En réponse aux Assises macronistes de la Santé Mentale, certains acteurs engagés dans le soin psychique ont donc souhaité réinvestir une parole collective et instituante, en organisant les « Assises citoyennes » les 11 et 12 mars à la Bourse du Travail de Paris.
Sans présupposé, sans décisions préalables préformatées, il s’agissait surtout d’affirmer que la narration partagée peut (re)devenir un dispositif collectif de résistance et de lutte. Dès lors, cet événement était en soi un appel pour faire resurgir la parole, pour la partager, la faire circuler, la respecter dans ses émergences et ses diffractions, dans ses divergences et ses méandres.

Mais pour cela, il fallait prendre des risques : se confronter à l’inattendu, à l’imprévu, aux désaccords, aux conflits…s’exposer aux affects, à la colère, à la honte, au désespoir, au découragement… accueillir des jaillissements, des circonvolutions, se perdre…respecter, entendre, accepter…
Voilà par exemple ce que peut en dire "L'Anticapitaliste" : "SoignantEs, patientEs, familles ont pendant deux jours dressé un état des lieux de la psychiatrie aujourd’hui, mais aussi tenté de dégager des perspectives de travail et de mobilisation pour défendre une psychiatrie humaine, émancipée, libérée de l’aliénation managériale et capitaliste. De nombreuses équipes ont pu témoigner de la dégradation des conditions de travail et de soins dans les institutions ces dernières années, de la perte de sens et de la déshumanisation des pratiques"
A titre personnel, je souhaiterais donc rendre hommage à tous ceux qui se sont engagés, individuellement et collectivement, dans l’organisation de cet événement ; qui ont bravé les obstacles, qui ont laissé se déployer les coups de gueule, qui ont tenu face aux contraintes du réel, de façon artisanale, à la force du poignet.
Car l’événement fut sans doute une réussite. Déjà, de par l’affluence –une bourse du travail archi comble, n’ayant pu malheureusement accueillir toutes les demandes de participation -, de par la présence de soignants et de professionnels venus des quatre coins de la France, représentants des pratiques différenciées, portant des expériences singulières, mais animés par un même désir de faire ensemble ; mais aussi à travers la participation active de personnes en soin, de représentants de collectifs (Groupes d’Entraide Mutuelle, Terrain de Rassemblement pour l’Utilité des Clubs), de familles, d’étudiants, d’internes, etc. Une dynamique intergénérationnelle, plurielle, effervescente, parfois foutraque, mais vivante, incarnée, affectée. De même, le souci d’ouverture à la société civile, à la transmission, à la culture, à la justice, s’est traduit par la participation de l’acteur Frédéric Pierrot, jouant le Dr Dayan dans la série « En thérapie », ou par l’intervention de Sarah Massoud, magistrate en charge des fonctions de juge des libertés et de la détention au tribunal de Bobigny, et secrétaire nationale du Syndicat de la Magistrature. En toile de fond, revenaient sans cesse les questions essentielles de l’articulation de l’intime et du politique, de l’intrication de la singularité des pratiques avec des cadres collectifs de plus en plus entravants, de la subversion de la clinique face l’emprise idéologique et managériale, etc.
Et, lors de ces prises de parole, on pouvait passer des larmes aux rires, de l’indignation à l’espoir, du sérieux à l’excitation, de l’abattement à l’espérance, de l’ennui à l’exaltation…Une véritable expérience collective, incertaine, vibrante. Un désir commun pour dénoncer, imaginer, lutter…
En ce qui me concerne, je participais plus spécifiquement à l’atelier concernant l’Enfance. Afin d’organiser les échanges, nous avions au préalable recueilli les témoignages d’usagers et de familles, ainsi que de nombreux professionnels intervenant dans tout le champ de l’Enfance : des soignants en institution, mais aussi en libéral, en passant par des professionnels de l’Education Nationale, de l’Aide Sociale à l’Enfance, de la Protection Judiciaire de la Jeunesse…Ce sont donc des regards croisés et situés qui avaient déjà pu se partager, des analyses, des vécus, des histoires de vie, des récits de pratique, des cris et des sanglots…Une véritable agora. En lisant l’intégralité des ces paroles, nous avions déjà été particulièrement frappés par l’intensité émotionnelle, par la dimension parfois dramatique des constats, mais aussi par l’investissement et l’implication concrète des acteurs. Dès lors, nous nous étions interrogés pour préparer cet atelier : comment restaurer quelque chose de ces affects, de ces élans et de ces contrastes ? Comment rester fidèle aux éprouvés singuliers, tout en préservant l’intimité et en tissant une trame collective et partagée ?
Nous avions donc tissé une sorte de poème épique rafistolé artisanalement, à travers le regroupement de fragments de discours. Cette déclamation homérique devait avoir pour objectif de constituer des champs / chants d’inspiration, comme un appel à stimuler les associations libres en asseyant notre réflexion commune sur cette épopée.
Et, très rapidement, ce sont les participants qui ont repris le flambeau, qui ont raconté, qui ont réagi, de façon très spontanée et parfois bouleversante. Mais aussi très riche en propositions, en perspectives, en désir de faire ensemble pour sortir de l’isolement, de l’épuisement ou de la culpabilité.
Ce sont donc des fragments de vécus et d’expériences qui ont ainsi pu se partager. De la construction de cabanes, en passant par l’élevage de blattes, ou la création d’un collectif de parents par l'intermédiaire d’un club de rugby. Des démarches kafkaïennes pour obtenir l’autorisation d’accueillir un lapin en HDJ aux inondations dans un IME ayant enfin mobilisé l’intérêt de l’ARS- Arrivée d’une Rivière Souterraine… Des petites choses, des petites victoires, parfois vraiment minuscules, soulignant à la fois l’ampleur de nos restrictions, mais aussi nos désirs de résistance. Certes, le spectre de la dépression était omniprésent, et peut-être avons-nous constaté comme une forme de défense collective pour ne pas aller au fond de cette douleur en lien avec des empêchements de plus en plus évidents dans nos pratiques.
Or, la force de la dynamique groupale consiste aussi à dissiper les entraves et les inhibitions, car on peut se sentir porté par les autres. Ainsi, telle enseignante d’IME exprimant son regret de ne pouvoir rencontrer les parents a pu se saisir des témoignages d’autres professionnels, ce qui l’amène désormais à envisager de changer sa pratique, à aller au-delà des scléroses de l’institué pour réaffirmer des réappropriations instituantes.
Et puis, nous avons pu entendre la parole poignante de jeunes patients, exprimant tout le soutien et l’épanouissement qu’ils avaient pu trouver au sein d’institutions de soin, en contraste des souffrances éprouvées en « inclusion ». Des collègues ont également pu proposer des sketches, afin d’illustrer avec humour et décalage le tragique « parcours du combattant » des familles.
Finalement, au-delà des constats, parfois amers et désabusés, parfois plus combatifs et déterminés, nous avons déjà pu ébaucher des propositions d’action. En premier lieu, maintenir cette dynamique collective à travers la constitution d’un groupe, afin d’éviter que chacun se retrouve à nouveau isolé dans sa pratique, aux prises avec des enjeux intra-institutionnels souvent oppressants. Et puis, écrire un communiqué, le transmettre, de partout, aux députés, aux représentants politiques locaux, aux instance officielles, à l’Élysée.
En voici quelques extraits, l’intégralité étant consultable et téléchargeable sur le site du printemps de la psychiatrie : n’hésitez pas à diffuser auprès de vos élus…
"Loin d’une « désinstitutionnalisation », lorsqu’un enfant ou un adolescent est en crise, faute de possibilités de soin et d’accompagnement de proximité, réguliers et relationnels, ce que nous voyons apparaître, c’est le retour de pratiques asilaires honteuses, intolérables et illégales dans certains lieux ou certains services d’urgences : contentions et surprescriptions de psychotropes n’épargnent désormais plus les enfants".
"Ce que nous observons souvent, c’est l’envers du décor : ni stock (puisque les lieux ferment ou se transforment en dispositifs de bilans) ni flux d’enfants : ils sont tout simplement abandonnés avec leurs familles. Par contre un flux, il en existe bel et bien un : le flux de dossiers MDPH et le flux de bilans, qui circulent de mains en mains et de dispositifs « innovants » en dispositifs « innovants ». Les enfants et les adolescents sont toujours, eux, accueillis nulle part".
"Nous affirmons qu’un certain nombre de lieux pratiquent au contraire un accueil chaleureux, ouvert et vivant, que les enfants et adolescents qui y sont reçus sont pris au sérieux, sont des interlocuteurs valables, qui peuvent influer sur le fonctionnement même de ces lieux".
En tout cas, il faut désormais que cela sorte, que cela témoigne, que cela sature, que cela grignote comme autant de lapins de Troie lancés pour infiltrer ces citadelles de mépris. Par ailleurs, nous souhaitons mobiliser tous les moyens légaux, juridiques, faire condamner l’État, les dirigeants impliqués, les directeurs, etc., imposer la loi partout où elle est bafouée, désigner les responsables des violations et des abus, mobiliser une action collective auprès du Défenseur des Droits, entamer des procédures à travers les juridictions compétentes, à l’échelon national ou européen, créer des groupes de défense anti-répression, constituer une fonction de lanceur d’alerte collectif, etc.…Mais aussi détourner, subvertir, déborder, faire irruption, quitte à transgresser. Mobiliser l’imaginaire et les œuvres culturels, les pas-de-côté, la créativité, la diffusion médiatique, l’ironie, etc.
Nos luttes doivent inévitablement articuler le local, les enjeux territoriaux spécifiques, tout en fédérant des dynamiques globales et collectives. Il faut à la fois résister dans nos pratiques, au quotidien, mais aussi fédérer un élan plus global. Il convient évidemment de défendre nos singularités professionnelles, nos identités, nos « traditions », notre histoire, sans transiger, tout en tissant des liens avec les professionnels œuvrant à nos côtés, dans le soutien et l’écoute. Nous ne pouvons plus rester cloitrés dans nos tours d’ivoire institutionnels, nous battre en interne, en négligeant les fronts où l’on planifie méthodiquement le démantèlement de nos lieux de soins, d’accueil, d’écoute, etc. Notre clinique est fondamentalement politique, elle doit redevenir un enjeu commun, publique, elle doit concerner, elle doit s'affirmer comme une priorité collective.
Et, plus fondamentalement, ceci suppose évidemment que les principaux concernés, les familles, les « usagers », puissent redevenir visibles, puissent s’exprimer et se mobiliser, en leur nom…Comme en témoigne le communiqué de Presse de l'Atelier Démocratie : "Loin des déclarations d’intention du gouvernement et des décideurs sur « l’usager au centre du dispositif », à des rares exceptions près, nous vivons au quotidien la disqualification de la parole des usagers, l’atteinte à nos droits fondamentaux et à la dignité. Nous voulons mettre un coup d’arrêt au rabaissement systématisé de la parole des usagers-psychiatrisés-patients".
Sans faux semblant, néanmoins, quant aux écueils inhérents à notre pratique en pédopsychiatrie, dans la mesure où, à l’évidence, certains enfants sont dans l’incapacité de prendre cette parole. Il convient pourtant de les faire entendre, ces sans-voix, sans usurper, sans s’arroger, sans parler à la place de, ce qui constitue un défi complexe sur le plan pratique et éthique. Mais c’est bien là que notre créativité commune, que notre imaginaire collectif doit retrouver un élan instituant, un désir de transmission et de partage.
Très concrètement, par exemple, il paraitrait pertinent, à chaque fois que notre état de saturation et d’engorgement nous empêche de répondre à la demande de soins des familles, de leur transmettre un courrier circonstancié expliquant la situation, désignant les responsabilités, en les incitant à se plaindre directement auprès des ARS et du ministère de la Santé. Nous ne pouvons plus porter seuls la honte, la colère, recevoir l’agressivité, contenir les attaques et la perplexité, assumer la douleur et la détresse, sans réorienter à qui de droit…
Au-delà de la survie, au-delà des replis de préservation et des résistances de tranchée, il en va de notre éthique de savoir dire non, stop ! assez ! , de refuser des diktats ineptes, tout en restant force de proposition et porteur d’élans.
Ces assises citoyennes ont pu en être une illustration, entre déprime et désirs, entre lamentations et espérances. A nous désormais de poursuivre cette impulsion. "A la célèbre formule du théoricien et militant italien Antonio Gramsci, qui recommandait à ses camarades de conjuguer "l'optimisme de la volonté" avec le "pessimisme de l'intelligence", nous opposons un autre nouage où pourraient s'estomper les tensions entre pessimisme de la théorie et optimisme de la pratique - sans renoncer à l'horizon de la rupture" (Haud Guéguen et Laurent Jeanpierre).

Agrandissement : Illustration 2

Une nouvelle rencontre en après-coup est d’ailleurs prévue pour le 10 avril, à l’AERI, à Montreuil, pour ne pas s’arrêter en chemin. Car de cet élan, de cette diversité, il faut désormais prendre soin ; défendre les complémentarités, les articulations, les croisements, sur le mode d'une permaculture savamment entretenue - à l'opposé d'une monoculture intensive, ne cherchant que le rendement à outrance et détruisant sa possibilité même de continuer à exister...
Mais avant cette date, il parait également important de pouvoir restituer quelque-chose des témoignages et des vécus reçus en amont, afin que toutes ces paroles ne disparaissent pas dans les limbes. Nous allons donc proposer une hybridation de toutes ces voix ayant tenu à nous faire partager leurs expériences, préservant à la fois l’intimité et la dimension polyphonique des récits.
A suivre donc