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Billet de blog 23 décembre 2025

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La chasse à l'enfant (8) : capturer l'enfance déviante ?

Individuellement, l'enfant tend toujours à s'échapper, car il est toujours immergé dans du collectif et des dispositifs institutionnels Or, il faut bien tenter du lui donner forme, de l'appréhender et de l'orienter. Au risque de le capturer ?

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Instituer linclassable ?

Selon le pédagogue psychologue russe Lev Vytgostski[1], le développement de l’enfant s’inscrit d’emblée dans la dynamique du collectif, et toute psychologie infantile est donc nécessairement historico-culturelle. Dès lors, l’enfance normale, comme déviante, est toujours une construction institutionnelle. L’enfant se développe en individualisant la conflictualité du social, à travers le lien et l’affect ; via l’étayage d’autrui, il transforme sa puissance cognitive : « c’est dans l’adaptation vivante au milieu extérieur qu’ont lieu développement et transformation de l’enfant ». Ainsi, l’enfance est d’emblée traversée par le social, imprégnée au point de pouvoir être « infectée » et « contaminée », si les stimulations extérieures et les médiations proposées s’avèrent inadéquates. La puissance développementale peut effectivement se voir figée, inhibée par un milieu social et affectif qui se réduit à un cadre d’expériences stéréotypées.

Dans ce cas, l’élan spontané de l’enfant, son propre mouvement de transformation soutenue par une forme de négativité interne, peut alors dégénérer en une répétition stérile. Ainsi, l’enfant ne peut sortir de sa condition sans une pédagogie de la rupture qui vient soutenir sa force désirante. « Les deux poussées sont nécessaires : le mouvement interne de négation de soi de l’enfant, et la dynamique externe d’une altérité » (Pascal Séverac[2]).

Illustration 1

En tout cas, toute pensée enfantine est déjà socialisée, le collectif étant immanent à l’être même de l’enfant. Celui-ci ne se déploie comme personne singulière qu’à travers une forme d’individualisation progressive du social. Et c’est l’activité infantile qui vient exprimer cette appropriation, ainsi que l’émergence d’une capacité généralisée à être affecté et à affecter. La cause du développement d’un enfant apparait finalement comme la manière dont son environnement spécifique l’éprouve et le sollicite affectivement. Dès lors, il n’est pas exposé passivement à la détermination du milieu sur lui ; il prend part, il agit et réoriente les causalités extérieures de son devenir. Là se manifeste la condition pour que le passage de l’interpsychique à l’intrapsychique ne se réduise pas à une pure reproduction, mais devienne un processus actif et créateur ; l’émergence d’une forme singulière à partir d’un fond commun.

« La géographie des formes de pensée de l’enfant est une histoire inscrite dans l’espace de son psychisme et, l’histoire du développement de ces formes est une géographie inscrite dans le temps de son ontogenèse » (Pascal Séverac[3]).

Or, il n’y a pas d’historicité ni de différenciation sans expériences vivantes et « dramatiques ». Car le drame existentiel est le tissu à partir duquel se trament les rencontres, les traversées d’affects et les puissances désirantes, toujours en rapport avec autrui, avec des circonstances, des milieux…Les lieux que fréquentent l’enfant, les personnes qu’il croise, les configurations matérielles et spatiales, constituent autant d’occasions qui vont solliciter et développer ses propres ressources. Autant de supports aux mouvements, qui l’amènent à explorer, chercher, trouver – voire provoquer – les accidents qui vont lui permettre d’actualiser ses potentialités.

« L’enfant est davantage qu’une somme de potentialité, c’est une puissance en double sens. D’une part en ce qu’il actualise ses potentialités au contact des circonstances, et d’autre part parce que ce faisant il les modifie, les change, en révèle à son tour les potentialités et, ce faisant, constitue un véritable milieu. Capable de se modifier lui-même et son environnement, l’enfant est une puissance qui advient et fait advenir » (Michaël Pouteyo[4]).

Illustration 2

Pour Fernand Deligny aussi, l’enfant est avant tout un collectif, un faisceau d’interactions et de faire ensemble ; « un pâté de présences ». Sa réalité est encastrée dans ses milieux, dans les rôles qu’on lui fait jouer, les places qu’on lui assigne – et dans ses échappements… Ainsi, l’Enfant est également ce qui permet de voir l’adulte et la société qui l’environne, le langage qui les sous-tend, la morale dans laquelle ils s’inscrivent…De la même manière qu’ « il suffit d’avoir affaire à un demeuré pour que la bonne intention pousse tout autour comme ça, comme du moisi sur la croûte d’un fromage »[5], l’apparition de l’enfant fait germer toute une constellation institutionnelle autour de lui.

L’enfant émerge donc dans un espace transitionnel enchevêtré entre lui et le monde, au sein duquel se tissent des liens identificatoires et des mécanismes projectifs très intenses avec son entourage élargi. « Les mondes illusoires crées par les enfants en présence sont toujours des réalisations communes à ceux-ci »[6], avec un jeu de renvois multiples et permanents.

De fait, un subjectif pur, délié des rapports sociaux, n’existe pas…Le psychisme est originairement indéterminé, tout en étant d’emblée captif de la dialectique des identifications sociales. Or, cette aliénation est paradoxalement constitutive, émancipatrice et subjectivante. Dans le devenir du petit humain, la durée exceptionnelle de la phase de dépendance à l’égard de l’environnement relationnel et l’absence de code de comportement fixé par l’espèce expliquent à la fois l’extrême plasticité développementale et l’importance décisive des expériences infantiles précoces. Ainsi, l’ontogenèse humaine est radicalement déterminée par l’altricialité secondaire, c’est-à-dire par le fait que la maturation cérébrale s’effectue essentiellement après la naissance, et durant une période prolongée.

Dès lors, cette spécificité anthropologique expose les individus en devenir à l’influence déterminante de leur environnement relationnel et affectif, avec une imprégnation décisive au sein des constellations socialisantes. « Etant donné le fait de l’altricialité secondaire et de la plasticité cérébrale qui en découle, les êtres humains sont voués à être en permanence modelés et transformés par leurs expériences sociales successives, avec une prévalence des primes socialisations sur les socialisations ultérieures, qui peuvent néanmoins venir modifier, contrarier, réorienter ou enrichir le patrimoine de dispositions et de savoirs acquis » (Bernard Lahire[7]).

Ce défaut originaire de spécialisation fonctionnelle et cet inachèvement primaire tissent la dimension lacunaire et la négativité spécifique de l’être humain. C’est effectivement dans le retrait des déterminations instinctives que s’enracine la possibilité d’une ouverture existentielle pleinement humaine. Cette néoténie humaine, c’est-à-dire la persistance d’une immaturité juvénile, alimente une incomplétude irréductible, permettant alors d’échapper à toute finalisation. Cette ouverture transcende toute destinée, et toute vocation génétique. Au fond, si l’être humain est biologiquement déterminé, c’est d’une façon éminemment paradoxale ; en effet, il est programmé pour ne pas l’être, pour s’inscrire dans la contingence, et pour recevoir l’incidence de l’Autre. L’enfance est toujours traversée par des dynamiques complexes et surdéterminées, génétiques, biologiques, interactives, affectives, fantasmatiques, collectives et sociales….

Illustration 3

Chaque enfant nait dans un contexte socio-historique, tout en incarnant une « pensée infantile » qui constitue une forme de dénominateur commun à toutes les cultures ; « un fond universel plus riche que celui dont dispose chaque société particulière » (C. Lévi-Strauss[8]). Encore partiellement indifférencié, le bébé est essentiellement plastique, charriant avec lui tout un éventail de potentialités cognitives, affectives, identitaires, parmi lesquelles une organisation sociale et institutionnelle ne « sélectionnera » et ne développera que certaines…

« Par rapport à la pensée de l’adulte, qui a choisi et qui a rejeté conformément aux exigences du groupe, la pensée de l’enfant constitue une sorte de substrat universel, à l’étage duquel les cristallisations ne se sont pas encore produites, et où la communication reste possible entre des formes incomplètement solidifiées ».

Ainsi, l’enfant est toujours institué par le social qui le précède ; mais il rencontre ce monde de significations imaginaires déjà lestés de « virtualités faibles équipotentes » (B. Ogilvie[9]), d’un polymorphisme de représentations, d’éprouvés et de comportements. Dès lors, la réalité infantile se déploie à partir d’un horizon indéfini et indéterminé, avant qu’une culture particulière ne vienne rétrécir l’éventail des possibles, en sélectionnant certains schèmes préférentiels, susceptibles d’être partagés et mis en commun.

Subséquemment, l’enfance est avant tout un champ d’expérience à parcourir, la mise en acte d’une « puissance créative, générative, démultiplicatrice, proliférante de réels inédits ». Une façon de jouer avec les éventualités, de suspendre, de dévier les colonisations intérieures. La tentative sans cesse réitérée d’un laisser ouvert, une « activité bifurcatrice et redistributive de traits d’existence et de manières de vivre ». Au-delà des dynamiques ontogénique et développementale, l’enfance reste au fond une dimension persistante, à travers laquelle peut se profiler la possibilité de s’écarter des normes comportementales et identitaires, de divaguer et de dévier. L’enfance est ce qui « déborde toujours les procédures d’intégration et persiste comme un halo, un excès, une réserve qui empêche que les individus soient toujours intégralement identiques à eux-mêmes ». Maintenir ce lien vivant permettrait de résister à la fascination de son identification, à la pétrification dans un rôle et une fonction ; on peut alors imaginer s’altérer, se désidentifier, sans pour autant craindre d’être néantisé. La basse continue de l’enfance peut continuer à bourdonner, à résonner ; à tisser des devenirs sans destination ; à s’immerger dans des contemplations et rêveries sans délimitations. L’enfance en nous réanime la diversité des configurations archaïques, et permet de relativiser la prégnance des normes, sociales, morales, politiques, identitaires…

« Il n’y a donc pas une nature (l’Enfance) qu’il faudrait retrouver face à l’artificialité d’une culture, mais un jeu subtil par lequel le perpétuel passage en retour par des éléments de ces premiers moments de la vie, cet « enfantin » qui passe pour une « nature » (les virtualités équipotentes disponible) permet d’alimenter une créativité inédite s’incarnant en éléments de culture » (B. Ogilvie[10]). Cette dialectique, ce retour par l’enfance, constitue donc un garant de résistance subjective face à des exigences normatives ou oppressives qui se prennent pour des absolus. Car les « virtualités faibles » de l’enfance constituent un réservoir polymorphe d’autres options de gouvernement de soi et de souverainetés alternatives ; là persistent des divergences virtuelles, en termes de normativité, des points de relativisation et de décentrement. Au sein de cette source inépuisable de représentations, d’affects et de schèmes comportementaux, se déploie sans cesse l’opportunité de se décaler du « réel », de faire émerger d’autres situations, au-delà des catégories imposées.

Lenfance comme échappement

Tous ces paradoxes institutionnels concernant le traitement infantile renvoient finalement à la situation anthropologique de l’enfance : être à la fois de liberté, créateur de mondes ; mais également, et en même temps, ne pouvant accéder à ces mondes qu’à travers l’intervention permanente de l’Autre. L’enfant n’émerge que de cette aire d’illusion, qui lui permet d’habiter un monde qu’il croit avoir créé avant même de l’avoir trouvé. L’être infantile est une virtualité d’autonomie, qui ne sera rendue possible qu’à travers son hétéronomie fondamentale. D’où les contradictions indépassables de toute démarche éducative : considérer en même temps l’enfant comme sujet, acteur, élan spontané, affirmation ; tout en étant celui qui ne peut déployer son existence sans l’appui et l’intervention d’autrui. Subjectivité à la fois pleine, impliquant droits et dignité ; et pourtant impuissance et dépendance absolues. Celui qui, pour devenir lui-même, est d’abord celui dont on attend ; projet des autres…

Les enfants nous écartèlent, entre affection et surveillance, entre laxisme et contrôle…Ils doivent à la fois se libérer tout en se conformant et en restant dans notre giron ; être eux-mêmes mais combler nos besoins. Ils sont à la fois vulnérables et puissamment menaçants…

D’où la tentation permanente de tenter d’annexer, de capter, d’arraisonner cette puissance de l’enfance. De « semblabliser » l’enfant. D’entraver ces esquisses sans cesse redessinées, de canaliser cette source vive à des fins de productivité et de rendement. Certaines formes d’institutions de l’enfance visent ainsi à fixer, à assécher. Car il faut prioritairement refroidir cette ébullition inquiétante et subversive. L’encadrer de normes, censées être puisées d’une nature infantile essentialisée – alors qu’elle désigne surtout ce que l’on souhaite faire de l’enfant…

Linstitutionnalisation de lenfance déviante

Illustration 4

En contrepoint du cadre qui s’impose à l’enfance « normale », en termes d’adaptation, de comportement, de productivité, de parcours, s’est progressivement instituée la figure de l’enfant déviant, charriant avec lui tout un cortège de dispositifs. Outre le cadre législatif, les financements, les établissements, les règlements spécifiques, ce processus d’institutionnalisation s’inscrit également à travers un discours, concernant notamment son histoire et ses origines. Cette langue commune réinscrit les faits dans un assemblage narratif qui parait cohérent, rétrospectivement, venant occulter les déterminismes socio-historiques réels pour tisser un récit mythique. Dès lors, ce discours va constituer un pôle d’attraction, contribuant à perpétuer et renforcer une illusion d’unité. Comme le souligne Michaël Pouteyo[11], « c’est aussi parce que progressivement médecins, psychologue, juges, rééducateurs et même religieux vont se mettre à parler d’une même langue que l’enfance inadaptée va se consolider en tant qu’institution ».

De surcroit, outre les représentations idéologiques et le partage de tropes communs, les institutions fabriquent aussi les profils infantiles dont elles ont besoin pour persévérer dans leur être, en s’incarnant à travers des enfants formatés dans leur subjectivation. En conséquence, il est impératif, pour un dispositif institutionnel, de repérer et de façonner via des processus précoces d’identification. A titre illustratif, une plateforme de diagnostic pour enfants hyperactifs crée la réalité épidémiologique de cette catégorie nosographique en conformant un certain matériau infantile à ses prérequis. Dès lors, l’existence du dispositif s’auto-légitime en créant le type même de subjectivité aliénée qu’elle doit dépister, sur un mode performatif, ce qui confirme alors la pertinence de son mandat social…. Une fois l'enfant diagnostiqué, toutes ses attitudes seront définitivement appréhendées comme l'expression de son trouble, et non comme un déploiement subjectif. Son entourage confirmera alors l'assignation, en l'enfermant dans ses « symptômes » neuronaux. Et lui-même ne se considérera plus comme l'agent de ses actes, mais comme agi par son cerveau troublé, dépossédé. Il aura été fabriqué et formaté pour correspondre au diagnostic. La prophétie se sera autoréalisée, le passé aura été reconfiguré par cette néo-identité essentialisée…

Comprendre les enjeux contemporains concernant la prise en charge des enfants « divergents », et plus globalement de l’enfance, suppose donc d’appréhender la généalogie des dispositifs actuels. En effet, loin de rompre systématiquement avec les pratiques antérieures, une mise en perspective permet de saisir à quel point certaines tendances récentes viennent réactiver des problématiques plus anciennes, en dépit des changements superficiels de discours et de justifications idéologiques. En arrière-plan, certains spectres persistent à hanter le traitement infantile : dimension disciplinaire, hygiénisme médico-social voire eugénisme, catégorisation et mise en filière, théories de la dégénérescence héréditaire, appareils normatifs de contrôle, etc.

Par ailleurs, se perpétue une dialectique complexe entre, d’un côté, les velléités émancipatrices de l’enfance et, de l’autre, la volonté de contrôle et d’assujettissement. Or, et c’est là toute la difficulté relative au statut spécifique de l’enfant, les dimensions libératrices peuvent parfois confiner au déni de la réalité et des besoins infantiles, induisant alors une forme pure et simple de lâchage. Nonobstant, toutes les manifestations de norme, de discipline, de formation, de limite, voire de violence, sont-elles systématiquement l’expression de dispositifs de contrôle et de mise au pas ? Par ailleurs, toutes les avancées indéniables en termes de droits, d’égalité, d’inclusion, pourraient-elles également constituer des entraves quant aux possibilités réelles d’éducation et d’autonomisation ?

Le fait est qu’un même dispositif peut être mobilisé vers des orientations institutionnelles parfois contradictoires, avec une certaine permutabilité : ainsi, « les tests servirent dans un premier temps comme moyen de riposte de ladministration contre la pression des groupes de parents privilégiés, avant d’être dénoncés comme lalibi dune sélection sociale injuste » (Jacques Donzelot[12]).

Sur un plan socio-historique, les dispositifs institutionnels en charge de l’enfance semblent osciller entre des moments plus répressifs, d’entrave normative et de ségrégation, et des périodes de relâchement des institutions pouvant s’apparenter à une forme de lâchage et de désinvestissement, porte ouverte à toutes les formes de maltraitance. Par ailleurs, le revers de la désinstitutionnalisation est souvent le spectre de la répression larvée, invisibilisée, avec la réémergence de dispositifs de contrôle plus insidieux et débridés. Et puis, les dynamiques de « plateformisation » peuvent également conduire à un dévoiement, en transformant les institutions ainsi fragmentées en appareils disséminés de surveillance, de repérage, d’identification, de tri, de mise en filière, de contention…

Des dispositifs de « capture »

Le fait est que les conditions de prise en charge de l’enfance dépendent majoritairement des dispositifs hégémoniques qui viennent capturer et vectoriser l’attention infantile. En effet, la façon dont les enfants vont se « construire » sera éminemment dépendante des écosystèmes institutionnels qui vont proposer prioritairement telles ou telles médiations susceptibles de constituer des attracteurs attentionnels et d’orienter les modalités d’identification et de subjectivation infantiles, en rapport avec des arrière-plans idéologiques plus ou moins explicites. Ainsi, l’enfant est fondamentalement un être auquel on impose une temporalité encadrée, mesurée, organisée. A travers des rythmes et des cadences spécifiques, il s’agit de formater des perceptions, des schèmes de comportements incorporés, des habitudes. De la même façon, le rapport à l’espace, aux lieux, au mouvement, se voit précocement normé et quadrillé.

Par exemple, le travail des enfants, ou la scolarisation obligatoire, ont pu constituer des « capteurs » attentionnels spécifiques, contribuant à façonner des habitus et des devenirs particuliers, en phase avec des attendus socio-historiques. L’école visait notamment le développement de la discipline, via l’apprentissage, avec la volonté d’ériger un peuple républicain soumis aux impératifs de la Nation - et se dégageant à la fois des archaïsmes religieux ou communautaires, mais aussi des ferments séditieux et insurrectionnels.

A l’heure actuelle, on pourrait légitimement faire l’hypothèse que le champ de l’attention infantile est devenu très concurrentiel, avec l’émergence de nouveaux dispositifs de capture précoce : les interfaces numériques, les injonctions publicitaires et consuméristes, voire la prégnance de plus en plus massive des identifications diagnostiques ou encore les prescriptions massives de psychotropes.

A travers des formes institutionnelles technicistes et « prothétiques », un programme d’accaparement et de détournement attentionnels semble ainsi se déployer, sur un mode industriel, par le déploiement massif de moyens psychotechniques. Bernard Stiegler[13] évoquait là une forme de « psychopouvoir », c’est-à-dire une « organisation de la société qui repose sur le contrôle psychique des individus et des groupes avec des méthodes rationalisées ».

« Ce milieu psychotechnique a pris sur la société un poids tels quil en est arrivé à court-circuiter non seulement les milieux didentification primaire psychique que sont les familles, mais aussi les écoles et les institutions culturelles et éducatives, où se produisent les processus didentification primaire sociale et collective et les processus didentification secondaire (par où lindividu psychique s’émancipe du milieu familial de lidentification primaire psychique) ».

Un tel dispositif induit alors une destruction systémique de la responsabilité et du soin, avec une délégation vers une forme de « Surmoi automatique » théorisé par Herbert Marcuse.

L’injonction tacite est d’adapter l’enfant en développement aux conditions environnementales qui « s’imposent », de le mettre en conformité dans ses modalités de subjectivation. Ainsi, s’exprime une volonté de canaliser la cognition infantile, de configurer la synaptogenèse en vue d’améliorer les performances, de standardiser les processus neuronaux, et de normaliser les manifestations comportementales. Les stratégies de remédiation ainsi que la psychopharmacologie participent à ce dispositif, à des fins « thérapeutiques » et rééducatives. De plus en plus, des applications numériques fondées sur les neurosciences contribuent également à ces perspectives, de même que tout un éventail d’appareillage psycho-corporel (gilet lesté, coussins pour hyperactifs et autres contraintes orthopédiques). La manière d’accommoder, d’habiller, de manipuler, de nourrir les nourrissons puis les enfants participent également de cette incorporation institutionnelle.

Ainsi, au début du XXème siècle, les petites filles subissaient encore un façonnement corporel – et intellectuel…- par le corset. Pierre Péju[14] cite ainsi le Dr Followell[15] : « que de fois, j'ai vu des corsets à épaulettes mis aux jeunes filles pour les rendre droites et que de fois même j'ai vu ces corsets s'ajouter à des systèmes plus ou moins compliqués dits redresseurs. Bien plus souvent encore, j'ai, en faisant dévêtir de jeunes clientes, constaté que le bord supérieur de leur corset atteignait en arrière le niveau de l'épine de l'omoplate. Et toujours la mère de répondre à mes interrogations que ce corset, monumental pour la fillette ou la jeune fille qui le portait, était ainsi fait volontairement dans le but de repousser la saillie des omoplates et d'éviter le dos rond ». Les petites filles étaient donc corsetées, serrées, étriquées, guidées, moulées, entravées dans leur liberté de mouvements, selon une esthétique féminine de l'immobilité et de la contrainte.

De même que tout le matériel de puériculture, les façons de présenter le monde à travers des artefacts spécifiques sédimentent déjà tous les présupposés d’une culture.

Comme le souligne Olivier Rey[16], « jusqu’à la fin des années 1960, les enfants avaient toujours fait face, dans leurs poussettes, à la personne qui les poussait. () Puis, subitement, un retournement massif sest opéré : dans les poussettes, les enfants ont été orientés vers lavant ». Ce changement technico-marketing peut paraitre anodin en apparence, mais il est tout à fait significatif sur le plan anthropologique, en tant que révélateur de certaines significations imaginaires sociales devenant dominantes. De fait, il s’agit là d’une configuration institutionnelle très spécifique, qui vient s’insinuer directement dans les liens primaires parents-enfant. Au fond, quelle est la signification latente de cette réorientation de l’enfant et de ce désaveu du « tête-à-tête » ? Sur un plan imaginaire et symbolique, l’enfant est désormais considéré comme devant faire face au monde seul, de plain-pied, sans médiation ni « présentation » ; il est donc sommé d’aller au-devant, à travers un subterfuge qui tisse l’illusion d’une autonomie d’emblée présente. Du côté du parent, celui-ci n’est plus rivé à son positionnement parental ; il défixe son regard de celui de l’enfant pour investir son propre horizon, pouvant presque « mettre de côté » ce lien qui ne doit plus l'aliéner. Les deux protagonistes investissent donc le même champ de perspective, la même direction, sans croisement de regard, sans vis-à-vis, sans possibilité de contextualiser à travers un échange de mimique, sans partage de sens et d'affects...Désormais, les jeunes parents consultent des applications dès la naissance, pour comprendre le fonctionnement de leur bébé, savoir à quel moment il doit téter, documenter et diffuser leurs expériences sur les réseaux…

Au final, il s’agit là de formater tant l’esprit que le corps, sur le mode d’une optimisation normative, ou en tout cas d’un ajustement à la « réalité » - toujours socio-historique- par la contrainte et l’entrave. Ce type de dispositif peut aussi se matérialiser dans des aménagements architecturaux spécifiques, à même de restreindre et d’empêcher certains mouvements ou activités, mais aussi de permettre une surveillance permanente. En l’occurrence, en ce qui concerne les enfants contemporains, l’espace d’exploration se réduit inexorablement, les interactions s’appauvrissent, le monde se rétracte…Pauvreté des interactions, repli sur un espace privé stéréotypé, perte du lien avec un extérieur « vivant » …Atrophie des possibilités réelles de jouer. Remplissage du vide par de l’inanité…Or, face au désarroi de la jeunesse, on préconise des solutions techniciennes, de l’intelligence artificielle, des « amis virtuels », des applications de dialogue. Les adolescents de plus de 13 ans posséderaient en moyenne plus de trois écrans personnels, et passeraient au moins 18H par semaine devant ces interfaces numériques[17] - jusqu’à presque 7 heures par jour d’après d’autres études[18]. « En cumuls annuels, ces usages représentent autour de 1 000 heures pour un élève de maternelle (soit davantage que le volume horaire d’une année scolaire), 1 700 heures pour un écolier de cours moyen (2 années scolaires) et 2 400 heures pour un lycéen du secondaire (2,5 années scolaires) ». Autant de temps en moins pour les rencontres, les expériences, la flânerie, la mobilisation du corps, etc. Autant de captation des apprentissages, de rabotage de certaines fonctions cognitives, et de configuration du fonctionnement mental. Et de moins en moins de confrontation à l’altérité, à l’attente, à la patience, à la rêverie, à l’imaginaire, à la corporalité, etc. Les plateformes numériques constituent désormais une nouvelle instance de socialisation primaire qui impose un ordre normatif à part entière et concurrent aux autres (tels que la famille ou l'école). En effet, ces interfaces médiatiques proposent insidieusement des modèles de comportements auxquels l’enfant peut s’identifier, et participent activement au processus de façonnement des normes chez les nouvelles générations, en vase clos. Données épidémiologiques à l’appui, Michel Desmurget[19] évoque un véritable processus de décérébration à grande échelle, avec des conséquences graves sur la santé (sédentarité, obésité, majoration des risques cardio-vasculaires et réduction de l’espérance de vie), sur la socialité (restriction des relations, isolement et repli, décrochage scolaire, voire désocialisation, harcèlement), sur le comportement (agressivité, manifestations anxio-dépressives, intolérance aux frustrations, majoration des passages à l’acte), sur la personnalité (soumission, conformisme, dépendance, déficience du contrôle pulsionnel, incapacité de surseoir), ainsi que sur les capacités intellectuelles (impact délétère sur le développement du langage, de l’attention, de la mémoire, appauvrissement de l’imaginaire et des capacités narratives)…

Le psychologue social Jonathan Haidt[20] souligne que les interfaces numériques ont contribué à façonner une expérience inédite de l’enfance, branchée sur la technologie et non plus basée sur l’espace de jeu. Les réseaux sociaux tendent à transformer les interactions en une opération de gestion de l'image de soi, et contribuent à renforcer le sentiment de pression sociale, de comparaison et d'isolement. Or, au-delà de l’omniprésence des supervisions normatives, les enfants ont besoin de s’exposer au contact de l’altérité, du réel, d’une forme d’adversité incarnée pour s’affirmer et déployer leur personnalité en situation.

Illustration 5

Au final, de nos jours, les ressources attentionnelles et pulsionnelles infantiles sont absorbées à travers le filtre institutionnel dominant du marché, en éliminant toujours plus les médiations collectives. La finalité consiste effectivement à réorienter le désir de reconnaissance vers des stratégies consuméristes, contribuant à faire des enfants des prescripteurs d’achats tout en modelant activement leur construction subjective, leur monde représentationnel et leurs modalités d’affection. Ainsi, les interfaces numériques, les réseaux « sociaux », avec leur lot d’influenceurs, le matraquage publicitaire, les modèles identificatoires standardisés prônés par les médias, contribuent à façonner directement les habitus, les cognitions, les attentes, les affects et le champ du désirable, sur un mode très conformiste. Il faut avant tout stimuler l’avidité et l’impulsivité.

En l’occurrence, selon Byung-Chul Han[21], « le smartphone est un appareil numérique qui fonctionne selon un modèle input-output dénué de complexité et qui efface toute forme de négativité. Cest ainsi que lon désapprend la pensée complexe. Cet appareil induit également un étiolement des formes de comportement qui requièrent une profondeur ou un horizon temporels. Il favorise le court terme et la vue courte, et masque le long et le lent ». Ce dispositif institutionnel spécifique constitue une « machine narcissique de promotion de lego », un système autoréférentiel qui abrase la distance constitutive de l’altérité de l’Autre, et décompose le collectif politique…

A suivre...

[1] Histoire du développement des fonctions psychiques supérieures, traduit du russe par F. et L. Sève. Paris : La Dispute, 2014

[2] Puissance de l’enfance. Vygotski avec Spinoza. Librairie philosophique J. Vrin, 2022

[3] Op. cit., 2022

[4] Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet, Lyon, ENS Éditions, coll. « La Croisée des chemins », 2021, p 366

[5] F. Deligny, Balivernes pour un pote, Paris, Seghers, 1978, p.58

[6] Benasayag M., Del Rey A., La chasse aux enfants. L’effet miroir de l’expulsion des sans-papiers, Paris : Éd. La Découverte, 2008

[7] Op. cit. , 2023

[8] Les Structures élémentaires de la parenté, Paris, La Haye, Mouton, 1967, (1re éd. 1949 Presses universitaires de France)

[9] Inclassable enfance, Ed La Tempête, 2024

[10] Op. cit. , 2024

[11] Fernand Deligny et la philosophie. Un étrange objet, Lyon, ENS Éditions, coll. « La Croisée des chemins », 2024

[12] La police des familles, Éditions de Minuit, 1977 ; éd. poche coll. « Reprise », 2005

[13] Prendre soin. Vol. 1. De la jeunesse et des générations, Flammarion, 2008

[14] Op. cit. , 2011

[15] Le corset, une étude médicale », Paris, A. Maloine, 1908

[16] Une folle solitude. Le fantasme de l'homme auto-construit, Le Seuil, 2006

[17] https://www.ipsos.com/fr-fr/malgre-un-temps-croissant-passe-sur-les-ecrans-les-jeunes-lisent-toujours-autant

[18] Michel Desmurget, La fabrique du crétin digital, Seuil, 2019

[19] Op. cit., 2019

[20] Génération anxieuse [« The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood is Causing an Epidemic of Mental Illness »], Les Arènes, 2025

[21] Dans la nuée, Ed Actes Sud, 2015

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