« Si le centre d’observation est une caserne, on y verra les possibilités d’adaptation des garçons à la vie de soldat. Si c’est un camp scout, on y verra leurs aptitudes à la lecture des signes de piste, leur réceptivité présente au code de l’honneur, leur goût pour la vie en équipe. Si c’est une prison, on les verra prisonniers. Si c’est un laboratoire, on les verra cobayes. Si c’est quelque chose comme une courée de faubourg, on les verra (les parents étant proches et les retours à la maison aussi fréquents que possible) à peu près tels qu’ils sont d’habitude » (F. Deligny, les vagabonds efficaces, 1947)

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Réouverture des travaux de la « Commission chargée de la catégorisation infantile, du tri et de la mise en filière » (CCITF). Le public est en effervescence, l'atmosphère est déchaînée. Un pogo débute au fond de la salle, et ça slame, et ça hurle. Les cannettes de bière volent ! No Futur !
"Don't know what I want but I know how to get it
I wanna destroy the passersby"
Soudain, Didier Salon-Macraud impose le silence, d'un seul regard. Impérieux. Nimbé de justice. Qu'il semble inspiré en grimpant solennellement à la tribune ! Il désigne alors un tas de vieux livres, qui s'amoncellent, en vrac. "Mesdames, Messieurs, c'est infâme. Cette littérature suinte de perversité ; elle déborde de petits caractériels, de rebus tarés et dégénérés. Il faut expurger et condamner ! Résolument, nous séquestrerons ces figures contagieuses et avilissantes pour notre saine jeunesse. Nous préserverons leur innocence, et leurs rêves d'écoles de commerce"
Commençons par ce gosse en haillons, ce cul-terreux mal dégrossi.
Un dénommé Huckleberry Finn, âgée d’environ treize ans.

Gardez-le ligoté, il est sans doute agressif et instable, lui qui récuse nos valeurs, nos conforts, nos apparats et notre École. Phobie caractérisée de l’ordre établi, refus scolaire anxieux, tendances morbides à l’école buissonnière et à l’errance…L’art de la fugue incarné, préférant les enseignements de la vie et des carambolages : un véritable contre-modèle pour nos jeunes générations, sachant que, selon la Fondation de France, 70 000 enfants fugueraient chaque année, quitteraient leur foyer, déserteraient l’institution scolaire….
Ce gamin de la bohème et de la misère a osé éveiller sa conscience, en plein Missouri esclavagiste, épluchant nos bons préjugés pour faire l’expérience de la rencontre et de la reconnaissance. Assez de ces morveux qui perçoivent nos monstrueuses difformités, et qui les récusent par leurs actes !
Ce gosse s’exprime comme un dyslexique, utilise les mots pour les mettre en mouvement sans respecter nos règles grammaticales et nos décences langagières. Il enchante, il nomme, il jargonne ; il découvre. Poésie et simplicité, lyrisme immature, au milieu de la misère et de l’oppression. Une voix qui se découvre et qui s’exprime. Qui voit et qui comprend. Il vagabonde dans la langue, impénitent. Il tord notre vocabulaire, crible son discours de néologismes ; expressions boiteuses, syntaxe déviante… Sa truculence est celle des misérables et des gueux, indistingués.
Troubles des fonctions exécutives. Il ne prévoit rien. Il est rivé à son expérience. Il vit dans l'instant, alors que la temporalité des mômes doit toujours être encadrée, organisée, planifiée.
Encore un qui jaillit de la précarité, au plus bas de l’échelle sociale. En guenilles. Crasseux. Vagabondage. Un fugueur. Battu. Fils d’une épave, qui est prêt à séquestrer son fils pour lui extorquer un trésor qu’il a déjà dissipé…
Processus typique de dégénérescence. La perversité instinctive en héritage.
Il ment, il chaparde, sans culpabilité. Personnalité psychopathique. Il contourne toutes nos sacro-saintes valeurs communautaires. Diable en culotte courte. Immoralité. Antisocial.
Il se condamne à l’errance, plutôt que de se fixer. Il préfère vivre dans un tonneau et rester libre. Il refuse les conventions engoncées, et les atours convenables. Inintégrable, inéducable, irrécupérable. De la graine de sédition, à sédater.
Depuis quand une vie bien étriquée est-elle insupportable ? Il sème le désordre, partout, ensemence la violence. Conduites de mise en danger. Tendances autoagressives.
Il prétend que le mal et le bien peuvent cohabiter, que les êtres et les situations sont empreintes d’ambivalence. Il agit en conscience, il observe et tranche, n’ayant pas peur des contradictions. Il évolue. Incohérences. Car il lutte contre tous les clichés racistes et nauséeux que lui ont inculqués des gens pourtant très convenables. Il veut fuir la « sivilisation », ce cancre en haillons.

Traits de personnalité borderline.
Il cherche des hommes, des figures d’attachement, des modèles identificatoires.
Trouble dissociatif de l’identité. Personnalité multiple.
Il prend la tangente, accompagné d’un esclave échappé, et descend le Mississippi en radeau. Il fait un doigt d’honneur à l’ordre et aux hiérarchies sociales. Délinquant ! Déluré !
Crevez-lui cet insoutenable regard ingénu qu’il porte sur nos cruelles hypocrisies, sur nos tares civilisées. Il ose voir que les choses sont à l’envers, que les bons exploitent et détruisent.
C’est vrai qu’il les mérite les coups de trique du paternel, lui qui préfère vivre dans les bois ou sur une île plutôt que de rentrer dans le rang.
Il est rusé, perfide et fluide ; n’hésitant pas à se déguiser en fille pour glaner des nouvelles. Probable trouble de l’identité sexuelle.
Il est capable de pardonner, de se remettre en question, de changer de perspective à partir de son vécu. Il ressent, il est affecté, altéré. Et, en acte, il dézingue ses propres préjugés, au nom de l’amitié. « Il m'a bien fallu un quart d'heure pour me décider à aller m'humilier devant un Noir, mais j'ai fini par le faire, et je ne l'ai jamais regretté » …Il restaure la dignité de l’esclave.

Et s’il ment, c’est pour protéger. Incapable d’utilitarisme et de cupidité. Rendement lamentable. Inexploitable, décidément. Autour de lui, on s’assassine, on se massacre, on se venge…Mais lui, malgré ses atermoiements, ses doutes et ses errements, il forge sa propre éthique, dans la chair et les liens. « Tant pis ! J’irai en enfer ! ».
La damnation éternelle te pend au nez mon bonhomme ; on va-t’en faire baver. Allez hop, quartier de haute sécurité, prison pour mineurs dangereux. Et qu’on l’assomme de sédatifs. Qu’il ne bouge plus !

« Elle est bien loin, l'époque de Huckleberry Finn : aujourd'hui le tire-au-flanc et le dropout doivent se donner beaucoup de mal s'ils veulent passer à travers l'essaim de spécialistes qui les étudient, de programmes gouvernementaux et d'assistantes sociales qui sont à leurs trousses » Shulamtith Firestone (« Pour l'abolition de l'enfance, extrait de « The dialectic of sex : the case for feminist Revolution", in politiser l'enfance, dir Vincent Romagny, Ed Burn Out, 2023).
Allez, la suite, on enchaîne !
Ah oui, voici donc Jacques Vingtras, « L’enfant » de Jules Vallès qui deviendra « L’insurgé », un dangereux communard. Bambin tyrannisé par sa mère, négligé par son père, incapable de s’adapter au cadre scolaire qu’il vit comme une prison. Cela lui donne-t-il le droit de délivrer une critique acerbe et impitoyable de la famille et de l’école ? Ou de narrer ses pitoyables mésaventures et ses espoirs de devenir un homme libre ? Quel exemple pour la jeunesse ?

« À tous ceux qui crevèrent d'ennui au collège ou qu'on fit pleurer dans la famille, qui, pendant leur enfance, furent tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents, je dédie ce livre ».
Pour cet enfant, l’expérience carcérale fut d’abord familiale, avant d’être politique.
Car, autour de lui, on essaie pourtant de contenir par tous les moyens validés son Trouble Oppositionnel avec Provocation (TOP). On le bat, on le recale, on l’interne. Les parents ont manifestement suivi un stage de réhabilitation de leurs compétences parentales.
« Ma mère dit qu’il ne faut pas gâter les enfants, et elle me fouette tous les matins » (« L’enfant ») – c’est sans doute qu’il le mérite et qu’il le cherche ! Il faut bien le dresser et lui mettre du plomb dans son neurodéveloppement.

Son père, magnanime, menace de le faire emprisonner sans jugement, conformément au Code Civil Napoléonien. Il peut « le traiter comme une bête de somme et même comme un criminel » (J. Vallès, « Chronique », Le Réveil, 9 janvier 1882, II, p. 750).
Le fils a crié publiquement : « À bas le dictateur !» […] / Qu’a fait le père ? Il a dit qu’il fallait pour cela que son fils eût perdu la tête, et l’a fait empoigner et diriger sur l’hospice où l’on met les fous » (le Bachelier).

Mais sa logorrhée intarissable reprend toujours le dessus ; trouble explosif intermittent, cri du peuple, proche d’un syndrome de Gilles de la Tourette.
« Eh bien ! je ferai mon temps ici, et j’irai à Paris après, et quand je serai là, je ne cacherai pas que j’ai été en prison, je le crierai ! Je défendrai le Droit de l’enfant, comme d’autres les Droits de l’homme. »
Ainsi, il ose se plaindre « des collèges noirs et cruels ». Notre belle école inclusive ! Il dénonce la misère qui fait les voleurs, ayant l’outrecuidance de tenir ce genre de propos séditieux : « J’en ai tant vu dans la prison de chez nous qui allaient partir pour le bagne et qui me paraissaient plus honnêtes que le préfet, le maire et les autorités ! » (Le Bachelier, II, p. 515). Osez ainsi dénoncer des politiciens corrompus, qui détourneraient de l'argent public ! Mais enfin, la délinquance, c’est dans les gènes, pas dans les conditions sociales ! C’est la Science qui l’a prouvé.
Il faut donc qu’il arrête, cet indocile, de désigner les institutions disciplinaires et les pratiques carcérales, en tant que partie émergée d’un dispositif d’assujettissement destiné à être intériorisé dans le domaine le plus privé qui soit : le corps. En l’occurrence, l’enfance tordue doit faire l’objet d’un dressage qui passe par l’orthopédie – « Tiens-toi droit !» répète-t-on sans cesse à Jacques Vingtras.
S’arracher aux bagnes de l’enfance, se délivrer, s’affranchir des contraintes physiques et idéologiques. Et puis quoi encore ?! Regardez-le, avec « son air noué ou bossu », et son œil hagard, n’ayant que l’aspiration malsaine de s’épanouir « comme un prisonnier évadé, comme un martyrisé qui étire ses membres » …

Pour cet insoumis : appareillage orthopédique, gilet de lestage, harnais de contention, laisse…Toute une panoplie de contraintes physiques, et uniforme imposé. On va le militariser, l’insurgé !
Placement à domicile sous l’autorité absolue du patriarche et Service National Universel ; il va saluer le drapeau en chantant la Marseillaise, cela lui remettra les idées en place. Devenir libre, et puis quoi encore ?! Et s’il résiste encore à l’embrigadement et aux brimades, il finira en Centre Éducatif Fermé…point.
Au suivant, on maintient la cadence, on abat du délinquant ! Le voici qui traîne des pieds et pleurniche, on a déjà envie de lui foutre une bonne raclée – mais c’est désormais interdit-… Oliver Twist à la barre....Allez, juste une petite torgnole pour la route, discrètement ?

Il croit nous émouvoir ce petit délinquant, avec sa critique souterraine de l’hypocrisie bourgeoise et du système éducatif de l’ère victorienne, avec son manifeste larvé concernant la condition des classes prolétarisées…
Encore un parcours d’orphelin, exposé à des privations et des mauvais traitements dans l’institution paroissiale, une « ferme à bébés » où il a été déposé suite au décès de sa mère. Poussé par ses camarades d’infortune et de perversité, il ose demander une portion alimentaire supplémentaire « s’il vous plaît, Monsieur, j’en veux encore », et doit donc être placé comme apprenti, pour éviter une contamination de rébellion.

Il s’échappe, et tombe sous le joug d’une meute de gamins pickpockets, se laisse naïvement entraîner et influencer. Descente aux enfers dans le monde de la criminalité la plus odieuse.

Ce gamin, passif, inerte, incapable de la moindre initiative personnelle, subit toutes les cruautés. Il est totalement aliéné, aucune capacité d’entreprise et d’investissement, pas de plan de carrière ni de stratégie. Absence de projet de vie, aucun vœu sur ParcourSup. On le met au travail, on l’exploite, et il courbe l’échine, ce looser. On le persécute, et c’est à peine s’il rechigne. Admirez cette pieuse icône d’injustice, victime des institutions charitables, et d’un « système continuel d’inhumanité » ! Les riches familles font pourtant preuve de philanthropie et portent assistance aux nécessiteux pour alimenter leur narcissisme, susciter l’admiration, réserver leur place au Paradis, et en tirer quelques subsides supplémentaires. De la plus-value à tous les niveaux.
Mais il faut bien les orienter et les exploiter ces gamins, à l’instar d’Oliver Twist qui n’a pas de moi autonome ; il reste prostré, n’ayant que le silence ou la prière comme réponse aux abus qu’il encaisse. Il se laisse porter, captif de son destin…Heureusement que de nobles esprits sont là pour l’inclure et le rendre productif !

Comment ne pas penser au portrait de l’irrégulier, dressé en 1953 par Paul-René Bize (conseiller médical auprès de la direction de l’Éducation surveillée et président de la Société de biotypologie et de morpho-physiologie humaine) : « De bonne heure récidivistes de la fugue, du vagabondage et de la maraude, incurablement paresseux, puis voleurs incorrigibles ; plutôt lâches et peu dangereux à cause de cela, fuyants, approbatifs « bêta », incapables de la moindre sincérité, sournois et cauteleux, mais peu malfaisants et de peu de méchanceté ; essentiellement indisciplinés, « n’écoutant rien », instables, professionnellement et affectivement, parce qu’incapables de surmonter des dépits même minimes ; peu accrochables et peu accessibles aux reproches, au « sur-moi » inexistant et peu forgeable ; très protomorphes de traits, voire bestiaux parfois de faciès, avec souvent de nombreux stigmates dégénératifs (oreilles décollées, tempes recouvertes, dents bestiales, front bas, inexpressivité mimique) »…. C’est tout à fait lui !
Candidat parfait pour nos centres de redressement par le travail et d’exploitation infantile ! Avec une main d’œuvre aussi docile, on va avoir du rendement !! En voilà un bon gamin, soumis et servile…On peut prévoir un sacré retour sur investissement et une maximisation inclusive du profit ! Allez, nous aussi il faut qu’on accélère et qu’on soit productif pour être conforme à nos objectifs d’activité. Suivant !
Courage, un petit dernier pour la route...

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Voici Dargelos, le personnage du cancre dans « Les enfants terribles » de Jean Cocteau. Chef de bande, mâle dominant de la meute des collégiens, rebelle auréolé de la grâce de la jeunesse, dont les « privilèges de la beauté sont immenses » - au point d'ensorceler les maîtres par son charme ; sorte de croisement entre un Gavroche punk avant l’heure et le James Dean de la fureur de vivre… « Dargelos était le coq du collège. Il goûtait ceux qui le bravaient ou le secondaient ». Comment résister à ce brun ténébreux, qui « jouissait d'un grand prestige à cause d'une virilité très au-dessus de son âge», qui «s'exhibait avec cynisme » ?

Mais le sombre séducteur est aussi un psychopathe violent, exhibant un masculinisme toxique. Il maltraite ses camarades, les agresse physiquement, pour le plaisir. Probable perversité instinctive. Voilà ce qu'il fait de ses victimes, en harceleur caractérisé : « Il a juste le temps d'apercevoir un rire et ; à côté du rire, au milieu de son état-major, Dargelos qui se dresse, les joues en feu, la chevelure en désordre, avec un geste immense. Un coup le frappe en pleine poitrine. Un coup sombre. Un coup de poing de marbre. Un coup de poing de statue. Sa tête se vide ». Il tape, il rend à la vie les coups reçus, il résiste par ses illusions de puissance. Il fait mal pour exister.
Ainsi partent souvent du collège
Ces coups de poings faisant cracher le sang,
Ces coups de poings durs des boules de neige,
Que donne la beauté vite au cœur en passant.

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Il incarne à lui seul la séduction adolescente et la violence ; la fougue et l’insolence de ceux qui s’opposent à l’autorité...Figure de rebelle, emporté par sa propre intensité. Mauvais garçon, apache, blouson noir, caïd, sauvageon, racaille...
Bon, on va pas y passer la soirée ; on le met en garde à vue ?
Et puis, cacheton, cachot, Centre Éducatif Fermé, on trouvera bien de quoi le calmer ce beau gosse…Il pourra sans doute envisager une carrière dans les forces de l'ordre, pour peu qu'on l'embrigade rapidement...
« Qu’ils soient « comme tout le monde » - et Dieu sait si le monde est laid – voilà, voilà ton idéal » F. Deligny, Graine de crapule
A suivre...