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Billet de blog 16 décembre 2025

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La chasse à l'enfant (7) : traiter l'altérité infantile

L'enfance constitue une expérience troublante de l'altérité, qui peut susciter en réaction une volonté de connaissance et de maîtrise, parfois très ambivalente. Dès lors, il convient d'appréhender les racines fantasmatiques du management contemporain de l'enfant déviant

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Que faire de laltérité de lenfant ?

Comme le souligne Pierre Zaoui[1], l’altérité de l’enfant l’amène à être pensé par association et contiguïté avec d’autres représentations d’une différence qui extériorise et marginalise. Dans une perspective aristotélicienne biologico-métaphysique, l’enfant est ainsi assimilé à l’animal ou à la plante, ou encore à la femme et à l’esclave. Dans une conception classique, l’enfant appartient au monde des sauvages et des fous. Et, de façon plus moderne, il est identifié à l’étranger ou au criminel.

Ainsi, l’enfance entraine sans cesse la définition normée et clôturée de l’humanité hors de ses gonds, « dans des devenirs animaux inédits, des traversées des genres sexués, des noces contre nature entre faune et flore, des folies créatrices et des sauvageries bienheureuses, des crimes innocents et un étrangement de la langue sans pareil ».

En conséquence, on préférerait inscrire l’enfance dans un programme, pas trop bouleversant ; l’enfant devrait suivre des étapes, apprendre, sans trop exiger ni contester. Il ne devrait pas trop désirer ou s’exprimer à une place non prévue dans le scénario. Mais l’enfant persiste à incarner cet étranger qui trouble le chez-soi, qui s’oppose à la prééminence de l’identique et de la répétition. Transfuge, toujours en dehors, échappant aux catégorisations, aux classifications. Il prend la tangente, n’est jamais là où on l’attend, se jouant des procédures d’identification et de tri. Alors, on préfère parfois l’effacer, l’objectiver, voire l’exterminer…

« L’histoire des mœurs, saisie dans la longue durée, nous apprend que les enfants ont été ignorés, déconsidérés, reniés, écrasés, battus, abandonnés, exposés ou rejetés sans remords et sans espoir d’aucune compensation. Tout simplement parce que l’enfance est fantasmée comme une existence indécise, pas encore humaine, ou vaguement bestiale. L’enfance, c’est de la vie, et encore de la vie, brute et brutale ; de la vie qui se soustrait à la culture, à la fois extrêmement fragile et menacée (en raison de la mortalité infantile), et aussi paradoxalement vivace, insistante, croissant et se multipliant, donc dangereuse » (Pierre Péju[2]).

Illustration 1

Une Science de lenfant ?

Grande est la tentation de bâtir des forteresses idéologiques, tout un appareillage discursif, mythologique, scientifique, afin de se bercer d’illusions psychopédagogiques et de savoirs spécialisés…

Il n’y a qu’à considérer tous ces dispositifs érigés pour se protéger de l’enfance : institutions, aménagements, réglementations, lois, mesures administratives, énoncés scientifiques, propositions morales, philanthropiques, etc. Ainsi, s’affirme l’illusion de maîtriser, d’exercer du pouvoir sur l’incertain, par le savoir et l’expertise. Ainsi, on veut aussi construire les enfants, les conformer ; orienter leur subjectivation, réguler les praxis, les interactions et les affects. Ainsi, il s’agit de gérer, de gouverner, de manager. Ainsi, l’enfance doit être capturée, orientée, déterminée, interceptée, modelée…

Car il faut bien les empêcher de vivre dans leur « monde » énigmatique et singulier, ces garnements, leur interdire d’exprimer leur propre culture enfantine.

Enfant sous cloche. Les spécialistes, à distance, l’observant et le mesurant. Et pensant ne pas interférer…Là s’exprime à l’évidence le fantasme de pouvoir évacuer les dynamiques identificatoires, l’ambivalence, les parts d’obscurité et tout ce qui circule à l’insu…Plus de pourriture ni de violence…

L’Enfance est finalement maintenue comme le lieu des projections collectives les plus aliénantes et les mieux défendues. « Comment résister à la fois au fantasme bourgeois de lenfant comme ultime réservoir de spontanéité créatrice et à limage du bon petit travailleur stakhanoviste ? » (Catherine Perret[3]).

Illustration 2

Ainsi, pour les experts du cerveau infantile, apprendre c’est « ajuster les paramètres dun modèle mental », « exploiter le potentiel de la combinatoire », « optimiser une fonction de récompense » (Stanislas Dehaene). L’idéal utilitariste dominant vise donc à formater l’enfant, à réduire la multiplicité de ses dimensions et de l’hétérogénéité qui le traversent à un ensemble de compétences à standardiser.

Indéniablement, la figure de l’enfant cristallise des représentations et des affects particulièrement révélateurs de l’ethos d’une civilisation et de son cadre normatif implicite – et ce d’autant plus qu’il s’agit de considérer les « déviances infantiles ». De fait, à travers le « traitement » de l’enfance se dit quelque chose d’essentiel sur le plan anthropologique, mettant à jour des strates fantasmatiques très signifiantes pour comprendre les fondements culturels d’une organisation sociale et ses impensés.

Manager la déviance

Si on veut saisir certaines orientations systémiques décisives concernant notre monde contemporain, les politiques en faveur de l’enfance et leurs idéologies consubstantielles s’avèrent donc particulièrement révélatrices, en particulier lorsqu’il s’agit d’appréhender l’anormalité infantile et sa gestion.

En conséquence, le « management » contemporain de l’enfance troublée révèle sans doute certains de nos mythes et de nos aveuglements, ainsi que l’insistance de nos inavouables paradoxes…

Car plus on évoque le handicap infantile, plus on oublie l’enfant. Les catégories taxinomiques recouvrent le singulier et l’insaisissable.

Voilà d’ailleurs ce peut en dire le sociologue Michel Chauvière[4] : « malgré les proclamations internationales urbi et orbi concernant les droits supérieurs de lenfant, nous serions en France discrètement en train de sortir du cycle historique de lintérêt de lenfant. Pour cela, il faut considérer lintérêt de lenfant comme une construction contingente, non seulement impliquant le droit subjectif à être protégé (en vertu du principe d’égalité), mais constituant aussi le cadre normatif de la possibilité de toute action socio-éducative et médicosociale ».

Illustration 3

Notre épistémologie « scientifique » et défensive revendique d’éliminer toutes les scories qui permettent justement de rencontrer un enfant et de prendre soin de lui : les affects, les fantasmes, les réminiscences, le désarroi, les désillusions, les errances, les regrets, les larmes et les engagements…

Et plus nous refusons d’être ainsi atteints, d’être altérés et touchés, plus l’enfant nous échappe. Il nous parait toujours plus insaisissable, il nous bouscule, il nous déséquilibre ; il creuse nos impuissances. Cependant, sommé d’être à la fois performant, désirable, disponible, discipliné, consommable, l’enfant résiste insupportablement en se dérobant aux assignations…

Alors, face à l’impuissance et au dépit, nous sommes de plus en plus traversés par nos fantasmes de maîtrise instrumentale qui encerclent toujours davantage l’enfance.

Et nous ne voyons même plus nos œillères doctrinales, qui nous conduisent à appréhender les enfants de façon impersonnelle, sérielle, en tant que processus chosifiés sur lesquels une gestion abstraite et surplombante peut se déployer. Les éléments auxquels notre dogme accorde son primat sont déshistoricisés, épurés des dynamiques sociales, relationnelles, affectives. Il faut figer, éliminer toute trace de complexité et d’inconnu, en érigeant quelques fragments de connaissance en totalité. Il convient prioritairement de normaliser l’enfant, de faire en sorte qu’il s’adapte de façon mimétique, en collage, aux critères qui le dissèquent et le brident à travers un conformisme aussi étriqué qu'aliénant. Privé de créativité et d’initiatives, il est finalement enfermé « d’après un patron dont les formes [ont] été conçues par d’autres » (D.W.Winnicott).

Le traitement de l’enfance troublante s’incarne alors à travers une constellation de dispositifs institutionnels créant un champ spécifique. Or, cette organisation témoigne d’une forme de sédimentation historique, d’aboutissement temporaire d’une dynamique susceptible d’être retracée dans sa généalogie. Car c’est en se penchant sur leurs déterminants originaires qu’on peut aussi discriminer les idéologies sous-jacentes. Derrière les strates instituées perdurent effectivement les représentations, les valeurs et les imaginaires. En dépit des changements de surface, des courants souterrains insistent, réémergent, en prenant d’autres formes, d’autres masques.

La question du traitement moderne de l’enfance déviante a commencé à s’instituer dans le courant du XIXème siècle. En effet, plusieurs prérequis étaient nécessaires à cette émergence socio-historique :

  • La constitution d’un sentiment de l’enfance et la représentation de besoins infantiles spécifiques - la conception d’une divergence infantile suppose au préalable celle d’un idéal-type d’enfant « normal»
  • Les enjeux démographiques et économiques relatifs à la reproduction de la force de travail
  • La constitution d’un savoir spécifique, avec son corrélât de normes et de dispositifs
  • Les préoccupations concernant l’hygiénisme et le contrôle médical des populations
  • Une nouvelle répartition des responsabilités éducatives et morales à l’égard de l’enfance, avec la limitation des prérogatives familiales en faveur de l’Etat
  • La structuration d’institutions chargées de repérer, de former, de discipliner, sous l’égide des pouvoirs publics

De lambivalence face à lEnfant

L’implication de l’Etat dans ce traitement de la divergence infantile a d’emblée été traversée par un mouvement ambivalent, oscillant entre protection et répression. En tout cas, l’idée d’une déviance infantile, d’une enfance à la fois menacée et menaçante, s’étayait sur un processus collectif de conscientisation, ainsi que sur une certaine orientation des sensibilités morales, ayant permis l’émergence de nouvelles catégorisations.

Dans cette dynamique, l’institution médicale porte également un dessein contradictoire. En ce qui concerne l’enfance déviante, on pourrait schématiquement opérer une tension dialectique entre :

  • La tendance neuropsychiatrique, visant prioritairement à catégoriser et à normer, dans un souci de prophylaxie sociale. Cette orientation s’appuie sur une conception héréditaire et essentialisée des « troubles» infantiles, et reste très imprégnée d’une dimension sécuritaire et eugéniste. Elle s’étaye sur une logique disciplinaire de la causalité, qui dégage des lois explicatives et des processus standardisés.
  • Le courant pédopsychiatrique du soin psychique, cherchant à soutenir des perspectives de désaliénation et d’émancipation subjective à travers des interventions relationnelles et socio-institutionnelles. Il s’agit davantage d’une logique de l’implication et de la singularité, appréhendant des situations plutôt que des faits sui generis.

Or, cette ligne de fracture ressurgit sans cesse, avec des mouvements de balancier et la persistance souterraine de contre-modèles et de résistance face aux hégémonies triomphantes.

Ainsi, la puissance séditieuse et indocile de l’infantile semble toujours charrier, telle son ombre, un impératif d’arraisonnement. Il faut réprimer ce pouvoir subversif et cette menace, museler l’enfance pour maintenir le contrôle sur les masses. Car l’enfant constitue une figure paradigmatique de l’anormalité et du possible. Tout ce qui peut rebuter les instances de pouvoir…

Doivent alors se trouver soumis à l’intervention psychiatrique toutes les conduites infantiles qui échappent et se disséminent, tous les comportements susceptibles d’être rabattus sur des résidus d’enfance. Indéniablement, l’enfant est un vecteur de généralisation de la déviance et du désordre. Il faut donc étendre toujours plus précocement les visées normalisatrices, tuer dans l’œuf les germes de la perversité infantile. Les enfants sont alors devenus la clef de voûte d’une traque systématique de l’anomalie, à partir de laquelle le contrôle médico-psychiatrique a pu se répandre.

Illustration 4

Selon Michel Foucault[5], c’est bien la réflexion sur l’enfant anormal (monstrueux, inassimilable, ou masturbateur) qui a finalement permis l’institution d’une science de l’irrégulier, au principe d’un ensemble de technologies disciplinaires de correction et de redressage.

La déviance infantile, son indocilité, sa perversité, apparaissent comme des vecteurs de désordre social, qui ont été pathologisés, médicalement codés, pour faire l’objet de procédés de réadaptation.

Au fond, la psychiatrie est originairement une science de l’infantilité des conduites anormales, de sorte que l’enfance est le point central de ce champ de savoir, de même que son principe de généralisation. De fait, se manifeste à ce niveau la crainte que les faiblesses infantiles puissent exercer des effets pathologiques lorsqu’elles ne sont pas corrigées et redressées à temps. Là s’enracineraient tous les écarts normatifs et déviances psychiatriques. Dès lors, « la place de la psychiatrie infantile se dessine dans le creux produit par la recherche dune convergence entre les appétits prophylactiques des psychiatres et les exigences disciplinaires des appareils sociaux » (Jacques Donzelot[6]).

Toutes les anomalies, aussi infimes soient-elles, sont alors dépistées, repérées, évaluées, catégorisées, et doivent s’inscrire dans un vaste dispositif de normalisation. Le pouvoir de la norme tend progressivement à supplanter l’autorité de la Loi.

Comme le souligne David Niget[7], au tournant du XXème siècle, la jeunesse est constituée à la fois comme un danger et comme une ressource. D’un côté, il faut garantir la stabilité sociale contre la marée montante d’une contestation populaire violente incarnée par la population juvénile. Mais, de l’autre, la jeunesse doit aussi devenir une potentialité, voire un capital, en l’adaptant aux impératifs économiques. Il faut donc conformer l’enfant et l’adolescent, à travers notamment la montée en puissance de l’expertise médicale, pédagogique et psychologique. Ainsi, dans la première moitié du siècle, l’enfance devient un objet central de la rationalité gouvernementale, voire la cible privilégiée d’une véritable biopolitique des populations et de colonisation sociale, via tout un panel d’interventions légales et normatives.

Dès lors, « la jeunesse n’est plus simplement considérée comme une population vulnérable qu’il s’agit de protéger des dangers qui la menacent, elle est conçue comme un capital humain encourant des risques, et qu’il s’agit de faire fructifier au moyen de politiques hygiénistes, pédagogiques, sociales, voire pénales »[8]. De la sorte, il s’agit aussi de produire un futur sujet soumis à l’ordre économique : la politique de l’enfance devient donc un outil pour produire et reproduire un corps social conforme aux nécessités de l’organisation capitaliste. Dans cette perspective, l’enfant à risque est celui qui reste « incorrigible », qui présente des comportements déviants et qui n’a pu être discipliné par les dispositifs éducatifs normatifs. Il devient alors la matrice d’un véritable gouvernement des populations, non seulement parce qu’il est une catégorie stratégique sur laquelle agir préventivement, mais aussi parce qu’il est appréhendé comme un paradigme heuristique pour l’expertise psychologique en pleine essor. « Une armée d’experts se penche alors sur le sort de l’enfant et de l’adolescent, définissant, à travers son incomplétude, à travers sa vulnérabilité, ses troubles et sa dangerosité, un espace d’intervention sociale dans lequel se glisser ». Cerné par tout un appareil institutionnel, l’enfance devient finalement un enjeu de légitimation, une matrice épistémologique, un levier d’action gouvernementale et technologique de réduction des risques sociaux, ainsi qu’un point de mire des interventions psychiatriques, pédagogiques, rééducatives, criminologiques, etc.

A l’heure actuelle, l’ambivalence à l’égard de l’enfance reste prégnante. D’un côté, on se soucie, indéniablement, de la protection, de l’éducation, du droit des enfants. Mais de l’autre, la tentation de la coercition disciplinaire reste toujours omniprésente, en contrepoint. Et, au-delà des revendications d’une modernité émancipatrice, nous restons sans doute captifs des linéaments généalogiques qui irriguent toujours nos dispositifs de « prise en charge » de la déviance infantile. Ces ferments et ces héritages se perpétuent insidieusement à travers les fantasmes managério-gestionnaires, cherchant à optimiser et à arraisonner. En dépit de leurs prétentions scientifiques et de leur volonté de rupture, les normes dominantes ne sont ainsi que des constructions socio-historiques, enracinées dans des traditions spécifiques, situées, et véhiculant leurs lots de préjugés, imprégnés de relents culturels ethnocentrés. A ce niveau, c’est bien la continuité qui prévaut. Cependant, ce qui apparait effectivement comme inédit a trait aux significations imaginaires sociales hégémoniques dans cette période de capitalisme néolibéral avancé et d’hypermodernité. Car, au-delà du dressage et du formatage, il est également exigé que les enfants deviennent performants, produisent, consomment, se rendent solvables…

Or, les représentations idéologiques de l’enfance déterminent l’orientation des dispositifs institutionnels et, de façon circulaire, le cadre spécifique des institutions tend à façonner les enfants pour les rendre le plus conforme possible à ces présupposés. Ainsi, le sentiment de l’enfance spécifique d’une époque est à la fois dépendant des cadres institutionnels, tout en orientant les dispositifs, dans une évolution coextensive.

Illustration 5
© Jean-Baptiste Greuze

[1] Op. cit. (2009)

[2] Enfance obscure, Gallimard, 2011

[3] Le tacite, l'humain : anthropologie politique de Fernand Deligny, Paris, Seuil, 2021

[4] In Inventer avec l'enfant an CMPP, dir. Tristan Garcia-Fons, Eres, 2010

[5] Les Anormaux (1974-1975), Paris, Éditions Gallimard, 1999

[6] La police des familles, Éditions de Minuit, 1977 ; éd. Poche coll. « Reprise », 2005

[7] Niget, David. « L’enfance irrégulière et le gouvernement du risque ». Pour une histoire du risque, édité par David Niget et Martin Petitclerc, Presses universitaires de Rennes, 2012

[8] David Niget, Op. Cit., 2012

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