Où se situe la transmission dans le lien parent / enfant?
Dans le caractère inéluctable et univoque d’une programmation génétique? Dans le formatage méthodique d’une planification éducative raisonnée, scientifique et positive ?
Ou dans l’imprévisible d’un vécu commun et d’instants partagés. Dans les mystères des ombres qui circulent et s’insinuent. Dans les travers du quotidien, des attitudes, des paroles et des non-dits. Dans l’ineffable des postures, des gestes et des opinions. Dans les rythmes et les élans du corps. Les silences et les cris. La musique de la chair. Dans la lente imprégnation à un style existentiel, à des refus et à des désirs. Dans les dégoûts et les appétences. Dans la progressive infusion à l’autre et à plus d’un autre- aux contemporains et à tous ceux qui précèdent. Dans l’expérience sans cesse renouvelée de la rencontre, des ajustements, des décalages. Dans les dissonances et les ré-harmonisations. Dans une intrigue inlassablement répétée, un thème à variations infinies, une histoire co-construite et ouverte au devenir. Dans les combats. Dans les souvenirs et les oublis.
Dans tout ce qui tisse la parentalité, ses doutes, ses butées, ses nœuds et ses bonheurs…Dans ce qui façonne l’enfant et transforme le parent. Dans tout ce qui amène à déconstruire, à considérer autrement, à réviser. Dans la fatigue, les espoirs déçus et les bifurcations. Dans le souci et les peines. Dans le vertige des responsabilités impossibles. Dans la confiance et dans l’ennui. Dans la présence sans cesse renouvelée. Dans l’exaspération. Dans la lutte. Dans le retour et la répétition. Dans la contradiction. Dans la désaveu et la réception. Dans la reprise. Dans la colère et l’inquiétude. Dans les éclats de rire, les réveils impromptus, les fièvres et les attentes. Dans les malentendus et les larmes. Dans la reconnaissance et dans l’oubli. Dans les étreintes et les fuites. Dans le dessaisissement…
Car l’enfant se confronte inéluctablement aux brèches, aux traces et aux ténèbres. C’est d’ailleurs de cette sève qu’il s’anime. D’une incarnation en plein, et en creux. Du voulu, et de tout ce qui échappe. On grandit aussi, et surtout, à travers les conflits, les malentendus, les palimpsestes, et tous ces sous-textes ambigus. Derrière l’évidence et le projet, il y a les failles.
Toute parentalité est d’emblée une adoption, l’accueil d’un étranger. Devenir parent, c’est ouvrir son quotidien à un inconnu, c’est déployer une inconditionnelle hospitalité C’est accepter de donner, sans savoir ce que l’on va recevoir, en sachant d’ailleurs que cela ne sera sûrement pas ce que l’on pouvait présager… C’est aussi admettre que l’on va transmettre des creux et des équivoques, des héritages mal cicatrisés et des blessures en jachère.
Ce qui circule se nourrit de négatif, de relents et d’indigéré. De souffrance et d’inaccompli. D’indéchiffrable. D’attentes.
Dans le film d’animation « Le Garçon et la Bête », réalisé par Mamoru Hosoda, ces dimensions obscures et insaisissables de la filiation sont admirablement dépliées, de façon métaphorique. Un jeune enfant en situation abandonnique en vient, fortuitement, à devenir le disciple d’un maître Ours, solitaire, rustre et mal léché, en quête de reconnaissance. En partageant un quotidien mouvementé, des défis et des coups de gueule, ces deux là vont finir par s’apprivoiser, au point d’intérioriser leur propre corporéité, leurs rituels, leur « style » partagé. Au-delà d’un nom, d’une place, d’un statut et des moyens de subsistance, ce qui se donne n’est pas décidé ; et d’ailleurs, on ne sait plus qui transmet à l’autre, qui imite l’autre, consciemment ou à son insu… Mais chacun se transforme, et se différencie en s’appropriant ce qui ne peut se prendre autrement qu’en s’éprouvant. A force de suivre des pas, on finit par créer des racines. La filiation est ici affaire d’incorporation, de réciprocité, de dialectique. Et surtout, de lien, d’affect et de présence ; de confrontation et de résistance.
Seule la force des nouages relationnels permet finalement aux personnages de faire face à leur part de ténèbres, à leurs ressentiments, à leur violence intérieure et à sa destructivité, à tout ce qui reste mal élaboré et en souffrance.
Au fond, par-delà son « art », le Maître transmet surtout la source vive de son infantile, et les fragments épars d’une enfance douloureuse. Et la hargne, la persévérance, l’attention, l’appétence, la chair, se déposent de surcroit, au-delà des affrontements et des poursuites…Car chacun se révèle inévitablement à l’autre dans sa vérité et son dénuement, charriant ainsi tous les enjeux identitaires de la filiation. Aux différences manifestes - culturelles, identitaires, physiques - s’ajoutent les conflits internes des personnages, leurs déceptions et leurs espoirs déçus. Le tout étant évidemment tissé de malentendus…Dans cette dynamique intergénérationnelle, les deux protagonistes se débattent pour s’inscrire dans leur réalité, pour y prendre part, tout en préservant leur singularité. Et tout cela se déploie en deçà des mots et des intentions…Pour accepter sa place et son identité - en l’occurrence une condition d’orphelin jeté dans un monde indifférent - il faut pouvoir intégrer sa part d’animalité, sa pulsionnalité, tout en l’intriquant avec des représentations et des liens tissés d’affects…
Il n’y a donc jamais d’évidence dans le lien père / fils, mais un horizon, qui peut éventuellement mener à l’acceptation de l’autre, en dépit de ses béances et de ses insuffisances.

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Dès lors, la parentalité échappe nécessairement à toute planification pédagogique, à toute aseptisation éducative de la rencontre. Au-delà des apprentissages, des explications, des règles, il y a l’humus nourricier, fait d’histoires décomposées, de restes généalogiques, de rancoeurs intraduisibles, de fantasmes terreux, mais aussi de rêves et d’espérances…
Des renoncements et des persévérances. Des démissions, des lâchetés, et des intransigeances. Des fidélités et des trahisons…. Les gestes et les paroles du parent sont toujours empreints d’une once de séduction, ne serait-ce qu’à travers les énigmes qui circulent et restent en attente d’un plus tard.
Il y a aussi les peurs et les angoisses, l’imaginaire et les représentations monstrueuses, tant de l’enfant que du parent. Ces fragments qui sans cesse rejaillissent, en attente de formes, de paroles et de narration. Ces abimes. Ce besoin d’images et de mots.
La mythologie, les contes sont là pour en témoigner, avec leur charge d’horreur et d’effroi. Des enjeux de mort, de transformation, de possession, de dévoration ; de cruauté …Quant au langage, et à tout ce qu’il peut charrier de violence, c’est encore une autre histoire…Parler, c’est tuer la chose. Et la représentation laisse toujours sa part de manque et de suspens ; ses rebus qui hantent.
L’essentiel de l’héritage est immergé…En contre, en refoulé ; en oubli et en réaction…
L’enfant ne se programme pas à coup d’algorithmes, de positivité, d’enseignements, de leçons. L’enfant n’est pas une surface molle sur laquelle on imprime des savoirs neutres ; un réceptacle à langues et à concepts. On peut nourrir un nourrisson savant, le dresser en abrasant sa subjectivité. Alimenter des processus et étouffer toute créativité.
Quelle misère de voir ce petit, en attente d’un affect, d’une attention, ou d’une tendresse, ne recevoir que des explications positives, objectives, en différentes langues - non maternelles, cela va de soi- pour « l’enrichir ».
Ou cet autre, interdit d’histoires à loups et à ogres - trop effrayant - , d’histoires à marâtres - trop sexiste et abandonnique-, d’histoires à dragons - trop imaginaire et spéciste- d’histoires à sorcières - trop cruel et cauchemardesque-, et qui se retrouve en proie à ses propres angoisses sans possibilité des les projeter, de les figurer et de les transformer.
Ne parlons même pas de Médée, d'Oedipe, d’Oreste ou de Phèdre…Censurez moi toutes ces horreurs archaïques. Épargnez nos petits humanoïdes rationnels de ces spectres de folie. Cessons de les parasiter avec ces germes d’horreur.
A force de tout aseptiser, il ne restera que Oui-Oui, et encore, on pourrait en faire une lecture politiquement incorrect qui justifierait son épuration.
Pas de non, pas de violence ; on ne sort pas du script.
Pas de résistance, oublions Antigone
Lissez, lissez nos petits automates.
Et tant pis si c’est l’enfant que l’on abandonne ainsi, en proie à ses besoins de drames et de narrations…Il faudra bien se débrouiller avec toute la Raison et la bienséance qu’on lui prodigue. Tout se dénouera bien dans la communication positive et la fonctionnalité de nos interventions.
Quoique? L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions?
La présomption parentale peut-elle devenir un déni de la part d’altérité de l’enfant, de ses mystères et de ses miroirs? Une source de ténèbres?
Les récompenses les plus profondes sont celles qui viennent satisfaire des aspirations inconnues de celui-même qui les éprouve. Qui donnent de l’élan aux racines vives du narcissisme, qui entretiennent le sentiment d’exister pleinement, dans son irréductible singularité, à travers une inscription dans le regard de l’autre - dans une filiation qui autorise un devenir…
Alors, laissons nos enfants nous déstabiliser, laissons les réveiller nos doutes et nos inachèvements. Et grandissons avec eux...