« Les parents élèvent communément leurs enfants dans le seul dessein qu’ils s’adaptent au monde présent, fût-il corrompu. Or, ils devraient les éduquer pour que naisse un meilleur état futur » Emmanuel Kant
Suite aux vives réactions suscitées chez certains professionnels et associations d’usagers par le rapport du Haut Conseil de la Famille de l’Enfance et de l’Âge (HCFEA), nous avons souhaité donné un droit de réponse à Didier Salon-Macraud, nouvellement nommé délégué interministériel au management de l’enfance. En effet, ce rapport très partial dénonçait notamment la surprescription « inquiétante » de psychotropes dans la population infantile. Or, cet expert éclairé milite activement pour le droit des familles, et invite ainsi à relativiser, à positiver, et à rassurer. De fait, Didier Salon-Macraud prône effectivement une modernisation du traitement de l’enfance, à travers tout un ensemble de méthodes validées, du management neuro-cognitif en passant par l’amélioration médicamenteuse des performances, sans tabou ni conservatisme. En exclusivité, voici donc un entretien sans langue de bois avec un promoteur ardent de la modernité, du progrès et de l'innovation disruptive.
- Bonjour D. S-M. Suite à votre nomination à la délégation interministérielle du management de l’enfance (DIME), que pensez-vous des récentes polémiques suscitées par le rapport du HCFEA, concernant notamment la dégradation des soins pédopsychiatriques et une tendance lourde à la surprescription médicamenteuse chez les enfants ?
Ecoutez, cette polémique me semble tout à fait vaine et boursouflée. Elle témoigne pour le moins d’une méconnaissance totale des problématiques de l’enfance contemporaine et des orientations prises depuis des années par les gouvernements successifs.
D’ailleurs, à ce propos, le Dr Jean Chambry, président de la SFPEADA a exprimé sa grande émotion et sa réprobation. En effet, si les enfants vont de plus en plus mal, c’est normal qu’on leur bourre la gueule de psychotropes ! Quand un enfant s’agite, bouscule, proteste, sollicite trop d’attention, ne respecte pas les règles, il est avant tout prioritaire de réguler et de normaliser. Ainsi, tous ces prescripteurs consciencieux et modernistes n’oublient pas de « pense(r) aux enfants, adolescents et leur famille qui ont su vaincre leur réticence, pour accepter un traitement médicamenteux ». Nous aussi, nous ne les oublions pas, arrêtons de diaboliser la médication des enfants précarisés, exposés à la pauvreté et à des conditions de vie indigne : au moins, avec un traitement efficace, ils pourront davantage s’adapter et accepter - et puis, cela constitue un dispositif de contrôle social tout à fait performant ! - ; ne stigmatisons pas tous ces pauvres gosses rendus dépendants dès leur plus jeune âge à des molécules dont les effets à long terme ne sont pas bien documentés : la science va progresser, et on verra bien ce qu’il faudra faire plus tard, et, entre nous, il vaut mieux commencer à tester sur des pauvres…Et puis, tous ces parents en détresse, tous ces enfants en souffrance, et bien ils prennent aussi de sacrés risques pour que certains puissent publier, asseoir leur hégémonie médiatique, et, de surcroit, s’en mettre plein les poches. Car la France doit rester à la pointe de la recherche internationale en termes d’études et d’innovations, et on ne fait pas d’omelette sans casser quelques œufs…Comme le dit notre brave et dévoué Dr Chambry, « la présentation partiale de ce rapport pourrait être de nature à les inquiéter et représenter une nouvelle forme de stigmatisation ». C’est ce que vous voulez, stigmatiser ? Et bien pas nous ! Et d’ailleurs, les associations de famille nous soutiennent, et s’insurgent également de la violence inouïe du rapport du HCFEA à l’égard de leur travail d’influence, de prosélytisme et de népotisme. Nous sommes pour le progrès, pour les droits. Luttons contre l’intolérance, le racisme et aussi contre la transphobie d’ailleurs : tout le monde sous traitement ! - et en plus, ça relancera notre filière pharmaceutique d’excellence, et ça apaisera les éventuels antagonismes sociaux, la rage et le désir de révolte. De toute façon, si les enfants ne sont pas diagnostiqués, reconnus et traités, ils vont subir du harcèlement et se suicider, à coup sûr - d’ailleurs, la vague suicidaire actuelle chez les adolescentes est certainement liée à un manque de diagnostics et de protocoles médicamenteux. C’est ce que vous voulez, tout en culpabilisant les parents ? Franchement…
- Mais quelle politique revendiquez-vous en termes de bien-être de l’enfant, de prévention, de prise en charge ?
C’est simple : nous encourageons activement une politique de modernisation de l’enfance, soutenant à la fois l’autodétermination infantile et, en même temps, une normalisation inclusive précoce cherchant à promouvoir la performance, la productivité et la rentabilisation à travers une logique de marché. Nous devons trouver une solution technico-scientifique systématique et validée aux pleurs d'un enfant. La parentalité doit se reconfigurer : il ne s'agit plus de liens, d'affects, d'histoires, mais d'un processus d'optimisation de façon à faire éclore un individu compétitif sur le plan de ses capacités cognitives, en utilisant les dernières données probantes des neurosciences.

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- Que voulez-vous dire par là ?
L’enfance n’est pas scientifique, elle est incontrôlable, ingérable, improductive, incalculable, imprévisible, indéterminée, non-identifiée, etc. Elle échappe aux normes, aux classements aux déterminismes. Nous voulons donc résoudre cet état de fait inacceptable, normer, baliser, orienter, dès le plus jeune âge. Remettre des cases et de l’ordre dans ce foutu merdier. En conséquence, toute politique cohérente, progressiste et responsable sur le plan gestionnaire doit pouvoir créer des gradients, des catégories, enclore, étiqueter définitivement, et le plus tôt possible.
C’est la condition pour défendre des identités préétablies et officialisées, des reconnaissances, des Droits, des revendications catégorielles, et ce dès le plus jeune âge. Car, pour nous, l’enfant est avant tout un sujet de droit, il doit pouvoir revendiquer son appartenance à telle ou telle catégorie identitaire, et nous lui proposerons alors un accès préférentiel aux méthodes performatives de validation de son assignation : diagnostic, prestations, traitements, parcours, filières, identité. Un kit complet, une norme existentielle, un mode de socialisation, une orientation pour la vie. Et il y a aussi quelque chose de formidable dans notre époque : nous n'avons pas besoin de forcer les familles pour diagnostiquer leurs enfants. Au contraire, les parents réclament, se battent même pour obtenir un ou plusieurs diagnostics, pour étiqueter leur progéniture dès le plus jeune âge ! Ils exigent des bilans, des évaluations, des scores, des traitements ! Et après, ils font du prosélytisme pour être reconnus, pour convertir, pour obtenir des prestations spécifiques, des allocations, des aides...Autant dire que le gosse est coincé à tout jamais...Franchement, je n'aurais pu le rêver ; chaque matin, il faut que je me pince pour le croire. Il faut dire qu'il y a une petite rengaine qui marche très bien : les familles ont besoin d'être rassurées, et puis d'être confirmées dans leur absence complète d'implication par rapport aux difficultés de leurs enfants. Il faut certifier que les liens, les affects, les douleurs, les déchirures existentielles, les postures éducatives, les histoires partagées, les transmissions, etc. n'y sont absolument pour rien : c'est les gènes et le cerveau, il n'y a plus qu'à reprogrammer, et tout filera sans faire de vagues ! Merveilleux…Rousseau peut aller se rhabiller, lui qui formulait cette invitation : « respectez l’enfance, et ne vous pressez point de la juger ». « Laissez les exceptions s’indiquer ». Voilà un temps bien révolu !

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- Mais l’enfant n’est-il pas un sujet en devenir, en besoin de soins, caractérisé par son indétermination et sa vulnérabilité ontologique – ce qui constitue aussi son irréductible puissance ?
Écoutez, ce genre de propos est totalement réactionnaire, archaïque et absolument condamnable. Heureusement, les temps changent ; des militants courageux ne laissent plus ce type de paroles s’exprimer, imposant désormais des condamnations et des censures systématiques face à des positions aussi abjectes. Non, les enfants n’ont pas besoin d’être protégés, iels savent très bien ce qu’iels désirent, par rapport à ce que nous leur proposons. Iels ont la chance de pouvoir désormais devenir de libres consommateurs de leur identité, sur un marché dynamique, innovant et concurrentiel.
Nous allons libérer les enfants du poids d’avoir à devenir des sujets singuliers, inscrits dans une histoire et un devenir particuliers. Trop vertigineux, trop coûteux, trop dangereux. Non, nous privilégierons dorénavant les parcours balisés, les filières toute tracées, du confort et de la productivité. Du balisage et du repérage, du contrôle certifié, de la conformité validée. Ce que l’Union Européenne a réalisé avec la production agricole, nous allons l’imposer également dans la reproduction infantile. Du calibrage, de la monoculture intensive, de la productivité, des semences restreintes et sous licence, de la dépendance massive aux intrants, du hors saison, hors sol, sous serre, etc. Avec aussi un peu de main d’œuvre étrangère et sous-payée pour s’en occuper dans les parcours inclusifs.
- Au fond, il s'agirait d'éradiquer toute expression symptomatique infantile en tant que manifestation d'une subjectivité irréductible voire d'une résistance à l'ordre établi ?

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Bien entendu, il faut extirper les symptômes, les déviances, les irrégularités... Il faut empêcher les enfants de prendre la tangente à travers des bricolages singuliers, hors-normes, transgressifs. Il serait évidemment tout à fait inacceptable de laisser les mioches "jouir" de cette création, de cette formation de compromis, mouvante et transformable, en constante réinvention. Cette contingence, cette dimension inconsciente, fantasmatique, ce jeu, sont tout à fait insupportables. Inclassables. Improductifs. Donc, à éliminer, fermement sans transiger, à travers des protocoles de réductions des comportements à problème et des prescriptions stabilisatrices. Il est hors de question que l'on puisse ainsi laisser des enfants créer des fictions émancipatrices et identificatoires ou de quelconques subversions narratives... Non, les bambins doivent s'assagir et s'inscrire dans des faux-self identitaires préétablis, assignés par l'ordre fictionnel que les experts produisent, relayés par les associations et les familles. Chacun à sa place, et les affaires seront bien gérées.
- N’est-ce pas un peu effrayant comme perspective ?
Mais enfin ! Nous voulons de la sécurisation et de l’efficience. Et, pour cela, nous voulons diagnostiquer, épingler, dépister, catégoriser le plus tôt possible. Chaque rejeton doit pouvoir s’inscrire précocement dans une filière, de gré ou de force. Les dispositifs normatifs de médicalisation des déviances infantiles exercent déjà ce mandat : plateformes de diagnostic, centres experts, consultations spécialisées, Centre FondaMental, MDPH, etc. Mais, pour la majorité, ces procédures de classement n’auront même plus besoin d’en passer par une expertise médicale. Grâce à l’endoctrinement des familles, à l’influence des réseaux sociaux, à l’instrumentalisation des mouvements militants, au lobbying très actifs de certains représentants d’usagers, à la politique marketing des laboratoires pharmaceutiques, à l’émergence disruptive de vendeurs de tests, de coaching, de méthode de remédiation, etc., la plupart des enfants seront très rapidement auto-diagnostiqués et reconnus dans leur handicap identitaire spécifique, sans avoir besoin de recourir à une quelconque approche clinique.
Certains médias progressistes sont aussi acquis à notre cause : je citerai comme exemple ce remarquable article de Mediapart dénonçant les préjugés sexistes qui perturberaient le diagnostic de trouble hyperactivité / déficit de l’attention…Ha, ha, ha, franchement, c’est superbe : pointer l’hétéro-patriarcat pour déplorer l’absence de médication des petites filles : remarquables, je ne m’en remets pas, excellent !!
Il faut donc que nos adversaires passent pour des fieffés réactionnaires, qu’ils soient définitivement mis au banc - alors même que les associations défendant bec et ongles la reconnaissance de ce type de « troubles » et déplorant leur sous-diagnostic sont financées par les laboratoires, qui engrangent de juteux profits en refourguant leurs molécules dès l’enfance, et pour toute la vie !
Voici un autre exemple de cette logique d’écrasement de toute adversité vis à vis de la propagande moderniste : la moindre critique du documentaire « Petite Fille » de Sébastien Lifshitz, en tant que représentation d’une ingérence médicale normative, disciplinaire et désubjectivante, ne doit désormais conduire qu’à des accusations de transphobie ou d’hétéronormativité. Tous ceux qui oseraient questionner, prendre du recul, ou s’inquiéter des éventuelles dérives de ces dispositifs - et non des ressentis des personnes - doivent être renvoyés à leur obscurantisme, à leur violence et à leur totale incompréhension. Nous devons imposer le Vrai et le Bien, recruter, aligner nos émules à coup de slogans et d’affects, pour entraver la pensée. Laissez-nous faire, nous vous soulageons…L’enfance va redevenir bien hygiénique, aseptisée, obéissante et servile, sous contrôle médical. Au garde à vous ! Tous ces garnements réfractaires, agités, rebelles, subversifs, prédélinquants : sous pilule, remédiation, thérapie comportementale, réassignation !! La personne mineure ne doit plus être considérée comme un enfant, mais un handicapé enfin reconnu comme tel, dépisté et traité selon les recommandations de bonnes pratiques de la Haute Autorité de Santé.
- Chaque enfant devrait finalement s’inscrire dans une filière identitaire de handicap ?
Oui, à partir du moment où le handicap est appréhendé comme un préjudice lié à des discriminations, chaque enfant devrait effectivement pouvoir être reconnu comme handicapé, ayant dès lors besoin d’une stratégie efficiente de compensation ainsi qu’une validation officielle de son statut de victime. Par exemple, un enfant qui pourrait bénéficier d’un maintien à l’école maternelle du fait d’une certaine immaturité devra désormais en passer par une reconnaissance de handicap, la MDPH exigeant également des bilans psychométriques complets pour catégoriser les déficits…traçabilité, filières, identification !

Dans cette logique identitaire du handicap, l’idée est que chacun se retrouve enfermé dans une condition, dès la plus tendre enfance, avec un sentiment d’incommunicabilité à l’égard de la différence, facile à détourner en termes de revendication et de ressentiment, de lutte contre les stigmates sociaux. Alors, petit tour de passe-passe, il s’agira de revendiquer une reconnaissance, des droits formels - cela ne mange pas de pain-, quelques prestations peu onéreuses, etc. On propose un kit adaptable à chaque situation, déclinable à l’infini, exercé à partir d’instance de tri et de parcours balisés. En contrepartie, nous demandons simplement de bien respecter les séparatismes, de bien se cloisonner au sein de sa communauté identitaire, de ne pas converger dans les luttes, et surtout, surtout, de revendiquer la désinstitutionnalisation, l’éclatement des Communs et le refus des Soins, au nom des Droits et de l’anti-validisme.
- Mais cette politique d’extension généralisée du champ du handicap ne risque-t-elle pas d’invisibiliser les situations les plus tragiques, nécessitant impérativement des soins et un accueil de la singularité ?
Évidemment. Mais ces situations ne sont pas porteuses, sur le plan médiatique ou politique. De fait, nous avons privilégié une forme de dilution de la notion de handicap, à travers notamment la promotion de certains mouvements de représentation des usagers. En effet, les représentants auto-proclamés sont souvent des personnes qui ont des entraves sociales limitées, mais qui ont besoin d’affirmer leur appartenance à un champ identitaire. Dès lors, ils sont très actifs, très revendiquants, très prosélytes. Ils saturent l’espace médiatique, et ils contribuent à l’invisibilisation des situations les plus « lourdes », ceux-là même qui auraient besoin de soins institutionnels. Grâce à cette « dilution », on peut en toute impunité démanteler les institutions soignantes, en faveur de plateformes et autres centres experts. L’accent doit être mis sur l’étiquetage, pardon, sur le diagnostic, et après, on propose quelques prestations à la personne et on ouvre un marché de prestataires privés à fort potentiel lucratif. Comme le revendiquait mon maître, Michel Laforcade, il faut imposer la réhabilitation sociale et le mouvement pro-famille sur tout le territoire – notez au passage que nous avons réussi à imposer l’idée que les soins pédopsychiatriques étaient anti-famille !! Purée, qu’est-ce qu’on peut faire gober de nos jours…Bref, ce bon Michel préconise également des « paniers de service » en rapport avec des filières de triage précoce : allocations, prestations validées, prescription...
- Donc, les enfants n’auraient plus à devenir eux-mêmes, à élaborer quelque chose d’un devenir, à dégager leur subjectivité à partir des dynamiques relationnelles et identificatoires ?
Foutaises que tout cela, relents puants de psychanalyse. C’est interdit, je vous le rappelle, incitation à la haine et à la culpabilité, condamnable. Vous n’allez tout de même pas mettre sur le tapis des horreurs telles que la sexualité infantile ou la vie fantasmatique ? Les enfants sont déterminés dès leur naissance par un programme neuro-génétique, voilà ce que démontre la science. Dès lors, il faut pouvoir catégoriser le plus tôt possible leur appartenance, de façon à bien les aiguiller, les inclure, et les faire fructifier sur le marché de l’exploitation, pardon, du travail.
Et puis, soyons honnêtes, cet étiquetage précoce au sein d’une taxonomie identitaire est beaucoup moins coûteux que toutes ces fadaises de subjectivation et autres trucs compliqués. Non, il faut épargner à la future main d’œuvre asservie les affres de l’existence, protéger les parents du doute, de l’indéterminé du devenir, etc. Par ailleurs, nos classements diagnostics certifiés ont également le mérite de ne pas venir alimenter des prises de position politique et des résistances. On assèche tout cela le plus tôt possible, et tout ira pour le mieux. Quand vous êtes sous perfusion inclusive, vous la bouclez, vos droits sont respectés, avec un minimum d’investissement pour les finances publiques. Et puis, la médication permet à la fois une augmentation de la perfomance, une silenciation, une normalisation comportementale, une désubjectivation, tout en relançant une filière d’excellence…
- De telles orientations ne risquent-elles pas d’induire une négligence à l’égard des situations de maltraitance, d’abus, de carences ?
Bon, écoutez. Les recommandations actuelles affirment qu'il existe des confusions entre les signes de maltraitance et les symptômes des Troubles Neuro-Développementaux. En réalité, ce qui est pris par les professionnels comme des éléments de préoccupations par rapport à d'éventuels mauvais traitements sont simplement l'expression d'une condition neuronale spécifique et mal interprétée. Arrêtez donc de chercher des traumatismes, des abus, des négligences, etc. Il s'agit tout simplement de "troubles" non diagnostiqués, ou des méconnaissances des professionnels non formés par rapport à l'expression symptomatique de cette neuroatypie. En conséquence, cessez d'importuner les familles, de les culpabiliser, de leur chercher des poux, et contentez vous de poser des diagnostics validés scientifiquement. Vous savez, ce Freud auquel tant de psys se référent encore, et bien lui aussi a abandonné sa "neurotica", sa théorie de la séduction, c'est à dire l'idée que les troubles de ces patientes pouvaient être liés à des traumatismes sexuelles précoces, plus ou moins refoulés, en faveur d’une théorie du fantasme. Et bien c'est pareil désormais. Il faut arrêter de voir de la maltraitance là où il n'y a que des troubles du neuro-développement. Point barre.

Par ailleurs, dans les situations où il y aurait quand même des histoires un peu sordides - ça peut arriver, en dehors du champ immunisé des TND - et bien cela témoigne d'un mauvais investissement parental par rapport à leur progéniture, un problème de design du projet. Plutôt que d'optimiser la marchandise et d'attendre un retour sur leur investissement reproductif, certains parents préfèrent profiter d'une jouissance à très court terme, laisser libre cours à leur droit de possession, d'usufruit et d'usage. Dommage...Mais c'est leur problème s'ils n'ont pas su développer ce patrimoine à optimiser et à faire fructifier, tant pis pour eux. Pas besoin d'en rajouter : ils s'en mordront déjà les doigts car leur produit ne sera plus très rentable et compétitif sur le marché scolaire et professionnel. Fallait y penser avant d'assouvir ses pulsions, ou son besoin narcissique d'emprise...
- En vous écoutant, on pourrait vraiment avoir l’impression que vous haïssez l’enfance, et que vous voulez en réduire toutes les spécificités?
Oui, dans un souci de justice égalitaire, nous voulons annihiler le statut infériorisé de l’enfant, qui reste encore un vecteur de discrimination inadmissible. La personne mineure doit affirmer son droit à consommer, à choisir, à investir, à s’inscrire très tôt dans une carrière identitaire diagnostiquée. Pour cela, il faut libérer l’enfance de toutes ces institutions archaïques qui l’enferment et l’aliènent, il faut absolument désinstitutionnaliser, et proposer des prestations sur marché libre et concurrentiel. Vouloir maintenir ces institutions archaïques, c’est valoriser la ségrégation et être définitivement validiste, voire réactionnaire. Arrêtons de contraindre nos chérubins, arrêtons de vouloir construire leur autonomie, alors qu’ils sont déjà des consommateurs tout à fait rentables. Bon, par ailleurs, les institutions en charge de l’enfance, éducation nationale, aide sociale à l’enfance, prévention de santé, structures médico-sociales, pédopsychiatrie, etc., coûtent un pognon de dingue. Nous allons donc faire des économies en imposant leur démantèlement, via le mantra de la désinstitutionnalisation, tout en proposant, en compensation, des allocations à la personne, et l’ouverture de marchés privés lucratifs, avec des produits très tendances et inclusifs : coaching, remédiation, éducation positive, etc.
- Évacuant la singularité, il n’y aurait donc qu’une solution univoque pour tous : l’inclusion systématique et normative ?
Oui, tout à fait, c'est le seul destin possible à la fois pour restreindre les financements publics, garantir un vernis de politiquement correct, tout en entravant concrètement les possibilités concrètes d'émancipation et d'alternatives aux normes aliénantes. Mais pour cela, il a fallu faire infuser l'idée que la vulnérabilité n'avait pas besoin d'être accueillie et que le soin était systématiquement une stigmatisation. Dans cette logique, Sophie Cluzel a accompli un travail idéologique remarquable. Écoutez plutôt : « à vouloir protéger des personnes jugées trop faibles, nous avons fini par les exclure de nos vies et les rendre invisibles »...Sacré paradoxe que d'assimiler les pratiques subjectivantes et protectrices à des processus de relégation ! Avec encore un peu d'effort, on va vraiment réussir à faire croire que le « handicap » est un préjudice iatrogène lié au soin ! Selon Cluzel, cette remarquable visionnaire, il faut donc changer de paradigme, et « déplacer le centre de gravité du médico-social au sein des murs de l’école » - franchement, vu l'état actuel de l'institution scolaire, les logiques de séparatisme social, les normes astreignantes, le délitement des collectifs, on peut être sûr des effets émancipateurs d'une telle inclusion forcée ; ha ha ha ! quelle déconneuse cette Sophie...Mais, comme elle le revendique, « le handicap doit être l’accélérateur de l’innovation pour le bien commun ». C'est vrai qu'à travers la politique du handicap, nous pouvons activement démanteler les institutions, privatiser, attaquer les principes de la solidarité collective, de l'accueil, de la rencontre, de la prise en compte de la singularité, etc. Désormais, nous pouvons catégoriser les individus dans des identités, dans des communautés, dans des destins et, au final, proposer à tout le monde le même horizon : devenir auto-entrepreneur de soi sur un marché concurrentiel. La classe ! Et puis, bien sûr, ce que nous visons au-delà, c’est la Sécurité Sociale, les protections collectives, la solidarité, le programme institutionnel du Conseil National de la Résistance… « Leurs jours heureux », ils peuvent se les carrer dans l’oignon, tout le monde au turbin, pour produire toujours plus, tous logés à la même enseigne sans discrimination !
- Cependant, ne craignez-vous pas que ces orientations politiques viennent creuser les inégalités sociales, et entretiennent une forme de décollectivisation, voire de repli sur la sphère privée au détriment de toute mixité et vivre-ensemble ?
Houlà, comme vous y allez avec vos grands mots. Mais enfin, les gens ne veulent plus rencontrer l’altérité ; ils veulent de l’entre-soi, du pareil, partager la même condition identitaire, être inclus dans une communauté. L’étrangeté, la différence, cela dérange. Chacun peut dorénavant revendiquer ses particularités neuro-cognitives, sa diversité neuronale, et le désir de ne plus être confronté aux « typiques », à tous ceux qui ne sont pas comme eux. On crée donc des niches de marché, on érige des cloisonnements pour lutter contre le caractère insupportable de la mixité sociale et des Communs. C’est ce que veut le peuple !
- Donc, pour vous, le soin, les rencontres, les pratiques altératrices, la psychothérapie institutionnelle, etc., tout cela doit être jeter au rebus?
Mais évidemment, cela va de soi ! En l’occurrence, nous avons remporté une véritable bataille culturelle, en faisant infuser l’idée que le soin était une violence, une aliénation, et non plus un vecteur d’émancipation. Il faut dire que, pour remporter cette guerre idéologique et imposer un discours hégémonique, nous avons tellement démanteler les institutions soignantes, qu’elles en sont devenues des établissements de redressement, de contention, de normalisation.
Par ailleurs nous avons su mobiliser des associations d’usagers qui ont activement milité pour la désinstitutionnalisation, pour la revendication de procédures diagnostiques standardisées, pour le refus des approches soignantes en faveur de procédures exclusivement rééducatives ou médicamenteuses. Et puis, nous avons aussi embarqué dans notre combat des mouvements militants, des médias progressistes, etc. Tout en finançant tout cela par l’industrie pharmaceutique. Et hop, le tour est joué !
- Et sur le plan de la prévention, des déterminismes socio-politiques de la santé psychique des enfants, des facteurs d’environnement, etc., que prévoyez-vous?
Et bien, nous avons le rapport « les 1000 premiers jours », nous créons de nouveaux dispositifs de repérage et de coordination, en prélevant les financements des maternités, des PMI, de la médecine scolaire, etc. - qui n'étaient que de véritables gabegies... Car nous avons désormais des axes modernisés, en phase avec les progrès du neuro-management : compétence, performance, adaptation, autorégulation, gestion des émotions, etc. Nous allons transformer l’enfance, en mobilisant activement les parents afin qu’ils adoptent des attitudes multimodales de façon à favoriser le développement précoce de l’autocontrôle, et arraisonner très précocement les troubles du comportement annonciateurs d'une pré-délinquance ou d'une mauvaise productivité.
- Y-a-t-il encore une place pour la clinique, pour la rencontre thérapeutique, pour l’engagement soignant au milieu de tout cela ?
Bah non…vraiment, il faut vous libérez une bonne fois pour toute de ces vieilleries. L’approche médicale scientifiquement validée doit désormais viser la transformation, le (re)modelage, l’innovation anthropotechnique. Il faut accompagner les désirs de performance et construire de nouvelles normes comportementales. Repoussons les limites, médicalisons le petit d’homme dès sa naissance, garantissons un étiquetage et une traçabilité conformes, créons des filières, séparons le bon grain de l’ivraie, invisibilisons les indésirables et les improductifs, écrasons toute velléité d’émancipation à coup de médications et de rééducation…
Débarrassons-nous, enfin de la dimension subversive de l’enfance, de sa résistance et de ses refus. Au pas ! Tous ces bambins irrévérencieux vont enfin savoir qui gouverne ! Comme le disait Proudhon, « être gouverné, c’est être, à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostillé, admonestée, empêché, réformé, redressé, corrigé ». Voilà !

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- Merci D. S-M d’avoir répondu à nos questions et d’avoir exposé très explicitement la doctrine…
Mais je vous en prie. Et je tiens également à adresser mes remerciements chaleureux à tous ceux qui se battent avec moi pour qu’advienne enfin cet horizon tant désiré : plus de sales mioches dans les pattes…

« Notre espoir réside toujours dans l’élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle » Hannah Arendt