. Au contraire, de Fortnite à Roblox, de Minecraft à Brawl Stars, ces médias génèrent une pression sociale importante, en mobilisant des mécanismes de compétition, avec la menace omniprésente d'être exclu du groupe de pairs...Ces enjeux engendrent alors un stress manifeste, qui peut aboutir à l’adoption de pratiques "tryhard ",  avec une dimension obsessionnelle, voire addictive, susceptible de mener, in fine, à un isolement sociale. Comme le souligne Marina Ferreira Da Silva, "l'obssession du ranking devenant plus importante que le plaisir de jouer, la dynamique sociale au sein des communautés peut rapidement devenir anxiogène et oppressante envers les moins bons joueurs, et les expose à des risques de cyberintimidation voire de harcèlement". Ce type de "jeu" en ligne absorbe tous les investissements attentionnels, et contribue à saper la disponibilité pour d'autres sources d'intérêts. De surcroit, "la volonté d’être reconnu et valorisé par le groupe pousse les adolescents à vouloir réaliser toujours plus d’achats « in-app » : il s’agit, par exemple, d’obtenir des avantages stratégiques pour gagner davantage de trophées, ou encore des « skins » ou objets rares et précieux, signes de statut et de prestige dans certaines communautés de joueurs". L'obnubilation attentionnelle ainsi obtenue, il s'agit finalemet de la faire fructifier, en monnaie sonnante et trébuchante...Y a-t-il encore du jeu là-dedans, en dehors d'un rabotage de toutes les ressources attentionnels à des fins mercantiles ?

Mais puisque nos enfants sont désormais des rats de laboratoire gavés au numérique et aux récompenses artificielles, allons jusqu’au bout de la démarche : une méta-analyse publiée en 2016 par le Neuroscience & Biobehavioral Reviews[7] a d'ailleurs démontré que des bébés rats privés de jeu présentaient un néocortex atrophié. À terme, ces petits rats se sont montrés plus hostiles envers les autres, plus agités et plus agressifs...

Ne faut-il pas être vigilant avec nos enfants, alors même que les écrans sapent trois piliers essentiels de leur développement : les interactions humaines, le langage, et les compétences attentionnelles, tout en venant potentiellement mettre à mal leur socialisation et leur construction identitaire ?

Illustration 6

Comment ne pas se préoccuper de l’action conditionnante d’un environnement toujours plus distractif et de l’omniprésence des perturbateurs attentionnels dès le plus jeune âge ? En l’occurrence, on stimule toujours plus, et toujours plus tôt, les circuits de l’attention exogène, avant même que l’enfant ait pu développer ses capacités de concentration et ses fonctions réflexives…On excite l’impulsivité, l’avidité, le tout-de-suite-maintenant ; et on s’étonne que les enfants aient de plus en plus de mal à se contenir, à attendre, à tolérer les frustrations, à écouter, à investir la narration, à déployer des histoires, à faire-semblant, etc.

En l’occurrence, Michel Desmurget rapporte qu’une large méta-analyse[8] fondée sur 45 études impliquant plus de 150 000 enfants de moins de 18 ans a identifié une corrélation positive entre consommation d'écrans récréatifs (jeux vidéo et/ou télévision) et déficits attentionnels. Dans une autre étude[9], les auteurs ont montré que, chez un enfant scolarisé en primaire, chaque heure quotidienne passée devant le petit écran augmentait de presque 50% la probabilité d'apparition de troubles majeurs de l'attention au collège...

Faut-il égréner d'autres arguments pour se préoccuper réellement des conséquences de nos négligences à l'égard des enfants ? Peut-on encore prétendre que l'omniprésence précoce des interfaces numériques n'exerce pas une influence délétère sur le déploiement de l'attention ? Ces dispositifs peuvent-ils vraiment être considérés comme des outils d'apprentissage efficaces et anodins ? 

A suivre....

[1] Lire et penser en milieux numériques, UGA Editions, 2017, p. 10

[2] Gillioz E., Lejeune F., Gentaz E., (2022) Les effets des écrans sur le développement psychologique des très jeunes enfants : une revue critique des recherches récentes, Anae (178), 309-320

[3] https://www.ipsos.com/fr-fr/malgre-un-temps-croissant-passe-sur-les-ecrans-les-jeunes-lisent-toujours-autant

[4] Michel Desmurget, la fabrique du crétin digital, Seuil, 2019

[5] Op. cit., 2019

[6] Génération anxieuse [« The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood is Causing an Epidemic of Mental Illness »], Les Arènes, 2025

[7] « The neurobiology of social play and its rewarding value in rats », Louk J. M. J. Vanderschuren, E. J. Achterberg, Viviana Trezza, Neuroscience & Biobehavioral Reviews, novembre 2016

[8] Nikkelen S. W. et al, "Media use and ADHD-related behaviors in children and adolescents", Dev Psychol, 50, 2012

[9] Landhuis C.E. et al., "Does childhood television viewing lead to attention problems in adolescence ? Results forme a prospective longitudinal study", Pediatrics, 120, 2007

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