Voici l’histoire de Mme D. et de ses deux jumeaux, Georges et Louis. Ceux-ci sont nés prématurément, avec une nécessité de soins néonatologiques approfondis. Au décours, la situation familiale est devenue très compliquée, aboutissant notamment à une séparation parentale et à une certaine précarisation des conditions de vie au quotidien, voire à une forme de marginalisation.
La trajectoire de développement des jumeaux a rapidement été repérée comme « anormale », en particulier pour Georges, qui n’accédait pas au langage, présentait des troubles envahissants du comportement, et des conduites stéréotypées « étranges ». Louis, de son côté, manifestait des difficultés d’apprentissage et quelques « bizarreries » dans ses manières d’interagir.
Mme D. était déboussolée, perplexe, inquiète ; et très esseulée. Cependant, elle se mobilise pour essayer de chercher de l’aide ; pour comprendre ; pour se sentir soutenue, a minima….
Elle s’adresse à différents centres, où on l’inscrit sur liste d’attente sans jamais la recontacter. La scolarisation des jumeaux devient très compliquée ; il faut trouver des établissements spécifiques, hors contrat. S’épuiser dans les accompagnements, éteindre les départs de feu, apaiser le ras-le-bol et le dépit des intervenants. En parallèle, les crises à domicile sont de plus en plus violentes et difficiles à gérer.
Suite à ses nombreuses démarches, et errances, Mme D. aboutit finalement sur une plateforme de diagnostic. A partir de là, des évaluations sont réalisées sur des structures privées, éparpillées. Cependant, le diagnostic d’autisme sévère est posé pour Georges.
Dès lors, la prise en charge bascule sur la Plateforme de Coordination et d’Orientation. Une consultation spécialisée sur un Centre Expert s’organise également, avec un bilan hospitalier complet. Georges est définitivement autiste. Il ne parle pas, ne supporte aucun changement, manipule sans cesse les mêmes objets, « s’accroche » à certaines impressions sensorielles. Quant à Louis, il est moins « problématique », moins symptomatique, on verra.
Des prises en charge plateformisées, fragmentées, éphémères se mettent en place. Sans coordination ; ça commence, puis ça s’arrête ; ça fait tourner la tête. Les professionnels en libéral ne peuvent pas gérer, trop compliqué. Le financement n’est qu’à durée déterminée. L’impuissance s’infiltre.
Mme court, se disperse, se perd. Elle se noie au milieu des intervenants, des injonctions contradictoires, des réorientations. Mme pleure, s’épuise. Les jumeaux sont de plus en plus agressifs, ingérables. On les rejette, on s’en débarrasse, on s’en lave les mains. Patates chaudes, brûlantes, incandescentes. A l’hôpital, une seule consultation annuelle. En privé, interventions ponctuelles, fragmentées. Et puis on passe à autre chose ; ça donne le vertige.

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Mme court, halète ; s’épuise.
Quand elle arrive au CMPP, c’est un tourbillon de désespoir. Elle est littéralement rongée par la culpabilité, alors même qu’elle n’a pourtant rencontré aucun psychanalyste. Mais des prescriptions, indications, recommandations, injonctions, sommations…Et puis, tout et son contraire. « Il n’est pas autiste, c’est génétique » ; « il est très autiste, on ne peut pas le prendre, il n’est pas suffisamment déficient » ; « allez voir ailleurs » ; « vous n’avez pas fait ça ?! »….
On a beau essayer de la rassurer, souligner à quel point elle se mobilise, celle-ci se sent en faute : « je n’ai pas fait assez ». « J’ai hésité à donner le traitement à mon fils, le docteur est fâchée. Vous croyez qu’elle m’en veut, qu’elle ne voudra plus nous recevoir ? ».
La MDPH a notifié de nombreux établissements, depuis plusieurs années. Mais aucun d’eux n’a de place, évidemment. Et puis, il faut encore fournir de nouveaux documents administratifs, pour que la "candidature" puisse simplement être étudiée, notamment le nouveau Dossier Unique de Demande d’Admission, qui fait suite au CERFA médical, aux résultats de bilans standardisés, aux comptes-rendus des différents professionnels, au certificat de propreté. Mme se perd, Mme coule. On la ballote, on la trimballe.
Mme court, Mme s’inquiète. « Est-ce qu’il parlera ? » ; « Est-ce qu’il pourra aller à l’école ? » ; « Est-ce qu’il sera autonome un jour ? » ; « Et quand je ne serai plus là ? Qui s’occupera de lui ? ».
Mme a besoin de déposer sa détresse et son désarroi. D’être entendue, reçue. De trouver un accueil et une hospitalité. Sans faux-semblant, sans expertise, sans condamnation.
Quand Georges s’agite, qu’il lance des objets, elle doit l’emmener à la laverie, pour qu’il se calme en s’absorbant dans la contemplation des machines à laver.
Pour Mme, c’est toujours le cycle court, avec essorage maximal. Elle est lessivée.
Elle revient, toutes les semaines. Se pose, un peu, même si pour elle tout est du registre de l’urgence. Puis se remet à courir.
« Je me sens terriblement coupable, c’est de ma faute ». Mme éprouve avec douleur les affres de la condition parentale. D’autant plus que ses angoisses n’ont pu être écoutées, à aucun moment. On l’accable : elle est ambivalente, elle se disperse, elle manque de cohérence... alors que c'est justement ce qu'on lui fait subir.
Mme rêve, Mme chiale. Mme est vulnérable, comme une enfant, comme nous tous, face aux murs et aux mépris.
« L’orthophoniste me lâche, elle dit qu’elle ne peut plus » ; « ça s’arrête également avec la psychomotricienne » ; « je n’ai plus personne ». A part les courriers administratifs de la MDPH, les tonnes de pages de bilans, les diagnostics, les déficiences. Mme transporte toutes ces pochettes qui s’empilent ; elle plie sous leur poids. Tout ce qui fige, catégorise, et désigne. Mais pas de soin…
Enfin, une bonne nouvelle : « J’ai un entretien de préadmission en SESSAD, peut-être pour une admission l’année prochaine, après déjà deux ans d’attente ». Et c’est déjà pas mal…Il faudra tout de même montrer patte blanche ; croisons les doigts pour que Georges soit présentable, affable, posé ; s’il veut garder sa chance d’être sélectionné.
Quant à Louis, « il devrait avoir une AESH mutualisée, mais il n’y a personne ». On va pas se plaindre, il parle, un peu, pas très bien…Mais il a une place. Il n’est pas viré, assigné à résidence et reclus. Alors que pour Georges, avec le passage en élémentaire, ça se complique...
Selon l’association Ambition Inclusion scolaire, près de 200 000 enfants en situation de handicap seraient ainsi laissés sur le carreau. Car il s’agit de toujours en faire plus – en tout cas dans les discours- avec moins ; alors, on disperse, on met en flux, on éparpille la détresse, en espérant qu’elle ne se voit plus. On brasse du vide, on crée des recommandations, des plans, des conseils techniques, des cahiers des charges. On multiplie les contrôles qualités, les procédures, les évaluations…Et les familles font naufrage.
Et, quand vraiment on ne peut plus la recouvrir de rhétorique, cette situation indigne, on accable les soignants ; ces incapables, réfractaires aux méthodes et aux protocoles scientifiques.
Leur incompétence crasse et leur mauvaise volonté empêche l’inclusion scolaire, la mixité, la bienveillance, et l’accueil de tous, en dépit des différences. L’école pour tous, l’ouverture à la tolérance, à l’altérité. Plus de filières, plus de sélection, mais des droits et des valeurs…
Rappelons tout de même que 75 % du financement de l'enseignement privé est pris en charge par les recettes publiques. Entre 2016 et 2017, les pouvoirs publics ont accordé 1,2 milliards de rallonge pour l’enseignement privé, qui accueille des populations de plus en plus privilégiées. Un rejeton de Neuilly a 47 fois plus de chances d'accéder à un parcours « d'excellence » qu'un mioche de Saint Denis. Alors, si on rajoute en plus le « handicap », et le cumul des « adversités » existentielles et sociales…autant dire que votre société inclusive, vous pouvez vous la carrer dans l’oignon. En tout cas, si vous voulez être inclus, mieux vaut être riche, valide, et de bonne origine...
Voici par exemple le témoignage d'un directeur d'école cité dans "La tribune des travailleurs" : « Sur 144 élèves dans mon école, 36% sont identifiés comme "élèves à besoins particuliers". Le Pôle d'Appui à la Scolarisation", ce sera quatre "adultes" répartis sur 25 établissements, écoles et collèges. On ne les verra jamais ! Je me retrouve avec des élèves sans aucune prise en charge. Le PAS, c'est un "filtre" pour retarder toutes les prises en charge et faire retomber la responsabilité sur les enseignants, diviser parents et enseignants, faire des économies sur le dos des enfants handicapés ».
Ou celui de cette institutrice : « J’enseigne en CP. J’apprends que je dois accueillir une élève polyhandicapée dans ma classe au nom de l’inclusion. Elle ne peut rien apprendre. Elle ne parle pas. Elle ne tient pas debout. Elle est placée là en « immersion pour un bain de langage »! Je fais comment ? J’ai, en plus, deux autres élèves handicapés, dont un autiste. J’ai reposé la question : je fais comment ? Et les autres élèves ? Réponse dans le cadre du Pôle d’Appui à la Scolarité (PAS) : un enseignant du Dispositif d’Accompagnement MedicoEducatif (DAME) viendra un mardi sur deux pour vous aider ! Je ne vois pas comment je vais pouvoir faire la rentrée ».
Ou encore celui de cette assistante familiale : « le système déstabilise les enfants fragiles. Ils n’ont plus de lieu d’accueil, mais des « séquences ». Ils passent leur vie dans des taxis. Une heure par-ci, une heure par-là…. Ils sont sacrifiés ».
En deçà des grands discours, on institue un saupoudrage généralisé. Et ce sont toujours les plus précaires, les plus fragiles, les moins visibles qui en font les frais.
Car dans la réalité, on trie, on sélectionne, on instaure des gradients, toujours davantage, toujours plus tôt. On évalue, on évalue, on évalue. Et, au final, on écrème, pour mieux délaisser. Pour mieux invisibiliser, pour mieux exploiter…
Mais Mme D., là, sur notre petit CMPP, on va prendre le temps de vous entendre, vraiment. On va partager votre désarroi. On va s’indigner avec vous, se battre. Faire avec les douleurs, les deuils, les silences, la violence. On va s’exposer, être éprouvés, parfois agacés. On va tenter de rassembler, de construire, d’espérer. Sans hypocrisie, sans effet de manche, sans prétention prophétique. On fera avec, avec vous, avec vos enfants, avec tous les professionnels impliqués. On affrontera les épreuves et les écueils administratifs, les tracasseries, les abîmes. Avec nos seuls moyens, et nos insuffisances parfois…Nos doutes et nos errements. Mais on sera là, sur la durée. Certes, on va bricoler, on va bidouiller. Beaucoup d’improvisations ; des essais. De l’impatience, sans doute. Tant qu’il y a des horizons.
Or, en faisant cela, tout simplement, nous serons déjà hors des sentiers battus et imposés. Avec ce simple souci de la décence et de l’engagement, nous entrerons en dissidence. Nous désobéirons.

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Nimbé de son savoir d’expert et de sa hargne inquisitoriale, le délégué interministériel à l’autisme et aux Trouble du développement va sans doute s’étouffer de rage : « beaucoup de praticiens vont dire qu’ils sont dans un courant dit « intégratif », qu’ils respectent les recommandations de bonne pratique, tout en prenant en compte toutes les approches. Malheureusement, cela signifie surtout qu’ils continuent à ne pas se conformer aux pratiques par la science ». Oui, il faudrait désintégrer, se conformer, respecter, appliquer. La Science ! L’éthique et la dignité, aux oubliettes ! L’hospitalité, la rencontre, la sollicitude, aux chiottes ! « C’est totalement inacceptable. L’Etat n’a pas à financer des établissements et des services qui ne s’inscrivent pas dans les pratiques les plus modernes et les plus actualisées »
« Ainsi, les Agences Régionales de Santé, qui doivent déjà mener des missions d’inspection et de contrôle, bénéficieront bientôt de l’appui d’une « task force » nationale composée d’experts et de représentants des associations de familles, pour les aider à porter un regard neuf et plus distancié sur ces structures ».
Mme D., vous êtes donc sauvée ! Vous ne serez pas culpabilisée par une secte de psychanalystes fanatiques, n’ayant comme seule ambition que de nuire aux familles et d’instrumentaliser leur souffrance pour s’en mettre plein les poches ! Et vos jumeaux seront traités scientifiquement, dans le respect des normes dominantes et des preuves indéniables ! Alléluia !

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