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Billet de blog 22 avril 2025

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Attention, enfants ! (6) : l’hyperactivité comme symptôme social

En dépit des revendications de naturalisation, le Trouble Déficit de l'Attention avec Hyperactivité s'intrègre dans certaines évolutions anthropologiques très intriquées au néolibéralisme : neuroessentialisme, individualisation et médicalisation de problématiques sociales, dépolitisation, dimension de contrôle des populations, ouverture de marchés...

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Comme on l'a vu précédemment, la dimension "épidémique" du Trouble Déficit de l'Attention avec Hyperactivité ainsi que le recours extensif à la prescription de psychostimulants chez les enfants devraient aussi être appréhendés sur un plan socio-anthropologique. 

Déjà, il y a cette polarisation sur l’individualisation des problématiques, ainsi que sur leur médicalisation, allant de pair avec l’occultation des dynamiques socio-politiques d’arrière-plan. Là, une prescription est censée normaliser les problèmes de comportement, notamment à l’école, sans s’interroger sur le délitement du système scolaire, la précarisation des conditions de vie, etc. Selon Peter Conrad, « en se concentrant uniquement sur les symptômes et en les regroupant sous le nom de TDAH, nous mettons de côté la possibilité de voir le comportement non comme une maladie, mais comme une adaptation à une situation sociale » - aussi dégradée et inepte soit-elle…La prescription permet alors de perpétuer un système, sans remettre en cause ses fondements. Les réactions des enfants ne sont pas l’expression d’une protestation, d’une nécessaire remise en cause, mais un trouble médical qu’il faut traiter comme tel…. Ainsi, cette généralisation de la psychopharmacologie en population pédiatrique peut être appréhendée comme un moyen de contrôle social, évitant de trop bousculer l’environnement auquel sont exposés les enfants. Les disparités socio-culturelles en termes de recours à la prescription traduisent d’ailleurs la grande variabilité des normes en termes de volonté de standardiser les comportements par la chimie. Ce qui est acceptable pour tel spécialiste, ou tel milieu social, sera absolument rédhibitoire dans d’autres contextes, indépendamment de toute prétention scientifique. D’ailleurs, on peut insister sur le fait que l’usage de la prescription n’est sans doute pas la même en fonction des milieux sociaux. Dans les classes les plus défavorisées, il s’agit surtout d’un instrument biopolitique de contrôle et de normalisation comportementale. Alors que, pour des familles plus favorisées, le diagnostic et le traitement sont mobilisés pour améliorer les performances, faire ingérence sur l’école, obtenir des privilèges, etc. Les parents issus des classes moyennes ou supérieures déploient des stratégies plus efficientes, notamment parce qu’ils connaissent les rouages du système. Par exemple, en 2017, 2% des collégiens scolarisés en établissement REP ou REP+ bénéficiaient d’aménagements aux épreuves du brevet, contre 5% des élèves scolarisés en collèges privés et publics hors REP…Dans cette logique, le diagnostic de TDAH octroie une reconnaissance, des droits, voire des passe-droits. C’est désormais à l’institution scolaire de s’adapter, au nom de l’idéal inclusif, de tolérer, et d’accepter les prescriptions des experts. La crainte omniprésente de l’échec scolaire, de la désinsertion, de l’exclusion, conduit à l’exigence d’une réponse symptomatique immédiate, et à la prescription d’un « dopant scolaire ».

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De plus en plus d’adolescents ou d’étudiants font également un usage détourné des psychostimulants, pour optimiser leurs performances, face à un système scolaire et universitaire de plus en plus concurrentiel et évaluatif.

Or, cette systématisation récurrente du recours à un usage médicamenteux pour faire face à des situations existentielles tend finalement à favoriser une forme de chronicisation du « trouble ».  « Car le méthylphénidate ne guérit pas, il permet de maîtriser les symptômes et, comme il n’existe aucun critère valide pour déterminer quand arrêter la prescription, on assiste parfois à des situations où ceux qui se sentent aptes à arrêter de prendre le médicament subissent une pression moralisante et culpabilisatrice de la part de leur entourage » (Patrick Landman).

Cette pression peut aussi venir des experts, qui affirment que la poursuite de la prescription pourrait enrayer la « supposée chaîne pronostique allant du TDAH de l’enfance à la délinquance ou aux conduites addictives à l’âge adulte » - en s’appuyant sur des études très discutables sur le plan épistémologique, confondant prévision et prédiction…Pourtant, le traitement psychostimulant n’est pas à lui seul un stabilisateur de trajectoire et, en moyenne, son efficacité s’épuise après deux ans d’utilisation. L’étude américaine « MTA study », de très large échelle, a initialement montré des effets significatifs de la médication sur du court-terme, ce qui a été largement médiatisé. Cependant, avec un recul de plusieurs années, cette même recherche longitudinale a mis en évidence des résultats plus contradictoires : sans évolution de l’environnement psychosocial, la trajectoire scolaire n’est pas améliorée à long terme…Ce qui n’a pas vraiment été relayé sur un plan médiatique… de peur que le voile médical déposé sur des problématiques psychiques, éducatives, pédagogiques, sociales, et politiques soit révélé ?...

Si le problème se situe exclusivement dans le cerveau des enfants neuro-troublés, tout le monde peut se déculpabiliser, se désengager, et persévérer à ne rien changer…

 Nonobstant, la promotion « scientifique » du TDAH s’inscrit dans une forme de rhétorique de la promesse, aussi rassurante que lénifiante. On a trouvé les causes, les solutions, à grands renforts d’imageries cérébrales, de statistiques épidémiologiques, de médiatisation biaisée…Tout ira bien, désormais, plus besoin de s’engager, de s’impliquer. Plus besoin de s’appesantir sur la complexité des situations, sur la « surdétermination » des symptômes d’un enfant. De belles œillères, pour tous. Même si les vœux pieux tardent à devenir effectifs ; même si les bénéfices réels sont toujours différés…ça va venir. Et si ça ne vient pas, et bien on n’en parle plus. On efface. Notamment pour les situations les plus complexes, délicates, pour ne pas dire tragiques.

Il est beaucoup plus rentable de se polariser sur la psychopathologie du quotidien, de banaliser l’hyperactivité, de l’étendre à toutes nos insuffisances humaines. Le TDAH est indéniablement devenu un diagnostic paresseux et commode, permettant d’appliquer des protocoles univoques face à n’importe quelle situation d’inadaptation. Car, au fond, la plupart des enfants diagnostiqués appartiennent à la catégorie floue, extensible, normative, relative, des « ingérables » ; ils ne se comportent pas comme on l’attendrait, ils ne sont pas ajustés aux impératifs institutionnels implicites ; ils font dysfonctionner, ils perturbent. Mais plutôt que de chercher à comprendre ce qu’ils pourraient exprimer, on préfère naturaliser, sous la forme d’un trouble du neurodéveloppement, en évacuant les enjeux sociaux, politiques et éthiques…

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Et puis, il faut désormais s’intéresser aux adultes, un marché en pleine extension. Oui, nous sommes parfois distraits, agités, inadaptés…Nous ne sommes pas toujours efficaces, surtout lorsqu’il s’agit de traiter plusieurs tâches à la fois. Mais nous pouvons nous traiter !

« Vous buvez beaucoup de café ? Ou vous êtes toujours en retard ? Ou encore vous avez remarqué qu’un acteur jouait dans un autre film mais impossible de vous souvenir duquel ? A en croire une récente grille de “Bingo TDAH” qui circulait il y a peu de temps encore sur les réseaux sociaux, vous pourriez être la victime d’un trouble du déficit de l'attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) »...Chez l’adulte, le tableau clinique se déclinerait en termes d’impulsivité, de faible tolérance à la frustration, de conflits chroniques avec les pairs, les conjoints, l’autorité, de difficultés universitaires, professionnelles et sociales, d’insatisfaction, d’ennui, de faible estime de soi et de démoralisation...Des éléments qui se caractérisent par une très grande spécificité, avec un fort pouvoir discriminant...Dès lors, toute contrariété socio-relationnelle, tout heurt existentiel, peut être condensé dans cette description, susceptible de devenir un alibi reconnu pour justifier chaque problème ou déception, et désavouer toute responsabilité personnelle - ainsi que toute implication collective. C'est pas moi, c'est pas la société, c'est le TDAH !

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 A l’évidence, un marché florissant se déploie, alors que l’attention est désormais la cible déterminante de l’économie capitaliste. « Un “mentor TDAH”, Adhdvision, qui compte plus de 850.000 abonnés, propose ainsi d’”aider à atteindre le succès TDAH”, grâce à ses vidéos ».

Explication clefs en main, solutions immédiates…Et puis, la gratification narcissique d’être désormais catégorisé, d’appartenir à une communauté, de redéfinir son identité. Car on peut s’approprier le TDAH, en faire un élément constitutif de sa personnalité. Et s’épargner les vertiges et les affres de la subjectivation…ainsi que toute velléité de critique sociale face à une organisation qui marchandise l’attention, la capte, l’oriente, la redistribue, la fait fructifier…

Au fond, cette extension identitaire du TDAH correspond à une forme de « neuroessentialisme », c’est-à-dire de naturalisation généralisée des difficultés existentielles. De simples corrélations deviennent des interprétations causales : votre souffrance est exclusivement d’origine cérébrale et génétique, sans implication de votre histoire ou de vos conditions concrètes de vie. Ce discours hégémonique est bien enrubanné : cette vision est effectivement vendue comme favorisant la reconnaissance, la tolérance, la déculpabilisation, et l’acceptation… En réalité, de telles conceptions neuro-essentialistes majorent le rejet, la stigmatisation, la surestimation de la dangerosité, ainsi qu’une forme de pessimisme à l’égard des possibilités d’évolution. En rapport avec ce système de croyances, le recours aux psychotropes serait également plus systématique, et les professionnels se montreraient moins empathiques…En outre, ces préjugés auraient des effets très concrets, en limitant significativement les perspectives d’amélioration clinique.

En l’occurrence, il est désormais prouvé qu’une vision exclusivement biomédicale des difficultés est associée à un sentiment d'impuissance, conduisant à une forme de résignation. Par ailleurs, des études ont montré que le diagnostic augmentait le sentiment de stigmatisation, en enfermant dans une catégorie identitaire vectrice de préjugés et de stéréotypes. Le verdict neuro-médical apparaît alors comme une condamnation à perpétuité.

Quel va être l’impact sur les représentations, les affects, les interactions et les pratiques des parents, face à un enfant diagnostiqué comme hyperactif, présumé génétiquement perturbé dans son développement cérébral, condamné à une pathologie chronique et à un traitement à vie ? Réduire les nuisances, la culpabilité, les emmerdements, mais à quel prix ?

Car, de surcroit, toutes les interventions relationnelles, sociales, politiques, sont également désavouées par un tel neuroessentialisme. On traite, pour ne surtout rien changer. Alors que, par exemple, sur un plan épidémiologique, les enfants et adolescents issus de familles défavorisées présentent un risque trois fois plus élevés de développer un « trouble mental »… Mais il ne faut surtout pas s’intéresser aux déterminants sociaux, aux conséquences de certaines orientations politiques qui instituent la précarité, qui sacrifient l’école publique, qui condamnent certaines populations…Ils auront droit à leur pilule… On ne va tout de même pas lutter contre la pauvreté systémique, mettre en place des interventions préventives par rapport aux naissances prématurées, à la précarité périnatale, aux conditions d’accueil des enfants, au délitement des liens collectifs, à l’omniprésence des perturbateurs attentionnels…

Et puis, il faudrait également s’intéresser aux causalités des difficultés d’apprentissage ? Autant les qualifier de troubles du neurodéveloppement, cela épargnera d’avoir à se pencher sur les facteurs psychosociaux impliqués – même si de nombreuses études ont établi que des conditions familiales défavorables augmentent de façon massive le risque de TDAH…

Certains courants des neurosciences prétendent désormais orienter les méthodes pédagogiques et réformer l’école…sans aucune précaution en termes de distance épistémologique entre des IRM pratiqués dans des conditions totalement artificielles et la réalité incarnée de l’enseignement. Au-delà de la méthodologie, il est pourtant démontré que l’implication, l’expérience et les qualités humaines de l’enseignant sont les variables les plus déterminantes en termes d’apprentissage – ce qui suppose, sur un plan organisationnel, des conditions concrètes pour favoriser cette disponibilité et une véritable attention partagée avec l’élève.

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Les performances cognitives ne résultent pas d’un programme neuro-génétique. Elles se déploient à travers des échanges, des jeux, des interactions affectives et langagières. Elles dépendent aussi de l’estime de soi, de la confiance, de l’implication et de l’intérêt…

A contrario, des enfants exposés à des conditions socio-éducatives plus instables et insécures se retrouvent en difficulté dans les tests évaluant l’attention et le contrôle de l’impulsivité. Cependant, ils peuvent davantage réussir les épreuves qui mesurant la flexibilité cognitive et le repérage des états émotionnels. Lors de résolution de problèmes, ils favorisent davantage des stratégies spatiales plutôt que verbales. Ainsi, les circonstances de leur environnement les ont amenés à développer des aptitudes spécifiques, qui sont parfois en décalage avec les attendus scolaires, mais davantage en phase avec les compétences entretenues dans des milieux plus défavorisés et instables. Dès lors, des injonctions comportementales qui vont à l’encontre des schèmes de conduite intériorisés peuvent aussi induire des attitudes réactionnelles jugées inappropriées. Les contraintes à rester calme, à ne pas mobiliser sa motricité, etc. sont aussi le reflet de certains habitus, construits dans des milieux sociaux spécifiques, en phase avec l’institution scolaire. Or, des décalages, voire des contradictions, dans les exigences à l’égard des enfants peuvent mettre ceux-ci en porte-à-faux, induisant alors des comportements jugés agressifs ou inadaptés – entretenus par des contre-attitudes et des jugements des référents pédagogiques : il ne sait pas se tenir, il est insupportable, etc. Dans le même temps, on occulte l’effets des adversités socio-économiques ou existentielles sur la sécurité affective, l’estime de soi, le sentiment de légitimité, etc.

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En tout cas, une conception « défectologique », cherchant à circonscrire des déficits innés et naturalisés, contribuerait finalement à effacer l’impact des conditions environnementales en termes de trajectoire développementale – tout en définissant, a priori, des gradients hiérarchiques de valeurs, sans prendre en compte les normes sociales dominantes. Il y aurait donc les performants, par nature, du fait de leur patrimoine génétique ; et les loosers, victimes de leur équipement biologique défectueux… Au final, on en arrive effectivement à affirmer « scientifiquement » que les enfants issus des classes populaires sont héréditairement atteints de déficiences cérébrales, à l’origine de leurs échecs scolaires…Quand la théorie de la dégénérescence ressurgit, avec les oripeaux de la science moderne, pour valider les inégalités sociales !

Et chacun devrait donc assumer son capital cérébral, être responsable, optimiser les performances de son cerveau – tout en acceptant d’être relégué sans broncher si sa « nature » ne lui permet pas de dépasser ses limitations innées. Dans une logique compétitive et concurrentielle, il s’agit de faire fructifier son « moi neuronal », quitte à essentialiser ses compétences et ses dysfonctions. Dans l’opération, c’est la responsabilité collective qui se dissout, alors que des opérateurs privés rentrent dans la danse ; assurances, laboratoires, écoles spécialisées…Depuis plusieurs décennies, les difficultés scolaires se voient donc reconfigurer en troubles du neurodéveloppement, ce qui permet d’occulter l’impact des réformes néolibérales sur le creusement des inégalités en termes de réussite académique. Au contraire, le milieu pédagogique est fortement incité à repérer l’hyperactivité infantile, en détournant les yeux des conditions d'existence...Aux Etats-Unis, l’industrie pharmaceutique fournit directement de la propagande aux enseignants et, dans certains contés, des dotations supplémentaires sont versées aux établissements en fonction du nombre d’enfants diagnostiqués.  

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Le diagnostic est désormais envisagé dès que l’enfant dévie par rapport aux attendus normatifs de l’institution scolaire. Car l’inadaptation scolaire témoignerait indubitablement d’un défaut de régulation, plutôt que d’une réaction « saine » à des adversités sociales déstructurantes…

Cet « impérialisme neuronal » constitue un argument d’autorité, favorisant tous les réductionnismes…Exit la complexité, exit les déterminismes sociaux, exit les parcours singuliers de vie…On préfère standardiser, diagnostiquer à la chaîne et naturaliser les inégalités socio-économiques très largement responsables des différentiels de réussite scolaire…Dès lors, on peut poursuivre en toute impunité les réformes néolibérales de privatisation, de marchandisation, de précarisation, de paupérisation, etc. C’est dans le cerveau, on vous dit !

En médicalisant ainsi toutes les difficultés existentielles et sociales, en traquant des anomalies naturalisées, en imposant des corrections exclusivement pharmacologiques ou rééducatives, on invisibilise toujours plus les causalités politiques…

De la sorte, on contribue également à promouvoir l’extension du concept de « santé mentale », en réduisant les souffrances psycho-sociales à des troubles organiquement déterminés, transformant les soignants en experts diagnostiqueurs, délégués des laboratoires pharmaceutiques, ou chercheurs obsédés par leurs publications et voulant avant tout inclure le plus de cobayes possibles dans des cohortes pour extraire des données…

Illustration 7

Au fond, force est de constater une forme d’alliance entre les politiques néolibérales d’austérité pour les services publics et d’ouverture de marchés, les instances technocratiques qui normalisent autoritairement les pratiques des professionnels, les tenants d’une neuropsychiatrie organiciste, certains groupes d’intérêts exerçant du lobbying, etc. Et, au final, la gestion pharmacologique des populations prévaut sur le soin ou la volonté de réduire les inégalités.

En tout cas, en médicalisant les troubles attentionnels, il s'agit aussi d'invisibiliser toutes les dynamiques relationnelles, affectives et sociales qui contribuent à l'émergence de l'attention. Or, comprendre le TDAH suppose d'analyser le terreau sur lequel il s'enracine, dès la petite enfance. 

A suivre...

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