Trouble de l'attention, hyperactivité...Dispersion, frénésie, instabilité...et empêchement de penser ? Face à cette effervescence, les solutions opératoires, systématiques, protocolisées, pharmacologiques, ne sont-elles pas le reflet de nos propres entraves pour représenter, éprouver, lier, raconter ? Pour prendre le temps de comprendre et de tisser un récit ? Car nous sommes sans doute embarqués dans un tourbillon, pris par un sentiment d'urgence. Il faut agir. Il faut traiter. Il faut éradiquer. Tout de suite. Appliquons les recommandations, immédiatement. Pas la peine de rencontrer, pas la peine de s'impliquer. Pas la peine...
Nonobstant, resituer l’hyperactivité et les troubles attentionnels dans une perspective clinique constitue non seulement une démarche heuristique, mais aussi une posture éthique. De fait, cette disponibilité à ce qui peut circuler et se signifier témoigne d’un souci et d’une attention à l’égard de la singularité, au-delà des postures réflexes, des jugements à l’emporte-pièce ou des expertises aussi désincarnées qu’expéditives. Être attentif, véritablement, peut alors amener à des ébauches de narration partagée, susceptibles de soutenir des mises en forme et en sens, portant l’espoir d’ensemencer les sillons tracés par l’agir…
Comment "soigner" l'inattention de l'enfant, si nous sommes nous mêmes inattentifs ? Comment soutenir ses capacités de représentation si nous avons renoncer aux temporalités nécessaires pour penser, ensemble ? Dans quelle mesure le Déficit de l'Attention avec Hyperactivité est-il aussi le symptôme d'un trouble représentationnel partagé entre l'enfant et son milieu et, au-delà, avec la société élargie ?
L'hyperactif ne peut-il plus penser parce qu'il est inattentif ? Ou l'inverse ? Ou les deux, dans une spirale réciproque et auto-entretenue ?
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En l’occurrence, les capacités attentionnelles se développent en même temps que celles de la métareprésentation. En effet, l’attention influence non seulement l’organisation des tâches, la sélection de celles-ci ainsi que leur perception ; mais elle a aussi un rôle dans l’organisation cognitive en relation avec les représentations, la mémoire et le langage.
C’est en définitive le développement de la conscience métacognitive qui peut être compromise dans l’hyperactivité, c'est-à-dire la capacité pour l’enfant de se représenter son propre fonctionnement cognitif, de « se penser en train de penser, de parler ou d’agir »[1]. Subséquemment, l’enfant instable semble en difficulté pour se percevoir lui-même en tant qu’être agissant ; il trébuche pour intégrer les effets de sa propre mise en acte vis-à-vis de sa position de sujet en interaction avec un environnement relationnel. Dès lors, sa motricité se déploie sans pouvoir être représentée en tant qu’intentionnalité, en tant que puissance de signification pour soi-même et un autre. Et ce d'autant plus que l'entourage a renoncé à recevoir les adresses, à se sentir interpeler, à donner du sens à l'activité de l'enfant.
En conséquence, ce « vide représentationnel », ce « trou cognitif », semblent devoir être comblés par un flux sensoriel continu, tentant de maintenir un niveau minimal d’activation cérébrale[2]. Ce qui entrave la possibilité de s’abstraire de la perception, de laisser émerger une scansion, un espace où pourrait s’immiscer la représentation et la pensée…
Chez l’enfant hyperactif, le sens de l’activité psychomotrice, c’est-à-dire sa subjectivité désirante, ne se déploie que partiellement comme une propriété intrinsèque de la mise en acte. En effet, le mouvement exécuté s’avère singulièrement délié de l’événement psychique sous-jacent, comprenant à la fois le vécu affectif et l’intégration cognitive d’un contexte relationnel. L’enfant hyperkinétique paraît ainsi en difficulté pour accéder à la forme représentationnelle de l’action, son sens, son désir en tant qu’activité en soi.
L’hyperactivité infantile constitue donc une forme de dysrégulation de l’organisation fonctionnelle et signifiante de l’action, impliquant aussi bien le sujet que son milieu. Le corps n’est plus mis en mouvement comme un langage ayant sa propre temporalité, comme le vecteur d’un désir adressé à un autre. Du fait de sa fonction défensive, l’acte ne se déploie plus dans une trame temporelle, narrative, s’inscrivant dans un élan finalisé et dans une dynamique relationnelle.
En arrière-plan, cette entrave témoigne sans doute de la fragilité sous-jacente, en termes de structuration psychique. Les enfants hyperactifs peuvent effectivement manifester un défaut de sécurité interne, une grande fragilité en termes d’estime de soi. Leur système défensif est caractérisé par un manque de souplesse, avec peu de capacités de déplacement, de liaison ou de transformation. Dès lors, la décharge immédiate dans le domaine perceptivo-moteur devient la seule façon de faire face à toute forme de conflictualité intrapsychique, l’agitation ayant pour fonction d’évacuer toute représentation éprouvante. A travers le recours permanent à l’excitation et la mobilisation d’une motricité inextinguible, il s’agirait finalement de lutter contre une forme d’effondrement tonique en rapport avec un noyau de dépression primaire. La répétition lancinante des agirs, induisant un relatif vidage des pensées et des affects, apparait alors comme une tentative de liaison comportementale des angoisses d'abandon sous-jacentes. L’hyperactivité aurait ainsi une fonction anti-dépressive, dans l’évitement de la représentation de la séparation et de la différence. Ne plus penser pour ne plus éprouver, pour lutter contre un effondrement qui a sans doute déjà eu lieu ... Il n'est d'ailleurs pas inutile de rappeler que les traitements psychostimulants peuvent avoir une action antidépressive qui pourrait aussi contribuer à leur "efficacité" sur le plan symptomatique - sans pour autant venir traiter les problématiques de fond...
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De surcroit, cette décharge des affects douloureux par le biais de la motricité pourrait correspondre à une forme de « procédé autocalmant », c'est-à-dire un mécanisme de pare-excitation autonome et antitraumatique s’opposant au développement des capacités fantasmatiques. Ce type de mécanisme est décrit par les psychosomaticiens dans les structures de type opératoire, mettant en évidence une forme de substitution de la pensée par des schèmes comportementaux répétitifs.
Fabien Jolly pointe chez ces enfants « une angoisse omniprésente, diffuse et flottante, envahissante et résistante à la mesure de l’incapacité du Moi du sujet instable à tolérer, à lier ou transformer une terreur profonde liée à une grande insécurité intérieure intimement liée au trou dépressif originaire»[3].
Au fond, cette « position » hyperactive permet à l’enfant d’aménager la précarité de sa maturation affective, et de maintenir à distance les angoisses archaïques qui peuvent s’y rapporter, notamment les menaces dépressives. Toute l’énergie libre étant déversée dans l’excitation psychomotrice, l’appareil psychique se trouve maintenu dans l’incapacité de lier les excitations tant internes qu’externes ; dans l’impossibilité subséquente de supporter le moindre délai ou la moindre frustration, d’investir et de déployer les fonctions attentionnelles et de mentalisation. L’enfant hyperactif se trouve aussi « à l’abri d’une ouverture qu’il ne pourrait assumer vis-à-vis de l’abord des conflits de désir et d’identification » (Roger Misès[4]).
Au final, l’hyperkinésie est indéniablement la résultante de facteurs psychoaffectifs, relationnels, et neurobiologiques, chacun influençant de façon réciproque les fonctions cognitives (attention sélective, fonctions exécutives et conscience méta-représentationnelle), les fonctions motrices (trouble de l’organisation intentionnelle de l’acte et de l'agentivité), le langage (défaillance de son internalisation et de sa fonction régulatrice), la structuration psycho-affective (dysharmonie évolutive avec carence des capacités de liaison intrapsychique), les aptitudes interactionnelles (défaillance de l’intersubjectivité et des cognitions sociales dans le déploiement de l’action)…Ce « trouble » fonctionnel se déploie au niveau de l’articulation complexe entre le champ psychique, la dimension cognitive, la dynamique motrice et la sphère relationnelle. De fait, force est de constater une intrication étroite entre de multiples niveaux d’organisation, qui s’entrelacent tout en restant irréductibles les uns aux autres : niveaux intentionnels, représentationnels, sociaux ou intersubjectifs, émotionnels et affectifs, jusqu’à ceux de l’exécution motrice et de son contrôle…Dans la dynamique de l’instabilité psychomotrice, il se produit finalement une forme de cristallisation (biologique, psychique, environnementale, et historique) de potentialités d’équipement, à laquelle se surajoute la fixation intersubjective durable dans certains modes d’être et d’agir.
Compte-tenu de cette complexité, il faudrait en définitive accepter de laisser en suspens les théories étiologiques explicatives réductrices, de façon à maintenir une tension, un mouvement d’ouverture en rapport avec une forme « d’indécidabilité de l’origine » (René Roussillon) ; c’est à cette condition que peuvent se déployer un espace de jeu, d’imagination et de rêverie, susceptible de tisser du sens dans le lien avec l’enfant. Néanmoins, à partir du moment où l’on appréhende l’hyperactivité comme une pathologie de la relation, toute démarche soignante devra inévitablement prendre en considération les dynamiques interactives.
Il convient en effet d’intégrer les différents niveaux de réalité conflictualisés par l’hyperactivité ; ceux-ci ne s’excluent pas mutuellement, chacun ayant sa pertinence et sa validité à son propre échelon de description. En tout cas, ce lien dialectique permet d’articuler l’intersubjectif et l’intrapsychique, de garder une approche ouverte face au symptôme, de façon à éviter que les hypothèses a priori ne viennent obnubiler la compréhension de la dynamique hyperactive.
L’enfant hyperactif est avant tout un sujet en développement, entrant en interaction permanente avec un environnement relationnel, notamment à travers ce qu’il met en acte par ses comportements psychomoteurs. Ce mode subjectif d’ « être au monde » est éminemment complexe, et ne saurait se réduire à des explication causalistes univoques. Ce devenir doit inclure dans une perspective dialogique une souffrance intrapsychique et intersubjective, autant qu’instrumentale, comportementale, sociale, corporelle et cognitive…
Aider ces enfants "inattentifs", c'est déjà les resituer dans une place de sujet, avec une histoire, des vécus, un milieu...C'est aussi prendre le temps de penser, avec eux, de faire émerger des représentations, de prendre en considération la complexité de leurs éprouvés.
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Or, les modes de réponse sociale à la souffrance psychique de l’enfant ont de plus en plus tendance à passer par l’acte, la prescription s’intégrant alors dans une forme de rituel thérapeutique ; certes, les effets de celle-ci s’avèrent parfois indéniables, dans la mesure où elle agit à la fois au niveau des mécanismes neurobiologiques impliqués, mais également au niveau des représentations culturelles partagées par l’enfant, sa famille, et le prescripteur. Mais à quel prix ? Qu'est-ce qu'on évacue ainsi ? Que faire de tout ce qui aura été négligé, clivé, mis hors représentation ? N'y-a-t-il pas là une forme de sacrifice, voire de mutilation de la subjectivation de l'enfant et de ses capacités à se penser ?
Comme le rappelle Edgar Morin, « la pensée mutilée n’est pas inoffensive : elle débouche tôt ou tard sur des actions aveugles qui ignorent que ce qu’elles ignorent agit et rétroagit sur la réalité sociale, et elle conduit à des actions mutilantes qui charcutent, tranchent et retranchent dans le vif du tissu social et de la souffrance humaine » (Pour sortir du XXème siècle, Nathan, 1991)
Au final, le TDAH n'est-il pas avant tout un trouble collectif ?
A suivre...
[1] J.Thomas, G.Wilhem, Troubles de l’attention, impulsivité et hyperactivité chez l’enfant. Approche neurologique, Paris, Masson, 2001
[2] J-M Gauthier, Pour une conception psychosomatique de l’instabilité de l’enfant, in « L’hyperactivité en débat », sous la direction de F.Joly, Les Carnets psy, éditions érès, 2005
[3] F.Joly, Le tourbillon instable, in « L’hyperactivité en débat », sous la direction de F.Joly, Les Carnets psy, éditions érès, 2005
[4] R.Misès, Préface,in « L’hyperactivité infantile. Débats et enjeux », sous la direction de J.Ménéchal, Paris, Dunod, 2002