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Billet de blog 10 juillet 2025

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Attention, enfants ! (15) Prendre soin de nos écosystèmes attentionnels

On immerge donc les enfants dans des environnements distractifs, on les expose à des perturbateurs attentionnels. Et, dans le même temps, on récuse toute divergence, on veut désormais catégoriser, pathologiser toute déviation infantile... Ne faudrait-il pas plutôt repenser d'autres horizons institutionnels et collectifs ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Comme on l'a souligé précédemment, les "politiques de l'enfance" - ou leur tragique absence- font preuve d'une négligence avérée à l'égard du monde infantile. Or, ces compromissions, en faveur notamment d'intérêts financiers, contribuent largement à mettre à mal nos capacités collectives d'attention, et viennent également entraver les émergences attentionnelles des enfants. 

A contrario, d’autres organisations culturelles sont susceptibles de promouvoir des régimes attentionnels différenciés.

Rappelons-nous qu’en 2023, quatre enfants, âgés de un à treize ans, ont réussi à survivre, seuls, pendant 40 jours dans la jungle amazonienne, après un crash d’avion. Cela grâce à leur connaissance de la forêt, et aux savoirs qui leur ont été transmis par leur communauté depuis leur plus jeune âge. Ainsi, ils ont pu se protéger, trouver des graines, des racines et des plantes comestibles, du fait d’une attention spécifique à ce milieu a priori hostile. Il faut dire que les enfants des indiens d’Amazonie apprennent très précocement à faire attention au moindre signe de leur environnement, à s’imprégner, à faire corps avec les éléments. Ce qui a sans doute été le cas dans la plupart des cultures humaines, jusqu'à en arriver à une forme de rupture anthropologique consistant à déliter le lien attentionnel entre les personnes et leur milieu. 

Illustration 1

Au fond, l’attention se déploie toujours à travers une certaine « ontologie » culturelle, au sens de Philippe Descola, c’est-à-dire une représentation imaginaire du lien entre l’être et son environnement. Or, dans notre modernité, nous avons tendance à naturaliser notre propre registre d’appréhension de l’altérité, pourtant produite et située. Notre « ontologie naturaliste » considère effectivement un « moi » quasi substantiel, autonome, dominateur, possédant ; dès lors, l’attention est portée vers une forme d’extériorité, appréhendée comme appropriable et consommable. Cependant, d’autres registres « ontologiques » tissent des formes de réciprocité et de participation commune : le monde est en nous, et nous sommes au monde. Nous sommes donc traversés par le différent, et toutes les formes d'altérité sont aussi des semblables. Ce qui modifie inévitablement les dynamiques attentionnelles, du fait des interpénétrations, des affects et des sensorialités partagées. Qu’est-ce qui fait sens, qu’est-ce qui se détache, qu’est-ce qui peut être ressenti, valorisé, partagé par le groupe ? A quoi suis-sensibilisé à travers l’attention conjointe, et la façon dont le monde m’a été présenté ? Quels sont les signes qui m’accrochent, les valences affectives qui me mobilisent, qui orientent mon champ perceptif et désirant ?...

Illustration 2

Ainsi, l’attention n’est pas uniquement une fonction neuro-cognitive, mais une émergence socio-culturelle, en dépit de son substrat cérébral…

Ce qui souligne, à nouveau, que l’attention est bien un enjeu collectif, une construction commune. Et que la tendance à en faire un trouble individuel constitue à l’évidence un phénomène anthropologique qui illustre avec acuité certaines évolutions contemporaines.

Qu’est-ce qui nous amène, sur un plan collectif, à individualiser et à pathologiser ces enjeux, au point de faire de l’attention un problème de neurodéveloppement ?

Qu’est-ce que cette tendance traduit de la place actuelle de l’Enfant, des attentes à son égard, du cadre normatif de l’éducation ? Et dans quelle mesure l’hyperactivité infantile vient-elle reconfigurer les coordonnées des liens parents / enfants ?

Force est de constater que le diagnostic de TDAH contribue à occulter la prise en compte des « écosystèmes » entremêlés de l’enfant : son ontosystème (l’ensemble de ses dispositions innées et acquises à travers sa trajectoire biographique), son microsystème (dynamique familiale, milieu social, arrière-plans institutionnels, etc.) et enfin le macrosystème dans lequel il est immergé : représentations collectives, significations imaginaires sociales, idéologies, place culturelle de l’enfance, etc.

Illustration 3

Selon, Thierry Delcourt, « aujourd’hui, on ne dit plus qu’un enfant a besoin de bouger, de jouer, qu’il est agité, anxieux ; on se devrait de dire : il est hyperactif. On ne dit plus qu’un enfant est distrait, qu’il n’est pas intéressé, mais : il a un trouble de l’attention. Par un habile jeu de bonneteau de la fausse modernité neuro-scientiste, résurgence des vielles théories de la dégénérescence, les singularités d’un enfant, sa relative et transitoire immaturité, ses symptômes psychiques, sont d’office regroupés sous un vocable réducteur, pragmatique et pratique à gérer par les instances décisionnaires du soin, de l’éducation et du handicap : le TDAH. Quand on n’a plus les mots pour dire ou qu’ils sont devenus obsolètes, quand les utiliser dans nos pratiques et nos théorisations devient une faute professionnelle, alors la novlangue a gagné » ….

En 2010, le Dr Allen Frances, éminent psychiatre américain qui avait contribué à l'élaboration du DSM-IV, critiquait vertement les dérives liées à la constitution du DSM-V ouvrant la boite de Pandore à l'extension généralisée des troubles mentaux : « l’abaissement des seuils de diagnostic permet de créer des dizaines de millions de nouveaux patients ». Et en 2004, Jordan Smoller, professeur d’épidémiologie à la Harvard School of Public Health, s'autorisait un peu d'ironie : « l’enfance est une maladie dont les signes sont principalement un nanisme, une immaturité et une labilité émotionnelle… »....

En l'occurrence, « l’enfant qui s’éloigne d’une norme de comportement, d’attention et de réceptivité aux apprentissages est taxé du trouble neuro-développemental, qu’il est urgent de signaler, d’évaluer, de catégoriser et de rééduquer » (Thierry Delcourt). 

Dès lors, l’agir infantile perd sa dimension de dire, de sens, d’interpellation. Les possibles sont d’emblée fermés, à travers une forme de précipitation qui consiste à les indexer à une causalité clôturante. Ce faisant, on écrase la présence au monde de l’enfant, on expulse son « bruit intérieur conflictuel, pulsionnel, anxieux et/ ou traumatique ». Et on s’abstient d’avoir à s’interroger : qu’est-ce qui le traverse, qu’est-ce qui l’agite et l’excite ? Ou, a contrario, qu’est-ce qui l’inhibe, le passive, le silencie ?

Même constat au Québec, où Céline Lamy se penche sur « le drame des enfants parfaits ».

Là aussi, cette consœur constate que les enfants ressortent des bureaux de consultation « non pas accueillis et entendus, mais étiquetés, catégorisés dans une proposition simpliste qui se résume en une phrase : « Tu as un trouble. » En d’autres termes, ils se font dire : « C’est toi, le problème, toi qui ne fais pas assez d’efforts pour te conformer, pour être “normal”. ».

Cette obsession du dépistage, toujours plus précoce, traduit au fond les attentes normatives de plus en plus rigides et inflexibles à l’égard de l’enfance, véritable « monstre tentaculaire qui engloutit les enfants à force de diagnostics abusifs et exagérés ».

Mais faire porter individuellement à l’enfant des problématiques collectives revient à se mettre des œillères pour échapper à nos responsabilités et aux réformes systémiques qui devraient s’imposer…

De fait, « ces enfants portaient des symptômes qui appartenaient à dautresleurs parents et le système scolaire malade »… A quoi on pourrait rajouter la précarité, la marchandisation, la privatisation, la compétition, la déresponsabilisation, etc. Nos systèmes éducatifs et scolaires contribuent toujours davantage à étouffer la créativité infantile, en incitant à la conformité, à l’homogénéisation, à une forme d’efficience normative et standardisée. Ainsi, on tend à confondre « les besoins incontournables de l’enfant avec un remplissage précoce d’informations », avec une surstimulation qui entrave l’émergence des rêveries et des bifurcations créatives. Or, les enfants ont aussi besoin de dévier, voire de désobéir « pour remettre en question, repenser, réinventer, et pour sortir des idées préconçues et des normes destructives ». Ils doivent pouvoir devenir des exceptions à la fiction des règles intangibles et naturalisées.

Au fond, « lenfant ainsi objectivisé risque malheureusement le même sort que la nature », assujettie, exploitée, détruite par des intrants et des pesticides, appauvrie par des monocultures intensives, rentabilisée jusqu’à l’assèchement… En fertilisant le sol de l’enfance à l’aide d’engrais, il faut optimiser la croissance et la maturation, hors-sol, toujours plus vite, toujours plus efficace, toujours plus évaluable et compétitif. « Lenfant devient donc non pas un organisme génétiquement modifié, mais un organisme socialement homogénéisé »
Car « il sagit de produire en masse des enfants normés, standardisés comme les fruits parfaits quon achète dans les supermarchés : sils ne rentrent pas dans le calibrage, ils finissent en compote »...

A cet égard, nos priorités socio-politiques sont toujours plus manifestes : il faut absolument conformer l’enfance, « au prix dun travail de façonnage et d’élevage méthodique, parfois acharné ». « Lenfant ne doit être ni trop (réactif, joyeux, émotif) ni pas assez, car chaque « sortie de rail » peut être taxée de trouble ou de maladie ».

Dès lors, que devient le mandat de la pédopsychiatrie ? Doit-elle devenir une alliée de l’ordre social institué, un alibi pour faire face à l’absence d’engagement politique quant aux souffrances collectives et au délaissement de l'enfance ? 

En tant que clinicien, je m’approprie pleinement cette interrogation de Céline Lamy : « Avais-je choisi cette magnifique spécialité pour étiqueter des enfants en masse, leur prescrire des pilules qui les tranquillisent et les aident à supporter un système malade ? Ma mission était- elle de créer des enfants compétitifs et performants à l’école, de futurs adultes productifs, potentiellement rentables, hypertechniqueset souriants, sil vous plait ? »…

On aura beau médicaliser, diagnostiquer, pathologiser, sédater, remédier, traiter…Tout cela ne permettra qu’un ersatz d’amélioration à court terme : ce n’est pas en balayant sous le tapis ce qui pose problème et interpelle qu’on le fera disparaitre. Mais on enfouit bien les déchets radioactifs sans savoir comment les traiter, en espérant qu’un jour….

Or, comme le revendique la pétition lancée par Céline Lamy, « l’enfance n'est pas une maladie », et il faut cesser de pathologiser ses élans.

Car l’enfance est mouvement, « désordre et chaos », « désobéissance et opposition », « dissidence et rébellion »…

« Espoir et devenir »… Curiosité, accueil, débordement et excès… « Elle sort des rails, des normes et des couloirs étriqués »

« Elle dépasse quand elle colorie son chemin, elle en met partout lorsqu’elle goûte à la vie.

Elle a les cheveux ébouriffés, les pieds sales, les mains pleines de peinture et les vêtements boueux »

Illustration 4

Dès lors, « nous voulons sortir de cette agriculture intensive qui veut faire croitre des enfants normés.

Nous ne pouvons accepter que chaque sortie du cadre de l'enfant soit systématiquement adressé du côté pathologique, diagnostiqué et trop souvent (et désormais précocement) médicamenté ».

Dans quelle mesure un diagnostic et un traitement peuvent-ils évacuer la conflictualité, l’opposition subjectivante, les refus ? Voire une forme nécessaire d’insoumission et d'indocilité, en termes d’affirmation de soi ?

Quels peuvent en être les effets sur un plan identitaire ?

De fait, on ne peut que constater un glissement de « mon enfant a un TDAH », vers « il est TDAH », comme si cette catégorisation essentialisée constituait désormais son identité.

Dès lors, l’enfant se voit comme dépossédé d’une histoire personnelle et singulière, au profit d’un récit monolithique, standardisé et désubjectivant : tu es comme cela car ton cerveau dysfonctionne, et tu ne peux te réguler sans ton traitement.

Or, toute approche soignante se doit d’accorder une part d’autonomie et d’agentivité à la personne concernée, quand bien même celles-ci ne seraient qu’un effet de discours, voire de croyance. Nonobstant, cette position est susceptible d’exercer un effet performatif : en considérant une dimension subjective de l’agir, on contribue effectivement à subjectiver le comportement.

Le fondement d’une « autonomie attentionnelle » s’enracine aussi dans une forme de confiance en soi, de sentiment de « capabilités », de possibilité de s’exprimer, de signifier, et d’être entendu…Cela suppose aussi une capacité à manifester des inclinations, des désirs ou des refus, autant de dispositions affectives susceptibles d’apparaitre comme constitutives d’une expression de soi et d’une identité personnelle – tout en acceptant que les déterminations primaires de ce champ désirant renvoient toujours à une forme de passivité et de dépendance à l’Autre, nécessitant un travail d’appropriation.

Illustration 5


Dans quelle mesure, à partir d’une hétéronomie originaire et d'attachements déterminants, un rapport de familiarité à soi peut-il se tisser, permettant la formation de motions désirantes que le sujet en émergence puisse légitimement considérer comme les siennes ? Cela suppose vraisemblablement une attention singulière, non seulement aux mouvements des états internes, mais aussi au contexte relationnel, social, culturel, écologique....ainsi qu'un véritable souci vis-à-vis de l'enfance....

Ce qui semble aller à contre-courant de nos orientations contemporaines. A l'instar d'Annie Le Brun, pourrait-on « parler d’une guerre contre le silence, d’une guerre contre l’attention comme d’une guerre contre le sommeil, ou encore d’une guerre contre l’ennui, d’une guerre contre la rêverie. Mais aussi et surtout d’une guerre contre la passion. Autrement dit, d’une guerre menée contre tout ce dont l’on ne peut pas extraire de la valeur » ? Une guerre contre l'enfance ? 

Allons-nous, enfin, nous décider à retisser cette attention collective à l'égard de nos enfants, à considérer nos vulnérabilités et notre avenir, à prendre soin de l'inestimable, à ce qui n'a pas de prix ? Ou préférerons-nous laisser s'abîmer toujours plus les ferments de notre humanité, pour des illusions de profits, de puissance et de jouissance ? ...

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