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Billet de blog 20 mai 2025

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Attention, enfants ! (10) psychopathologie individuelle ou collective ?

Les conceptions actuelles des déficits d'attention de l'enfance mettent l'accent sur des facteurs endogènes, inhérents à un neuro-développement troublé du fait de facteurs génétiques. Or, une telle interprétation tend à évacuer les implications relationnelles, sociales, politiques...Un enfant se développe en interaction, et ses troubles s'intègrent inévitablement dans un milieu

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En ce qui concerne les enfants inattentifs et agités, la messe est dite : ils sont génétiquement déterminés à devenir hyperactifs, ils portent en eux une défaillance intrinsèque qui perturbe leur neurodéveloppement. Dès lors, pas besoin de s'intéresser à leur histoire, à leur milieu, à leurs conditions de vie...Aux maltraitances, carences et délaissements. Il suffit de les corriger, par des psychostimulants, et de rééduquer les parents afin qu'ils puissent faire avec cette tare originelle. Voilà l'impératif : s'adapter, faire avec, et ne surtout pas s'interroger...Surtout pas...Car on en viendrait peut-être à s'intéresser à certains arrière-plans socio-politiques, ce qu'il faut absolument occulter en individualisant, en médicalisant, en pointant des causalités uniquement organiques et génétiques.

Illustration 1

Nonobstant, le symptôme hyperactif devrait pour le moins être intégré dans l’économie globale de la personnalité de l’enfant et dans les enjeux de son environnement affectif. En aucun cas, l’entourage familial ne doit pour autant être décrété « cause » de l’hyperactivité, dans la mesure où c’est bien le niveau de l’interrelation qui est appréhendé, toujours articulé au Social.

En premier lieu, l’impératif serait peut-être de pouvoir défaire le clivage artificiel entre le moment de l’évaluation et celui du soin. De fait, privées de leur ancrage dans le champ de la pratique soignante, les théories ne sont plus que des croyances, voire des défenses ou des dogmes idéologiques. Or, comprendre un enfant suppose de pouvoir s’engager dans une rencontre ayant une certaine épaisseur temporelle. Il faut s’extraire de l’instant, pour investir la durée et laisser émerger l’imprévu…Ce qui amène nécessairement à déconstruire les explications réductionnistes et univoques...

Par ailleurs, le traitement relationnel implique de considérer l’ensemble de l’économie psychique de l’enfant dans une compréhension psychopathologique élargie, sans se référer uniquement à une approche catégorielle qui tend à isoler le symptôme hyperactif de la structuration psycho-affective et de la dynamique interactionnelle. Cette modalité d’intervention permet également d’appréhender les troubles relationnels intrafamiliaux instaurés autour du déficit de l’enfant (culpabilité parentale, conflits conjugaux, rejet par la fratrie ou la famille élargie, discordances éducatives, isolement social…).

En définitive, l’hyperactivité infantile semble occuper une position paradigmatique au sein du champ pédopsychiatrique, de par sa capacité à cristalliser les enjeux qui traversent cette discipline, à la fois au niveau théorique et des pratiques de soin. Plus globalement, on peut même considérer que la problématique hyperkinétique interroge les représentations sociales de l’enfant, dans un mouvement qui met en exergue les contradictions et les clivages des adultes vis-à-vis de la génération en devenir. Entre laxisme, idéalisation et intolérance, il se manifeste en effet un grand désarroi dans le rapport à la réalité infantile. Ainsi, les débats actuels autour du Trouble Déficit de l'Attention avec Hyperactivité sont sans doute à la mesure de la dimension passionnelle des problématiques qui gravitent autour de ce « fait psycho-social total » ; d’où peut-être cette tendance caractéristique à faire émerger des théories réductrices, conduisant à favoriser des pratiques unidimensionnelles et opératoires. Celles-ci permettent en effet de désamorcer les phénomènes d’angoisse et de culpabilité qui semblent infiltrer sur un mode projectif le regard des adultes sur la pulsionnalité infantile agissante. Catégoriser, diagnostiquer, traiter …autant de subterfuges pour ériger un fantasme de contrôle et de pouvoir, alors même que le désarroi s’insinue face à l’instabilité de l’enfant… Mais la priorité est-elle de se protéger de nos affects contre-transférentiels, de notre propre confusion et de nos peurs de l'impuissance ?

Tout l’enjeu consiste alors à « décrypter » les motifs latents charriés par les modèles de l’hyperactivité infantile, de façon à pouvoir révéler les présupposés idéologiques qui de déploient autour de cette « pathologie ». De fait, un tel « syndrome » se situe à l’intersection du comportemental et du cognitif, de l’affectif et du relationnel, entremêlant au sein même de sa définition le corps et la psyché d’un enfant en développement à travers ses façons d’entrer en interaction avec son milieu.

Les modèles de l’hyperactivité infantile véhiculent implicitement des représentations théorico-cliniques, qui influencent en retour les modalités d’interagir avec ces enfants. Il convient alors d’essayer d’expliciter ces déterminants latents, de façon à pouvoir se dégager d’une rhétorique fonctionnant en vase-clos, et générant par la suite des actes thérapeutiques unidirectionnels. Car les dispositifs experts de diagnostics contribuent à créer le syndrome, en circonscrivant des symptômes, en définissant les comportements, en assignant des identités, en construisant des carrières, en profilant des destins...

Illustration 2

Rencontrer un enfant hyperactif, c’est inévitablement se confronter à ses propres représentations de l’enfance, de l’acte, et de la place du mouvement dans l’économie psychique. La désignation d’un enfant par un symptôme s’avère déjà assez problématique, d’autant plus quand la nature de celui-ci renvoie à une qualité qui semble singulièrement prônée par notre modèle social. On encourage l’agitation infantile, tout en la pathologisant...Cette forme de stigmatisation d’un comportement peut paradoxalement faire violence, dans la mesure même où il apparaît clairement que l’activité motrice, l’opposition voire même l’agressivité font partie intégrante de la vie émotionnelle et sous-tendent en grande partie le développement psycho-affectif du jeune enfant.

C’est en définitive la tolérance du milieu social à l’égard de la mobilité infantile qui est particulièrement interrogée par l’hyperactivité. En arrière-plan, on ne peut effectivement faire abstraction de la normativité sociale, en regard de ce qui est implicitement considérer comme acceptable dans le comportement infantile. La position de l’enfant au niveau collectif s’avère de fait fixée dans un cadre très restrictif ; en effet, celui-ci semble mis en devoir de combler par son accomplissement le narcissisme parental et, par conséquent, il est soumis très précocement à des exigences extrêmement contraignantes L’agitation désorganisée de l’enfant hyperkinétique entre alors en résonance contradictoire avec les injonctions de performance individuelle, et suscite de fait des contre-attitudes assez massives : rejet, inquiétude, intolérance, culpabilité…ce qui finalement amène à solliciter un traitement normatif socialement acceptable. Tout en individualisant les enjeux, en désignant le cerveau troublé et le génome déviant…Exit les dynamiques socio-politiques, exit le traitement institutionnel de l’enfance, exit les conditions concrètes d’existence…

A la place, on impose des mythologies pédagogiques totalitaires, tout un appareillage discursif imprégné de technoscientisme et de valeurs idéologiques. Désormais, l’enfant doit prioritairement développer des compétences calibrées, à travers des procédures dogmatiques de standardisation, en phase avec les exigences du Capital. Et pour cela, on est évidemment prêt à sacrifier le monde de l’enfance, ou tout résidu de « culture enfantine ». L’Enfant ne doit plus bousculer les attentes et les programmes ; il lui est interdit de s’exprimer depuis une place qui n’est pas prévue dans le scénario. Il doit devenir un individu neuro-cognitivo-apprenant, et s’identifier à sa condition. Peu importe si cette reconfiguration, tout en se masquant derrière les apparats de la neutralité, de la modernité et de la scientificité, transporte en réalité tout un ensemble de préjugés, de jugements moraux et d’impératifs normatifs qui permettent d’exercer un contrôle social par la médicalisation. Dans l’opération, des intérêts convergent trouvent en tout cas une certaine légitimation, avec des accords tacites entre l’industrie pharmaceutique, l’institution scolaire "modernisée", la famille néolibérale, le champ psychiatrique, et des orientations bio-politiques dominantes. Ce qu’on exige désormais des enfants, ainsi que de leur parcours développemental, est dorénavant établi comme naturel, allant de soi, alors qu’il s’agit d’attentes culturellement construites. A travers la médicalisation, il s’agit aussi de catégoriser chacun par rapport à un rôle attendu, en exigeant une adaptation à un cadre normatif coercitif. Au final, le diagnostic est là pour inscrire le sujet dans une identité, et l’informer de son destin.

« De même que les hystériques du XIXème siècle représentaient la répression du sexuel féminin dont elles étaient victimes, les enfants hyperactifs sont les martyrs de notre temps, les témoins de la dynamique profonde de notre culture et représentent un point d’arrivée sur la voie du contrôle social. En fait, l’enfant diagnostiqué manifeste à la fois la faiblesse de la société dans l’imposition de frontières, de limites et une affirmation brisée de sa singularité, la tentative maladroite d’éviter le rôle et le soi que l’institution tient comme acquis pour lui » (Giuseppe Rociola).

Autorisons-nous donc un petit détour....A travers le récit poignant de son enquête familiale, « Mon vrai nom est Elisabeth », Adèle Yon revient sur la pratique de la lobotomie dans l'après-guerre. Cette opération de psychochirurgie visait à émousser les réactions affectives, à neutraliser les conduites d'opposition, à limiter les préjudices que des comportements problématiques pouvaient porter à l'entourage. Indubitablement, l'objectif était de restaurer une capacité à s'adapter à un milieu, sans en troubler la sérénité, de réguler et de contenir les divergences, de diminuer affectivement un individu, de le rendre indifférent, pour qu'il devienne conforme aux exigences de la communauté sociale... Anesthésier le tragique de l'existence, évacuer toute forme de contestation à l'égard de l'ordre du monde, bâillonner les résistances et les confrontations, réduire toute velléité de fuite, atrophier les puissances imaginaires et créatives...Le critère de succès de l'opération était explicitement l'intérêt social, la restauration de la productivité et de l'acceptation silencieuse. Or, Adèle Yon souligne une large prééminence féminine dans les profils de patients ayant subi ce type de psychochirurgie : soit de grandes agitées chroniques, réfractaires à toute forme de traitement, soit des jeunes femmes, souvent issues de milieux favorisées et bourgeois, pour lesquelles la décision de lobotomie était régulièrement prise par un membre de la famille, père ou mari. Pour celles-ci, la décision était motivée par leur caractère rétif, instable, venant incommoder l'ordre patriarcal traditionnel. Et ces "indications médicales" de leucotomie étaient très imprégnées de partis pris idéologiques ou moraux, avec une zone grise entre le traitement et la punition de comportements jugés importuns...

Illustration 3
le Dr Walter Freeman pratique une lobotomie en 1949

Au fond, l'argument selon lequel « le neurochirurgien était en mesure d’ôter la folie comme un cancer » - et non de contenir une forme d'insoumission - permettait « d’adoucir aux yeux des familles la réalité de la procédure médicale, dont on mesurait parfaitement qu’elle allait diminuer la patiente, cette diminution étant précisément visée pour la réintégrer à l’ordre social ». En arrière-plan, la croyance en l'origine organique de la maladie mentale « est précisément celle qui, depuis l’attribution de l’hystérie aux organes génitaux féminins, a justifié un contrôle des minorités par leurs corps ». Car « la lobotomie, comme les opérations sur la sphère génitale avant elle, n’est que la traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle déjà à l’œuvre, par laquelle une partie de la population s’arroge légalement des droits sur le corps d’individus considérés comme inférieurs ». « Ceci pourrait constituer le premier facteur d’explication au fait qu’une majorité de femmes en ait été victime, et non loin derrière, d’enfants »...Tiens, tiens...

Dans cette opération, désir de possession et désir d'annulation se mêlent dans un même élan, le traitement médical n'étant finalement que l'étape ultime d'un « processus de négation de l’autre qui structure déjà les rapports familiaux ». Ainsi, l'affirmation de l'organicité des troubles mentaux contribue à justifier un contrôle sur les corps et à entretenir des rapports de domination et assujettissement.
Car ce discours a un avantage certain : « il permet d’évacuer toute responsabilité du milieu, du trauma, ou de tout autre facteur qui ne serait pas réductible à un déséquilibre chimique ou neuronal. A ces troubles, seule une réponse clinique, c’est-à-dire chirurgicale ou médicamenteuse, peut être donnée. Ce discours permet d’innocenter : la famille, le milieu et la société qui les englobe l’une et l’autre. Il permet d’innocenter le mari, sur lequel tout l’équilibre familial est bâti, et le père avant lui. Il les innocente aussi bien de la responsabilité de la maladie que la décision de sa prise en charge barbare. Si ça vient du corps, il n’y a pas de coupables » ....

Certes, il ne s'agit pas de faire d'amalgame entre la lobotomie et la prescription de psychostimulants aux enfants, soyons sérieux... Mais n'y-a-t-il pas, dans les deux cas, une volonté de pathologisation et de muselage ? Une dimension très normative et répressive qui s'exerce sous couvert de médicalisation ? Indéniablement, l'immaturité, l'agitation et la débandade infantiles peuvent être ressenties comme insupportables, alors il faut bien contenir ces échappées...Dès lors, les enfants sont identifiés, expertisés, étiquetés ; et puis, sédatés, rééduqués, formatés..On leur impose un script, on les enserre dans une condition cérébrale, on explique leurs agissements par un trouble neuro-génétique...

Illustration 4

Ultérieurement, pour éviter toute velléité d’expression singulière, et écraser toute tentative de subjectivation, des processus d’enclosure identitaire / communautaire sont systématiquement encouragés : il faut s’agréger, défendre sa condition neuronale, promouvoir et diffuser son diagnostic, etc. L’objectivation des troubles et les procédures pharmaco-cognitives permettent finalement de diluer toute forme d’implication subjective ou collective : l’incapacité-déficit est dans le sujet, mais elle ne dépend pas de lui, et encore moins des dynamiques socio-politiques.

Au final, « les enfants hyperactifs nous montrent à quel point le discours social contemporain évolue en sens inverse de celui de l’éducation. Lorsque des institutions - publiques ou privées - normalisent l’enfant pour que le discours institutionnel puisse continuer à tourner, cela signifie renoncer à l’éducation. Lorsque l’adulte, lui-même angoissé, refuse la question, certes insupportable, que lui renvoie l’enfant hyperactif, l’acte éducatif devient un acte pervers » (Giuseppe Rociola) …A bon entendeur

Peut-être va-t-il falloir s’intéresser plus profondément aux conditions d’environnement dans lesquelles les enfants sont immergés, et qui pourraient largement contribuer à cette « épidémie » de troubles attentionnels ?

A suivre…

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